16. Voltige

11 minutes de lecture

Merde. Qu’est-ce qui a bien pu me passer par la tête ?

En ce soir de Décembre, le soleil s’était réfugié très tôt derrière le relief escarpé des Pyrénées sauvages. La lumière diffusée par les murs blancs de l’Académie s’était éteinte. On n’aurait plus vu de l’école qu’une constellation de lueurs s’échappant de ses fenêtres, si de grandes sphères lumineuses ne s’étaient pas élevées dans le ciel pour éclairer le terrain de Quidditch au centre du château, pris en tenailles entre les ailes Est et Ouest. En volant tout autour du terrain, Tom réalisa non seulement que de nombreux balcons postés sur les deux bâtiments donnaient vue sur celui-ci, mais aussi que plusieurs dizaines de spectateurs s’ajoutaient à la liste de ceux présents dans les gradins.

Quand les cours finissent, la moitié de l’école vient voir ce qui se passe sur le terrain central… Littéralement la moitié de l’école.

Il sentait ses mains s’humidifier et son cœur battre fort.

La vingtaine de candidats venue participer aux épreuves de sélection s’était présentée. Bien entendu, tous remplissaient les critères de taille et la plupart dominaient Tom d’une tête au moins. Il n’y avait pas une seule fille. Leurs robes de Quidditch bien ajustées pour ne rien perdre en aérodynamisme, leurs protections diverses et variées bien en place, ils avaient tous l’air concentré et prêt. Et voilà que, parmi ces joueurs expérimentés, débarquait ce petit nouveau, qui comptait rivaliser avec eux sans robe adéquate ni le moindre équipement ou accessoire, sur un balai emprunté et surtout ; sans connaître la plus élémentaire des règles du jeu ! Le tout bien sûr face à une bonne centaine de spectateurs au moins…

Les paroles de son meilleur ami firent irruption d’elles-mêmes dans son esprit : « Bah réfléchis un peu avant de l'ouvrir mec. Tu sais, avec le truc mou et rose entre tes deux oreilles. Tu vois de quoi je parle ? »

Faut croire que non, vu l’humiliation sur sept générations que je vais me taper…

Une fois l’appel des participants terminé, il n’y eut aucune explication du programme, comme si tout le monde savait déjà très bien ce qui allait se passer. Dès que Léo en eut donné le signal, ils s’envolèrent ensemble pour « un vol d’échauffement de quelques minutes ». Tom les avait suivis sans trop savoir quoi faire.

À présent, ils étaient tous dispersés dans l’immense ovale, pour pratiquer leurs manœuvres dans leur coin. Ils suivaient leurs routines très scrupuleusement, pendant que lui errait un peu au hasard en observant les autres. À grande vitesse, ce n’était pas facile de voir exactement quels échauffements chacun pratiquait.

La douce voix de Julia le frappa subitement :

— Excuse-moi… ?

Il freina sèchement, pour stationner en l’air et permettre à la ravissante jeune fille d’en faire de même juste en face de lui.

— Oui ?

Elle semblait ne pas trop savoir comment aborder la chose.

— Heu… Tout va bien ? Tu n’as pas… Vraiment l’air de… Enfin sans vouloir t’offenser, hein, je me demandais…

— Ça se voit tant que ça, que j’ai pas la moindre idée de ce que je fais ? plaisanta-t-il, ce qui l’embarrassa au lieu de la faire rire.

— Non ! Pas du tout ! C’est juste que… Je ne dirais pas ça comme ça… Enfin tu avais l’air stressé, alors je me suis juste dit qu’avoir un souafle en main pourrait t’aider. Moi ça me calme toujours avant un match.

Elle dévoila une grosse balle rouge, bien lisse, comme une cerise qu’on aurait génétiquement modifiée pour dépasser la taille d’un ballon de basket. Malgré cela, elle la tenait dans sa petite main blanche et délicate comme si elle lui collait aux doigts. Elle la lança doucement dans les bras de Tom qui la réceptionna avec les deux mains. Curieusement, lorsqu’il le frappait le souafle léger et bien gonflé rebondissait, mais s’il essayait de le saisir d’une main, il se creusait légèrement pour lui assurer une prise. Et bien que sa surface soit lisse, il accrochait parfaitement. Amusé, le garçon se mit à agiter le souafle à bout de bras, ce qui interpella son interlocutrice.

— Alors… Tu n’as jamais… ?

— Non… Je sais, c’était un peu stupide d’insister pour jouer. Mais je voulais vraiment essayer.

— Je comprends, sourit-elle. Si je peux te donner un conseil… Essaye de ne pas trop te crisper. Pendant ma première fois, je serrais tellement fort mon balai et le souafle que j’en ai eu des crampes aux mains, au bout d’un moment. Essaye de bien t’étirer les bras, le dos et le cou. Bonne chance.

Il lui rendit son sourire en la remerciant, puis elle s’éloigna tranquillement.

Cette brève entrevue l’avait rassuré ; même si le ballon ensorcelé était inhabituel, il collait à la main comme un ballon de handball. Et le hand, ça le connaissait.

Mais oui ! Je n’ai qu’à m’échauffer comme au hand, c’est simple.

Il se mit en mouvement et ses vieilles habitudes lui permirent de se vider l’esprit et de faire redescendre la pression.

Un coup de sifflet retentit et tous les joueurs rejoignirent Léo et Julia au centre du terrain. Le capitaine déclara :

— Bon, on va commencer par tester votre capacité à voler souafle en main. Les Dragons vont se positionner en l’air pour former un parcours. Un par un, vous allez partir depuis les buts, de ce côté, puis vous allez toucher les joueurs immobiles, puis terminer en marquant de l’autre côté du terrain, depuis l’extérieur de la zone de but, sans gardien. Si le chronomètre dépasse les quarante secondes ou que vous tirez à côté, dites adieu à l’équipe. C’est clair ? Alors allons-y.

Le terrain entier mesurait plus de cent cinquante mètres de long, et les Dragons s’étaient étendus un peu partout. Les quarante secondes réglementaires seraient très difficiles à respecter…

Cependant, lorsque le premier candidat prit le départ, cette certitude s’ébranla. Il fendait l’air à toute allure et ne ralentissait que pour changer de direction vers le joueur suivant. Une fois le septième et dernier palier franchi, il fusa droit vers les buts. Au sol, une épaisse ligne blanche en arc de cercle à dix mètres des trois arceaux formait la zone de but. Sans ralentir, l’aspirant poursuiveur lança le souafle à travers l’anneau central juste avant d’y entrer.

— Vingt-sept secondes ! annonça Justin, qui observait un étrange sablier depuis la terre ferme. Il tapota deux fois sur le verre avec sa baguette, puis les grains de sables remontèrent comme si la gravité s’était inversée.

À l’écoute de ce temps, un murmure d’admiration parcourut les concurrents amassés près du point de départ de la course. Justin appela tout de suite le suivant, qui se posta au départ, souafle en main. Celui-ci était moins bon pilote et perdit du temps en passant à côté d’un joueur sans le toucher. Le demi-tour lui coûta plusieurs précieuses secondes et entraîna son élimination immédiate. Il quitta la pelouse sans un mot, la tête basse. Le suivant manqua d’adresse face aux anneaux et fut aussi disqualifié malgré ses vives protestations.

Tom fut appelé en dernier. Huit joueurs avaient été renvoyés, ce qui ne le rassurait pas.

Allez, tout va bien se passer. C’est comme au hand. Je vais tout déchirer !

Au signal, il se coucha sur le manche pour accélérer à fond, mais il devait ralentir pour tourner. Puisqu’il avait une main sur la balle, l’autre devait diriger le balai seule, ce qui nécessitait beaucoup de force, à grande vitesse. Après le deuxième contact, cependant, il augmenta encore son allure. Même s’il n’était pas du tout à l’aise, il devait absolument passer en moins de quarante secondes.

Après s’être penché loin à droite pour toucher du bout des doigts le cinquième joueur, particulièrement haut dans le ciel, il perdit l’équilibre et se retrouva la tête en bas. Plutôt que de batailler pour le rétablir, il laissa la gravité faire piquer son balai vers le sol, pour ensuite tirer sur le manche et redresser la trajectoire afin de se retrouver en position assise. Dans la panique, la manœuvre l’avait complètement désorienté, mais par chance il volait droit sur Léo, le sixième joueur à toucher.

Bien que hasardeux, depuis l’extérieur le geste devait avoir l’air calculé puisqu’il entendait le public l’acclamer au loin.

Il ralentit un peu en s’approchant du géant, pour se préparer à virer vers la dernière étape, mais au moment de le toucher, Léo frappa son bras d’un geste brusque qui lui arracha un cri de douleur et de surprise et lui fit lâcher le souafle.

Sans s’attarder une seconde sur le malhonnête capitaine ou sur son propre bras, Tom plongea en piqué pour récupérer la balle rouge en chute libre. Il allait si vite que le vent sifflant dans ses oreilles masquait les exclamations surprises de la foule. Le souffle sur ses yeux lui arracha une larme, alors il les plissa au maximum pour ne pas être gêné. Le sol s’approchait dangereusement. Redresser le balai à une vitesse pareille allait lui demander ses deux mains… Au moins.

Alors qu’auparavant ses cuisses se serraient sur le balai, il lâcha prise et ses pieds pointèrent droit vers le ciel. En atteignant la balle, il la frappa du poing vers le haut, au lieu de l’attraper. Pour freiner sa chute, il se recroquevilla, ramenant ses pieds sous son abdomen, puis poussa avec eux sur le balai tout en tirant avec ses bras sur l’extrémité du manche. Le balai produisit alors un bourdonnement bizarre tout en vibrant, mais freina efficacement malgré tout en passant de la verticale à l’horizontale. Le garçon reprit son assise un peu avant l’arrêt total, puis remonta à cent à l’heure pour attraper la balle qu’il avait au préalable envoyée au-dessus de lui, sous les hurlements du public déchaîné. Mais il ne s’en formalisa guère, toute son attention était portée sur le dernier joueur qu’il devait toucher.

Moins de quarante, allez !

Au moment du contact, il serra bien fort le souafle, mais ce joueur-là ne le bouscula pas. Il ne restait plus qu’à marquer…

De nouveau lancé à la vitesse de pointe du Comète 300X, il fusa vers les anneaux d’or. Son champ de vision réduit par l’allure folle, il avait du mal à voir où se trouvait la ligne. Il fixa l’anneau de droite, qui lui faisait face. Sans même y réfléchir, son bras imita le mouvement de tir qu’il avait répété des centaines de milliers de fois pendant ses entraînements de handball. Emporté par l’élan du balai et propulsé par le bras surentraîné du sportif, le souafle partit droit comme une flèche et traversa l’anneau en plein centre.

Ce tir éclair provoqua une nouvelle fois l’explosion du public. Tom, enfin détendu, souriait. Mais il doutait encore d’avoir réussi à temps… Le sale coup de Léo l’avait retardé. À présent, tous les regards étaient rivés sur le petit assistant et son sablier magique. Il finit par déclarer haut et fort :

— Trente-neuf secondes ! Parcours validé !

Au milieu du tonnerre d’applaudissements qui accueillit l’annonce, le gaillard aux dreadlocks s’approcha du surprenant petit nouveau sans dissimuler sa frustration.

— T’as tiré de beaucoup trop loin. Tu pouvais faire au moins dix mètres de plus.

— Je sais, je voulais éviter de perdre plus de temps, inventa-t-il.

— Tu veux gagner du temps ? Barre-toi d’ici. Tu seras jamais pris. Pas besoin de frimeurs, chez nous.

Et c’est toi qui dis ça… ?

— Pris ou pas, dans tous les cas je vais vous mettre minables !

— J’ai hâte de voir ça, répondit le colosse avec un sourire pincé.

Tom allait ajouter quelque chose à propos du sale coup qu’il lui avait fait mais se ravisa en voyant le chef serrer les poings, à deux doigts de perdre son sang-froid.

En rejoignant les autres candidats, Tom remarqua dans les tribunes une fille debout, qui faisait de grands gestes en sautant pour attirer son attention. Il reconnut Tessa, qui leva les deux pouces et le nouveau l’imita avec le sourire. Yonas était assis juste à côté, toujours aussi blasé. Il échangeait quelques mots avec un autre élève qui portait lui aussi la tenue des Faucons.

Les Dragons ne perdirent pas une seconde pour passer à l’épreuve suivante. Ils présentèrent deux boulets de fer identiques à celui qu’avait rencontré Tom plus tôt, ainsi que deux montagnes de muscles armées de battes, les batteurs. Ceux-ci allaient frapper les cognards pour les envoyer sur le candidat en vol. L’objectif : rester sur son balai le plus longtemps possible. Encore une fois, leur temps serait chronométré, mais cette fois-ci, seules les trois meilleures performances seraient retenues. Tous les autres joueurs seraient éliminés (dans le cas où ils tiendraient encore debout après une séance de bizutage pareille).

Le premier participant s’éleva dans les airs et Tom regretta tout de suite de ne porter aucune protection. Malgré sa vitesse, le pauvre poursuiveur avait beaucoup de mal à esquiver les deux boulets, qui semblaient toujours vouloir frapper le joueur le plus proche : qu’ils l’aient déjà fait un million de fois avant n’y changeait rien, chaque coup était aussi violent que le précédent. Ils provoquaient un sinistre fracas qu’on entendait même depuis la terre ferme, où tout le monde avait posé pied pour rester à l’abri. De temps en temps, un des deux batteurs prenait son élan pour envoyer un vrai missile droit sur le candidat, sans laisser transparaître la moindre pitié. Ils s’en amusaient, même, comme le reste de l’équipe qui assistaient au massacre, exceptée Julia qui n’osait pas regarder.

Concentré pour éviter le premier cognard, le joueur ne vit pas le deuxième qui arrivait sur sa gauche juste après, droit dans la tête. À demi-conscient, il se laissa choir sur son balai, qui fonçait droit sur une des tours de bois. Malgré les cris d’avertissement du public, il percuta le mur dans un effrayant craquement qui fit voler en éclats le balai et chuta sur plusieurs mètres.

Il allait s’écraser au sol quand Mr Grondant pointa sa baguette vers le garçon en hurlant une formule que Tom ne put entendre. Le sortilège freina la chute et le joueur atterrit en douceur, au grand soulagement de tout le monde mis à part les Dragons qui ricanaient bêtement et leurs deux batteurs, qui se croisèrent en vol pour faire s’entrechoquer leurs battes en guise de célébration.

Les autres joueurs présents se ruèrent vers le blessé. Il n’était pas beau à voir, avec sa lèvre fendue, son nez en sang et un œil gonflé. Sa main tenait encore fermement un morceau du manche éclaté de son ex-balai volant.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? murmura-t-il d’une voix hagarde en se redressant avec de l’aide.

— Tu as fait une grosse chute… répondit Julia. Je vais t’accompagner à l’infirmerie.

— C’est n’importe quoi, explosa un des concurrents. On est pas venus pour se faire défoncer ! Venez tous, on se casse !

Un certain nombre de joueurs suivirent le mouvement, révoltés par la violence de l’épreuve à venir. Ils aidèrent le blessé à évacuer le terrain, sous les applaudissements compatissants du public.

Sans compter Tom, il ne restait plus que cinq joueurs assez braves – ou assez fous – pour oser rester.

J’ai même pas de protection, l’autre a fini K.O. alors qu’il portait un casque, ça sent vraiment pas bon, là. Est-ce que je vais vraiment réussir à éviter les cognards indéfiniment… ? Mon épaule me fait encore mal à cause de celui que j’ai reçu tout à l’heure…

Le garçon était en pleine hésitation quand Léo aborda les derniers volontaires avec orgueil :

— Alors, voilà les quelques vrais hommes qu’il nous reste hein … ? Plus un minus inconscient du danger, dit-il avec un hochement de tête dédaigneux à l’égard du nouveau.

Il venait de balayer les doutes du novice d’une seule phrase.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Alveodys ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0