9. Réglisse

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Julia prenait de l’altitude, tranquillement mais sûrement. Son balai filait en sifflant légèrement, et c’était le seul bruit qu’elle pouvait percevoir d’aussi haut. Elle appréciait le calme qui régnait en plein désert céleste, loin du monde terrestre agité et de ses multiples sources d’anxiété et de chagrin. Ici au moins, rien ne pouvait l’atteindre. Hormis les nuages et les oiseaux eux-mêmes bien sûr. À cette simple pensée, elle entendit un autre sifflement.

Une oreille lambda ne l’aurait certainement pas perçue, mais Julia n’était pas la première pilote venue. Avec son expérience et sa concentration, il était devenu comme une seconde nature pour elle de déceler la trajectoire de n’importe quels autres balais plus ou moins proches d’elle. Celui qu’elle entendait ici semblait la suivre d’assez loin, mais se rapprochait petit à petit.

Elle se retourna pour voir si elle pouvait identifier le poursuivant et fut stupéfaite de trouver à la place d’une personne un oiseau noir de jais, qui planait bien plus près d’elle qu’elle ne le croyait. Elle avait probablement été bernée par la petite taille de l’animal qui lui permettait de voler plus discrètement qu’un lourdaud de mammifère monté sur un objet magique.

Julia freina en finesse avant de s’arrêter complètement dans les airs. Immobile, il était plus difficile de garder son équilibre, mais rien de bien risqué pour une experte du vol comme elle. De plus, malgré l’habitude, elle avait toujours conservé la peur de tomber de balai depuis la toute première fois qu’elle en avait enfourché un, alors elle se montrait extrêmement vigilante. Un bref regard en bas lui arracha un frisson et renforça ses craintes car elle ne distinguait plus rien au sol. Elle força son attention vers le ravissant corbeau qui l’avait abordée pour les oublier.

Ce dernier s’était mis à décrire de grands cercles autour d’elle, signe qu’il la suivait bel et bien. Elle supposait qu’il n’avait jamais croisé de sorcier aussi loin de la terre ferme et qu’il en était curieux. Il se rapprochait progressivement, prudent, son battement d’aile s’accélérant à mesure que lui-même ralentissait. Sans trop y croire, Julia tendit le bras pour l’accueillir. Contre toute attente, il comprit l’invitation et se dirigea droit sur elle pour se poser. Ses délicates pattes — toutes aussi noires que le reste de son corps — s’agrippèrent fermement à sa manche et ils se trouvèrent ainsi nez à nez.

Elle ne put alors s’empêcher d’émettre un petit cri de frayeur en remarquant ses yeux d’un bleu azur luminescent, surnaturel.


*****


Tom cligna des yeux et l’instant d’après une paire d’iris émeraude était plantée dans les siens.

— Wow ! hurla-t-il avec un bond de recul. Beaucoup trop proche !

— Mille excuses, mon jeune ami, répondit l’importun sans avoir l’air de le penser le moins du monde. L’inconvénient du transplanage, c’est qu’on ne sait jamais si quelqu’un se trouve à l’endroit précis où l’on arrive.

Une voix féminine inquiète s’éleva à l’extérieur de la pièce :

— Tout va bien là-dedans ?

Les deux sorciers firent les gros yeux simultanément.

Et voilà, je savais que ça finirait par être gênant de se donner rendez-vous dans des toilettes hors-service...

Sans crier gare, le moustachu disparut. D’un côté le jeune garçon lui en voulait de le laisser seul dans l’embarras, d’un autre il aurait été difficile pour eux de sortir d’ici comme si de rien n’était alors que quelqu’un l’avait entendu crier « beaucoup trop proche », ce qui pouvait impliquer bien des choses.

— Allô ? J’ai entendu crier ! insista la voix.

— C’est… C’est rien, ne vous en faites pas, lança-t-il en surjouant la décontraction. J’ai… Je regardais une vidéo sur mon portable et je me suis emporté.

L’inconnue marqua une pause, comme si elle doutait, puis se décida à ouvrir la porte. Un visage de vieille femme émergea de l’entrebâillement et constata avec soulagement que le garçon noir était seul.

— Oh, désolé de t’avoir dérangé alors, il en faut peu pour m’effrayer, rit-elle.

— Haha, pas de soucis…

Elle s’éclipsa et l’apprenti sorcier sentit la tension retomber. Dante ouvrit aussitôt la porte d’une des cabines.

— Bien trouvé petit, pas mal. Mais tu aurais dû avoir ton téléphone en main pour être parfaitement crédible.

— Vous avez l’air de vous y connaître, en mythos…

— Quoi de plus normal pour un maître de l’illusion, répliqua-t-il en haussant les épaules. Bref, ta semaine s’est bien passée ?

— Plus ou moins, oui.

Sept jours s’étaient effectivement écoulés depuis leur sortie au Boulevard du Chat Noir. Sept jours qui avaient filé bien vite selon Tom, les sept derniers jours qu’il avait pu passer avec sa mère et ses amis… Il avait dû annoncer qu’il changeait d’école à tous ses camarades en prétextant un déménagement dans le nord. Les aurevoirs du dernier jour n’avaient pas été facile, car Quentin était réellement remonté contre lui à cause de ce départ vécu comme un abandon. Tom avait évité de répondre aux nombreuses questions de son meilleur ami car lui mentir le répugnait, mais cela n’avait qu’intensifié son ressentiment.

Tous ses amis – surtout ses coéquipiers de handball - lui manqueraient un peu, mais de toute manière il les reverrait assez tôt, les vacances de Noël n’étant plus bien loin. En revanche il ne regretterait pas du tout Max et Paul qui avaient été horribles avec lui toute la semaine, comme une bonne partie de la classe. Et puis en laissant de côté l’aspect relationnel de la chose, il allait pouvoir maîtriser ses pouvoirs, ne plus vivre à la charge de sa mère… Objectivement, en pesant le pour et le contre, les avantages de cette aventure outrepassaient nettement les inconvénients.

— Prêt à partir alors ?

L’athlète endossa prestement son cartable, s’empara de sa petite valise et de son grand chaudron empli de manuels de magie et de matériel de préparation de potions.

— Prêt.

Toujours paré de son fameux sourire malicieux, Oudini posa une main ferme sur son bras et Tom ressentit à nouveau les désagréables pressions du transplanage sur son corps entier. Sur le coup de la surprise, il faillit lâcher sa valise. Heureusement, celles-ci furent brèves. En une poignée de secondes, ils étaient arrivés en pleine nature.

Au moment où ses pieds touchèrent à nouveau le sol, la pente de celui-ci manqua tout de suite de peu de le faire de tomber. Ils se situaient sur un minuscule sentier, au milieu d’une clairière, dans un bois sauvage peuplé par de grands arbres. Tom, qui n’avait presque jamais quitté le béton citadin, fut ébloui par les géants de bois qui les encerclaient. La plupart étaient d’immenses pins sylvestres, à la silhouette élancée, dont les branches les plus basses, couvertes d’aiguilles, étaient déjà bien trop hautes pour être accessibles. Mais il y avait aussi quelques autres arbres plus larges que le garçon ne reconnaissait pas, dépourvus de leur feuillage au vu de la saison, tout aussi hauts que les pins. Des hêtres peut-être ? Qui sait.

Il constata qu’ils se trouvaient à flanc de montagne, car si la végétation masquait en partie le paysage, derrière eux, la vue en contrebas s’étendait sans limites. De temps à autre, un relief plus abrupt dévoilait la montagne nue, mais elle était autrement intégralement couverte de quelques teintes de vert. Ou presque, si l’on oubliait ces flancs ombragés où la neige n’avait pas fondu depuis les dernières intempéries. D’ailleurs, vers l’est, d’autres pics s’élevaient et certains, plus hauts, laissaient briller leurs glorieux sommets perpétuellement enneigés. Le genre de panorama que le jeune garçon ne voyait d’ordinaire que depuis son salon, à travers l’écran de sa petite télévision. Il était absolument émerveillé par cette nature sauvage gouvernée par les éléments, par l’air pur qui emplissait ses poumons, porteur de mystérieuses odeurs forestières, par les bruits lointains de quelques rares oiseaux hivernaux et enfin, par celui d’un ruisseau qui devait courir non loin.

Autour d’eux, le terrain était plutôt irrégulier, habité par d’innombrables rochers plus ou moins engloutis par des mousses et autres lichens. Malgré tout, par-ci par-là poussaient quelques brins d’herbes et autres petits buissons. Leur petit sentier graveleux grimpait la pente douce en lacets, les menant vers une vaste maison de pierre brute au toit sombre.

— À voir ta tête, tu ne t’attendais pas à te retrouver au milieu de nulle part, je me trompe ?

— J’avoue que non, mais c’est surtout que c’est super beau, ici !

— Si quelques montagnes t’impressionnent, l’Académie va te sidérer, rétorqua le professeur.

— Justement, on est où là ? Pourquoi on a pas transplané là-bas directement ? s’impatienta le novice.

— Pour des raisons de sécurité, il est impossible de transplaner dans l’école. De très puissants sortilèges protègent son enceinte de toutes sortes de menaces, ceci depuis sa création il y a des siècles. Personne n’est capable de les contourner, pas même moi, ajouta-t-il pompeusement.

— Mais je suppose qu’on ira pas à pied, avec vous ça prendrait des plombes.

— C’est vrai, rit-il. Mais je te laisserai découvrir comment par toi-même. La réponse nous attend là-haut, dans les écuries.

— Quelles écuries ?

— Exactement, dit-il amusé. Tu verras bien en montant. Moi j’y vais.

— Attendez ! Vous allez me laisser marcher seul ? s’indigna l’adolescent.

— J’ai bien peur que le transplanage répété ne présente un risque pour les jeunes sorciers, surtout ceux qui n’en n’ont pas l’habitude. En revanche pour moi, quelques pas seraient encore plus néfastes à la santé de ma pauvre carcasse. On se voit en haut, ciao !

Sur ce, le bonhomme se volatilisa avant même que la moindre protestation ne puisse franchir les lèvres de son pupille. Ce dernier voulut jurer, mais s’abstint au cas où son rusé compagnon aurait un quelconque moyen magique de l’entendre à distance. Peut-être même pouvait-il lire ses pensées, tiens. Tom se concentra pour s’adresser à lui :

T’aurais au moins pu prendre mes bagages avec toi, sérieux, reviens !

Il attendit un instant, mais rien ne se passa et il fallut se résoudre à crapahuter dans la plaine, chargé comme une mule. Au moins, le cadre était agréable et le trajet ne fut pas bien long. Alors qu’il touchait au but, il aperçut enfin les sibyllines écuries, qui, vu leur taille, auraient dû être visibles depuis le lointain, ce qui laissait penser qu’un sortilège de dissimulation similaire à celui de la galerie était à l’œuvre. Tom était loin d’en être convaincu ; cacher un tableau dans un recoin sombre, pourquoi pas, mais une écurie entière, aussi vaste, en plein jour… Que ne pouvait-on pas faire par magie, tout compte fait ?

Il parvint enfin à bout de la montée, sur le petit plateau où étaient perchées les deux bâtisses. Là-haut, le sol était bien plus plat et tapissé d’herbes en tous genre, sur une centaine de mètres, avant que la forêt ne reprenne ses droits. À la sortie des écuries se dessinait comme une longue piste, nue, rectiligne sur toute la longueur du terrain. Il trouva là son guide, en pleine conversation avec un autre homme.

— Tom, enfin ! s’exclama Dante. Viens par là mon grand… Je te présente Arbor, Maître Jardinier de Beauxbâtons, Gardien des Portes et du Domaine.

À première vue, le gaillard pesait probablement aussi lourd que Mr Oudini, mais pas pour les mêmes raisons : il avoisinait les deux mètres de haut, les épaules larges et les bras et les jambes forts, secs, qu’on devinait épais comme des bûches sous le jean usé et la chemise vert sapin, dont les manches étaient retroussées. Un grand nez fin dominait ses lèvres presque inexistantes, entourées d’une barbe légère, propre, sur une mâchoire carrée. Ses petits yeux noirs étaient surplombés par des sourcils bas et denses, lui donnant une mine sévère. Ses cheveux bruns mi-longs, en bataille, ondulaient légèrement.

Il retira le gros bâton curieusement placé dans sa bouche et tendit son autre main, grande, ferme et velue, en grommelant de sa voix grondante :

— C’est qu’de stupides titres.

Le garçon lui serra la main, ou plutôt laissa la sienne se faire engloutir.

— Bonjour… Vous mangez quoi ? demanda-t-il à défaut de savoir quoi dire d’autre.

— Quel genre d’gosse connaît pas les bâtons d’réglisse enfin… ? Bougonna le colosse. Goûte-moi ça.

Il alla piocher dans la poche arrière de son jean et lui en donna un neuf, sous les yeux amusés du professeur.

— Tu devrais y aller un peu plus doucement là-dessus, c’est pas bon pour la tension, remarqua Oudini.

Il ne reçut pour toute réponse qu’un grognement. Le gamin des villes porta prudemment le bout de bois à sa bouche et essaya vaguement de croquer dedans.

— C’pas une carotte, ça s’fume. Mais c’bien plus sain qu’une saleté d’cigarette… Alors ?

Tom arrivait enfin à en tirer le goût sucré, semblable à celui du bonbon qu’il connaissait, mais plus… Sauvage.

— C’est vraiment bon.

Le ton de la question ne laissait pas supposer qu’il puisse en être autrement, aussi le jardinier bourru grogna de satisfaction cette fois-ci.

— Ça r’file la pêche. Prends-en pour la route.

Il en sortit un bouquet de la même poche, que Tom ne sut refuser.

— Bien, maintenant que nous avons de quoi survivre au trajet, peut-être devrions-nous nous préparer au départ, Arbor ? suggéra le tuteur.

— Bien sûr m’sieur. Rob et Bob vont vous atteler une fine équipe.

Le géant prit une grande inspiration avant de rugir :

« ROB ! BOB !

Aussitôt, deux jeunes hommes aussi solidement bâtis que lui accoururent depuis la maison. Ils lui ressemblaient presque en tous points, excepté pour le cheveu plus clair et la barbe en moins. Ils saluèrent leurs invités d’un hochement de tête.

— Ouais P’pa ?

— Un aller pour M’sieur Oudini et l’nouvel élève. Mettez pas Rosie sur l’coup, l’est pas bien d’puis avant-hier la pauv’ bête. Attelez-en quatre, pour une seule voiture ça suffira.

— Ça marche P’pa !

La pauvre bête ? Un attelage ?

— Attends un peu et admire, lui glissa Dante qui avait décelé la confusion du garçon.

Les deux costauds, pleins d’entrain, ouvrirent en grand les larges portes de l’écurie et poussèrent en dehors un carrosse noir, sobre, au style ancien.

— Des chevaux ? devina Tom.

— Presque. Des Abraxans.

Rob et Bob sortirent alors de nouveau, cette fois tirant par la bride deux chevaux chacun. Le jeune garçon remarqua un instant qu’il y avait quelque chose de bizarre sur leurs flancs… Émerveillé, il comprit subitement ce qui se tramait lorsque l’une des montures déploya ses ailes démesurées avec un joyeux hennissement.

— Sacrée Corneille, toujours à s’pavaner c’te fille !

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