Chapitre 15

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Au loin, dans la campagne, une lueur éclaire l'horizon. Il est tôt ; l'aurore nous a trouvés éveillés. La clarté enfle et se colore peu à peu, tentant de repousser la nébulosité qui embrume le paysage. Timides, des rayons s'immiscent partant de la forme arrondie orangée qui peine à émerger. Le jour tente de se lever. Les rais de lumière s'élancent à la conquête du ciel. Un coq se fait entendre. L'assaut se transforme maintenant en brasier, la vue est un enchantement diapré, radieux. Des oiseaux pressés s'activent d'un arbre à l'autre. Comme des doigts dans une chevelure, le soleil darde ses rayons entre les branches. À travers les hautes herbes, on aperçoit un chien qui parcourt les champs. La lumière se fait plus vive.

Après notre petit-déjeuner, comme tous les jours, nous sommes sortis ; serrés l'un contre l'autre, nous progressons vers le fond du jardin. La fraîcheur est encore présente. Notre chienne nous suit, puis nous double et court vers un bruissement. Un arbuste à fleurs blanches nous offre son parfum délicat, celui d'à côté dresse ses rameaux rouges vers le ciel, un bouquet d'ostéospermums déploie ses pétales colorés. La nature s'éveille.

Perdue dans mes songes, je reviens sur le passé, à toutes ces années qui sont derrière moi.

Et puis non, je chasse ces idées, je profite de l'instant. Le soleil, ton épaule contre la mienne.

La promenade du matin représente un moment privilégié ; chaque jour est une source de joie et de découverte dans notre jardin. À notre arrivée, quelques plantes se prélassaient ici et là, plus ou moins sauvages. Nous y avons accueilli des végétaux divers : arbres fruitiers, arbustes, fleurs et nous nous extasions devant leurs progrès. Cependant, leur entretien requiert un art délicat, il faut apprendre à connaître chaque variété et lui apporter ce dont elle a besoin, la protéger du vent, du froid ou de la chaleur, selon ses caractéristiques. Certains prospèrent, d'autres périclitent malgré nos soins affectueux. Rassurés quant à la condition des plus anciens, nous les saluons d'une caresse en passant et nous rapprochons des derniers arrivés, encore si petits. Des tiges fragiles dépassent de terre, parviendront-elles à survivre et à s'épanouir ? Parviendront-elles à prendre le pas sur ces espèces rustiques, quelque peu agressives et envahissantes ? Avec des gants de protection, nous tentons d'éloigner les épineux, de gérer cette catégorie particulière à défaut de parvenir à s'en débarrasser en totalité.

Gaïa saute à pattes jointes sur une motte de terre, elle a dû sentir un mulot et son instinct de chasseuse s'est réveillé.

Peu à peu, le soleil réchauffe le petit matin lumineux.

Nos mains sont enlacées dans la poche de la veste de mon mari.

De longue date, un bouquet de verveine odorante a fait son nid contre une barrière. Ses branches anciennes se tordent pour se faufiler vers la lumière. Elle semble pourtant se plaire à cet endroit et produit chaque année une multitude de feuilles minces et allongées que nous savourons en infusion. Mes doigts glissent le long d'une ramille, je cueille son parfum et le tends à mon mari qui ferme les yeux, charmé par la senteur citronnée. Je m'enivre à mon tour de l'arôme puissant et fin à la fois.

À ses côtés, un pied de framboises lance ses pousses hérissées de fines épines serrées dont la piqure insidieuse nous blesse trop souvent. Toutefois, même si la cueillette s'avère périlleuse, des fruits délicats nous régalent en été.

Non, je ne veux penser à aucune douleur, aucune souffrance.

Nos efforts se conjuguent pour garder à distance tout ce qui fait mal. Les ronciers, malgré leurs mûres savoureuses, sont maintenus à l'extérieur de notre terrain, dans le pré laissé à l'abandon qui longe notre enclos ; ils l'envahissent peu à peu et se rapprochent du bois qui le borde au sud. Malgré cela, des rejets surgissent chez nous de façon inattendue, nous rappelant que nous devons rester sur nos gardes. Ils viennent gâter nos cueillettes en griffant nos mains et troubler nos promenades en entravant nos jambes, les parsemant de perles rouges.

Ses yeux bleus se posent sur moi et me caressent tendrement.

En lisière, là où le terrain remonte, le rocher affleure. Sa surface rugueuse et accidentée forme un promontoire discret. Parfois, je ne peux m'empêcher de faire glisser ma paume sur ce dos courbé, j'en apprécie les aspérités et la persévérance. Des veines blanches sur fond gris parcourent sa masse. Leurs méandres expriment leur peine à dessiner un sentier, à tracer une route ; des lignes s'interrompent, d'autres bifurquent à la recherche d'une option favorable. Le dôme de roc hésite à émerger, entouré de courtes herbes jaunies, puis il se fond dans le sol et cède la place aux arbustes les plus résistants.

Le chemin a été long pour parvenir à une vie calme et paisible, à un jardin gai, coloré où chacun trouve la possibilité de s'épanouir. Certains épisodes furent angoissants, pénibles mais nous avons fait face l'un et l'autre, étudiant les situations, serrant les poings et nous exhortant au courage.

À mi-parcours, un banc en fer forgé attend les promeneurs. Nos pas s'y arrêtent. Serrés l'un contre l'autre, nos yeux se cherchent, nos bouches s'attirent, le temps s'estompe l'espace d'un tendre oubli. Quand soudain, le vent nous rappelle et dirige notre observation vers les parterres tout proches.

Les pavots de Californie affirment leur couleur safran et leurs longues tiges flexibles. Leurs teintes vives tranchent et viennent raviver le violet profond des ostéospermums. Ces derniers présentent aussi des nuances rosées ou même blanches, toujours avec un cœur sombre parsemé d'étincelles pétillantes. Leurs tonalités variées illuminent notre coin de verdure. Nichées près de la porte, un massif de marguerites offre ses cœurs tendres et jaunes entourés de pétales immaculés, au bout de ses baguettes vertes, enguirlandées de dentelles oblongues.

Les branches filiformes du callistemon se recourbent avec élégance vers le sol, des goupillons rouges éclatent à leurs extrémités. Les lauriers étirent leur feuillage fourni vers le haut, ils alternent un rouge profond, un rose délicat et un blanc nacré. Deux oliviers ornent l'entrée ; avec obstination, leurs bois se fraient un chemin à la recherche de la clarté.

Deux rosiers encadrent le haut de l'allée, l'un d'un ton fuchsia, l'autre entre l'orange et le jaune. Leurs bases nous renseignent sur leur âge ; les pieds sont noueux et des touches de lichens se sont invitées çà et là. Pourtant, leur vigueur s'affirme encore, de nombreux boutons couronnent les ramilles qui se multiplient, leurs épines dressent des piques pointues. Les fleurs, dès leur début, dispensent un parfum délicat et mesuré, une senteur élégante délivrée à l'approche. La brise se charge de hâter la fanaison, les laissant décoiffées mais dignes.

Je les regarde, ces roses flétries, en souriant, avec beaucoup d'affection. D'un geste attentionné et tendre, je les relève un instant pour les humer encore. Elles me ressemblent, fatiguées d'avoir lutté dans les bourrasques, asséchées mais heureuses du soleil reçu. Elles sont mes sœurs ; avec attendrissement, je constate leur déclin. Du bout des doigts, je parcours mes rides et mesure le chemin traversé, les années qui m'ont menée à l'apaisement.

Blotti contre le mur de la dépendance, bien exposé au soleil, un pied de vigne italien, au goût si particulier, dresse fièrement ses sarments. Cette année, il est parvenu à développer branches et feuilles et de minuscules grappes se sont formées. Peut-être un jour se multipliera-t-il.

Tout près de lui, notre citronnier dresse ses rameaux vers le ciel ; ses feuilles brillantes abritent de délicates fleurs blanches aux pétales recourbés qui dispensent un parfum subtil et raffiné. En réponse à la protection de la bâtisse, il nous offre avec générosité ses nombreux fruits qui ajoutent une saveur délicieuse au thé du matin.

Accotée à la clôture, une bignone escalade le grillage et guide la longueur de ses tiges vers l'extérieur. Son feuillage dentelé, d'un vert tendre, accompagne ses trompettes orange qui claironnent leur joie de vivre. Régulièrement, il faut modérer son ardeur et éviter qu'elle ne déborde à l'extérieur au risque de gêner les passants.

Soudain, des éclats de voix nous parviennent des habitations voisines. On aime vivre dehors dans le Sud et certains ont tendance à s'exprimer de façon exubérante. Des rires fusent sans retenue et franchissent les palissades quand le vent les emporte.

Dans l'atelier de Federico, les sculptures s'alignent sur les étagères. Des souches et pièces diverses attendent leur tour dans un coin. Les ciseaux, gouges, maillets, broches, fraises, soigneusement rangés par taille, se tiennent prêts à remplir leur office. Les essences de bois libèrent leurs arômes divers, épicés, caramel, vanille ou clou de girofle ; les teintes se répondent : le doré du merisier, le noir de l'ébène, le beige du tilleul, le brun du noyer, le fauve veiné du chêne, le roux de l'acajou. Les arrondis des statues et représentations abstraites rivalisent d'arabesques : l'ondulation d'une chevelure, la courbe délicate d'une joue, le tomber majestueux d'une robe, voyages de la nature vers l'imaginaire.

Déjà, la façade miroite sous le soleil, ses teintes ocres révèlent une tonalité adoucie, quelques pierres plus sombres en modèrent le scintillement. Elles sont vivantes et nous content leur histoire, toutes ces années qu'elles ont vu défiler, toutes ces paroles qu'elles taisent, tous ces rires qu'elles gardent en réserve. Les rideaux, comme des paupières, protègent de l'ardeur des journées d'été.

Nous rentrons.

À l'abri de nos murs, nos mains toujours unies, nous regardons au loin. Dans le pays de nos cœurs, nos enfants sont là, bien présents. Souvent les silences parlent bien mieux que des mots impudiques. Le cocon sera toujours accueillant, à leurs tristesses, à leurs projets, à leur envie de chanter.

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