Chapitre 6

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Qui est cette femme qui sourit ? Ses traits ont quelque chose de familier mais le bonheur qui transforme son visage me semble décalé. Malgré ses rides et sa face chiffonnée par des nuits sans sommeil, il émane d'elle un soleil intérieur.

Ce que tu peux être bête parfois !

Pas "bête", incrédule, inquiète.

Tais-toi et descends au salon !

Penchée sur le miroir, je me surprends à regarder des traits que je fuis depuis bien longtemps.

Lorsque j'emprunte l'escalier, mes pas me semblent aujourd'hui plus légers, plus faciles.

Les fils de Federico sont arrivés ce matin. Les conversations vont bon train. Dans le séjour, les voix claironnent gaiement, entrecoupées de rires. Chacun raconte les derniers événements, nous ne nous sommes pas vus depuis deux mois.

— Les garçons, vous n'avez pas faim ? Il est déjà treize heures !

Un brouhaha me répond et leurs pas se dirigent aussitôt vers la table. Pour l'occasion, nous avons étalé une jolie nappe jaune sur laquelle les assiettes et les serviettes colorées composent des bouquets pleins de gaieté. Les crudités et la charcuterie locale seront accompagnées d'un vin rouge de la coopérative voisine. Dans le four, un gigot termine sa cuisson entouré de haricots blancs. Une tarte Tatin refroidit sur le plan de travail.

Nous voici installés pour déjeuner comme nous l'étions quelques années auparavant, dans une autre maison. J'ai un souvenir attendri de notre première rencontre.

L'aîné, Adrien, m'accueillit avec réserve. Soucieux face à cette personne qui allait peut-être entrer dans leur famille, il me serra la main puis m'observa avec attention pendant de longues minutes. Il me questionnait, m'écoutait. Son attitude ne présentait toutefois aucune hostilité. Assez rapidement, ses yeux se décrispèrent et laissèrent s'évanouir ses inquiétudes.

Son frère, Lucas, laissa parler sa spontanéité. Il m'embrassa et me guida à l'intérieur avec un sourire. Son comportement chaleureux n'empêchait pas son analyse attentive. Je percevais sa concentration sur chacune de mes paroles, chacun de mes gestes.

Malgré cette impression de passer une sorte d'examen, je me sentis tout de suite bien avec eux. Leurs regards et leurs interrogations ne me gênaient nullement, je les trouvais tellement légitimes. Et puis, moi aussi, j'éprouvais le besoin de les découvrir, même si je les connaissais déjà à travers leur père.

Leur sensibilité s'exprima peu à peu, au fil de la conversation puis s'affirma franchement au moment de mon départ. Nos embrassades furent enjouées.

Aujourd'hui, d'affectueuses relations nous unissent et nos retrouvailles sont toujours emplies de joie.

Il y a deux ans, Adrien a monté son haras ; en parallèle, il exploite des prairies qui lui permettent, entre autres, de nourrir ses pensionnaires, été comme hiver. L'exploitation n'en est qu'à ses débuts, ses efforts et recherches devraient la faire prospérer prochainement. Après avoir exercé une profession dans laquelle la course aux résultats constituait le moteur toujours plus poussé, il s'est tourné vers la nature, avec les difficultés que cela suppose mais avec beaucoup d'espoir et de récompense de la part de la terre. C'est un jeune homme courageux qui ne ménage pas sa peine. Sa passion pour son travail transparaît dans son discours, l'écouter est un véritable plaisir.

Depuis son plus jeune âge, Lucas aime peindre ; ses dispositions le placent à un niveau appréciable. Il aurait aimé en faire son activité principale mais percer dans le milieu artistique s'avère particulièrement difficile. Tout naturellement, sa signature s'est traduite par Loo K. Il aime s'essayer à différentes sortes d'expression afin d'en tester les effets. Ses études sont parfois nostalgiques, parfois merveilleusement gaies, toujours empreintes de sensibilité. Afin d'y puiser l'inspiration, il passe du temps à observer son environnement, se plaît à admirer les paysages variés. À son grand regret, les exigences du quotidien l'ont contraint à exercer un métier dans la gestion comptable qui lui apporte un salaire et la sécurité. Même quand sa situation a causé quelques préoccupations, il est toujours parvenu à rétablir l'équilibre.

À la fin du repas, les garçons nous exposent leurs récentes réalisations et nous font part des difficultés rencontrées. Inévitablement, la conversation revient sur l'écologie et les inquiétudes engendrées par l'état actuel de la planète.

— Il me faudra trois ans et quantité de paperasses pour faire reconnaître que mes prairies sont cultivées de façon bio, lance Adrien.

— Tu vas devoir attendre avant d'obtenir ta certification bio mais au moins, la qualité que tu apportes à ta production sera officielle. Elle sera un gage de qualité bien appréciable pour tes clients.

— Tout est parti des suites de la deuxième guerre mondiale pendant laquelle les populations avaient souffert des difficultés pour répondre aux besoins élémentaires.

— Les gens ont dû en baver.

— Oui, la période a été très compliquée. Ces problèmes cruciaux étant en voie de résolution, la question du confort a été mise en avant.

— C'est vrai qu'à l'époque les gens travaillaient dur. Les fermiers étaient harassés, vieillis prématurément ; les ouvriers répétaient inlassablement les mêmes gestes, portaient des poids qui usaient leurs corps ; les femmes effectuaient les tâches ménagères dans des conditions pénibles, notamment le lavage du linge dans les lavoirs exposés au froid et au vent.

— L'espérance de vie ne devait pas aller bien loin.

— Pour remédier à ça, on a mis le progrès au premier plan. Au départ, il s'agissait d'alléger les corvées : tracteurs pour l'agriculture, machines industrielles, lave-linge… Ces aides avaient une valeur inestimable, elles protégeaient la santé des travailleurs et leur donnaient une certaine liberté. L'objectif s'avérait on ne peut plus louable, poursuit Federico.

— A la base, c'était une noble cause, comme on dit.

— Le problème, c'est que l'objectif s'est transformé au fil du temps. Les entreprises ont multiplié les appareils fabriqués, certains s'avéraient très utiles, d'autres donnaient un confort supplémentaire, mais ensuite, nombre d'accessoires n'étaient que futilité. La méritoire mission s'est muée en une recherche du profit au détriment de la tranquillité qu'auraient pu atteindre les humains.

— Et vous en avez bien profité ! avance Adrien.

— Oui, on en a profité sans en voir les côtés négatifs. On n'avait aucune conscience des conséquences. Ce n'est que bien plus tard qu'on a réalisé, s'excuse Federico.

— C'était le début de ce qu'on appela "les trente glorieuses". Trente années pendant lesquelles la consommation représenta l'essentiel de la vie. Il ne s'agissait plus de manger pour vivre mais de vivre pour consommer, acheter pour acheter et non par réelle nécessité.

— C'était le début d'un engrenage infernal, peuplé non plus principalement de besoins, mais d'envies insatiables créées par les publicitaires.

— Quand on y réfléchit, c'est fou.

— On a vécu comme si les ressources de la Terre étaient inépuisables, comme si aucun produit n'était toxique. Quelle inconscience ! Quel aveuglement !

— Le pire c'est que, cinquante ans après, cet engrenage continue à s'emballer, pointe Lucas.

— Il faut produire en quantité toujours croissante, des masses incohérentes par rapport à nos besoins réels, et, pour y parvenir, on épuise la nature sans vergogne. D'abord, on l'empoisonne avec des pesticides pour se débarrasser de mauvaises herbes qui ne sont pas si mauvaises, ensuite, on la gave d'engrais chimiques pour la stimuler artificiellement ! argue Adrien.

— Nos grands parents n'avaient pas besoin de tout ça pour vivre, complète Lucas.

— Tout ce qui nous entoure se retrouve intoxiqué par des polluants divers, l'air, l'eau, la terre, et donc ce qu'on respire, ce qu'on boit et mange. Et n'écartons pas d'un revers de main les effets pervers de tous ces produits chimiques sur notre organisme : fausses couches, accouchements prématurés, enfants handicapés à la naissance, perturbations des fonctions endocrines et leurs répercussions diverses, cancers très nombreux même chez des petits et autres désordres physiques plus ou moins graves…

— Pour quoi se prend l'Homme pour considérer qu'il maîtrise la Nature ? Et où en serait-on si elle ne savait pas ce qu'elle fait depuis toutes ces années ? Car elle doit lutter contre toutes les folies qu'on lui fait endurer. Toutes ces manipulations dangereuses, néfastes déséquilibrent l'univers tout entier ! Mais nous sommes trop fiers et trop arrogants pour simplement l'écouter et l'observer.

— Heureusement, les mouvements écologistes s'amplifient et alertent sur les nombreuses dérives, souligne Lucas.

— Enfin, ils sont entendus et pris en compte, parce qu'ils s'époumonent depuis des décennies et jusque là, leurs remarques n'ont pas été prises au sérieux, fait remarquer Federico.

— Certains se moquent des réactions instinctives des animaux, mais, contrairement à nous, ils sont restés proches de la nature et ils savent, sentent ce qu'il faut faire ou non. Même si on ne les comprend pas quand ils choisissent un brin d'herbe plutôt qu'un autre ou piétinent leur couche avant de s'étendre, on ne peut nier leurs perceptions quand ils nous signalent un orage ou un tremblement de terre. On leur accorde un "sixième sens" mais celui-ci ne correspond-il pas à l'intuition des humains, ces ressentis inexpliqués qu'on rejette parce qu'ils nous surprennent, nous inquiètent et sont hors de contrôle ? Toutes ces sensations pourraient nous être bien utiles si seulement on ne les dédaignait pas. En y prêtant attention, on pourrait parfois agir plus efficacement mais l'Homme préfère se gonfler d'importance et s'enorgueillir de sa science…

— Pour en revenir aux masses incohérentes produites dont tu parlais, il faut reconnaître qu'on remplit nos placards de conserves, de sachets d'ingrédients déshydratés, nos congélateurs de surgelés, nos frigos de plats préparés en usine. Après ces transformations, que deviennent les bienfaits de la nature ? Certes, ces réserves facilitent le quotidien de nos vies à cent à l'heure, mais on déprécie nos aliments à notre détriment, il ne faut donc pas en abuser.

— Et si seulement on utilisait ces stocks de nourriture en totalité ! Mais non, on en gaspille une gigantesque partie !

— Aujourd'hui, les reportages dénoncent le fait qu'on consomme plus que la terre ne peut produire. Il est largement temps de quantifier précisément la part véritable de nos besoins, celle de notre gâchis et de procéder à des réajustements drastiques. Prenons en compte que les sociétés occidentales gaspillent alors que, dans certains pays, des êtres meurent de faim…

— Quel désastre a produit notre génération ! déplore Juliette.

— Comment on a fait pour se laisser embringuer dans une folie pareille ? On avait sans doute envie de croire que tout était possible, qu'on était capables de répondre à toutes nos divagations, tous les excès, sans aucune conséquence.

— Aujourd'hui, pour nos enfants, nos petits enfants et ceux qui suivront, il faut agir. Chaque effort, si modeste soit-il, a son importance, chacun de nous a son rôle à jouer. Chaque geste s'ajoute aux autres et produit un résultat. Ne dédaignons jamais les gouttes d'eau apportées par le colibri pour éteindre l'incendie de la forêt ![1]

*

L'automne cède peu à peu sa place et, pour le plaisir, nous avons préparé dans l'âtre une ramée de bois dont l'embrasement et les sonorités nous ravissent.

Dans la grande pièce, des craquements se font entendre, des craquements qui explosent sur des accords d'allégresse. Leur tempo désordonné surprend, il scande une musique nouvelle à chaque flambée.

Installés sur le canapé, nous profitons du spectacle. Je te souris et me blottis dans tes bras.

Sur des rythmes de samba, les flammes caracolent dans le foyer, prises d'une folie joyeuse. Elles s'élancent, cajolent une bûche, en enserrent tendrement une autre.

Nos regards se captent. Dans tes pupilles, les couleurs dansent et font briller tes yeux clairs. J'y vois ton bonheur après cette délicieuse journée, ton attendrissement d'être à nouveau seuls, ta fascination face à cette féérie.

Entraînées par un filet d'air, les langues colorées s'envolent puis décroissent, s'éclipsent un bref instant pour mieux s'étirer, tentent d'atteindre une brindille.

Nos visages se rapprochent, nos lèvres s'effleurent. Envoûtés par la magie du moment, nous nous berçons l'un l'autre.

Une lame jaune s'insinue vers la branche visée pour l'étreindre d'un ruban orangé, elle s'affine puis s'évanouit en une pointe effilée. Sa survie semble un défi alors qu'à côté d'elle, propulsée par un souffle, sa voisine remonte, s'immisce, effleure le bois, se retire et revient en un jeu langoureux.

Nos bras s'enlacent, nos bouches s'unissent. Nos mains papillonnent sous le tissu, nos peaux s'électrisent.

Les flammes rivalisent d'audace, s'adonnent à une course insensée, grimpant plus haut, glissant vers l'arrière, se faufilant de côté, pour caresser une branche avant de l'embraser. Le feu enfle en une respiration chaotique, il crie sa fougue en grondant, s'amenuise avec lenteur, s'assagit dans un chuintement.

Une valse sensuelle anime nos corps, nos gestes s'impatientent et s'enhardissent. L'étreinte s'amplifie, se prolonge, nos doigts courent sur nos peaux dénudées, nos baisers s'enfièvrent jusqu'à l'envol sublime qui nous laisse apaisés, engourdis de tendresse.

Des étincelles fusent vers le haut et sur les côtés lorsque les brandons cèdent. Les braises rougeoyantes respirent, semblent s'endormir puis s'éclairent dans un souffle, jettent soudain une poignée lumineuse dans un claquement. Tout à coup, une flamme impétueuse ressurgit. Mais il n'est plus temps, la flambée s'étiole peu à peu, avant de tirer sa révérence dans une échappée de fumée.

Il est tard lorsque nous montons nous coucher. Comme ce matin, le miroir me retient. Mon visage m'apparait, finement souligné de rides aux coins des yeux et de la bouche. Elles sont les signes de mon âge, mais qu'importe, mon âge m'a amené le bonheur.

[1] "La légende du colibri racontée par Pierre Rabhi : Un jour, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux, terrifiés et atterrés, observaient impuissants, le désastre. Seul, le petit colibri s'activait, allant chercher quelques gouttes dans son bec pour les jeter sur le feu. Au bout d'un moment, le tatou, agacé par ces agissements dérisoires, lui dit : "Colibri ! Tu n'es pas fou ? Tu crois que c'est avec ces gouttes d'eau que tu vas éteindre le feu ?" Et le colibri lui répondit : "Je le sais, mais je fais ma part !"

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