Chapitre 5

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La première année de classe de la petite fille fut une désolation.

Jusqu'à son entrée à l'école, à l'âge de six ans, elle avait vécu dans une bulle confinée où son univers ne se trouvait dérangé que par les repas et la toilette. Au cœur de sa solitude, elle s'était créé un monde paisible dans lequel le temps défilait sans trop d'encombre. Les jeux succédaient aux jeux, rien ne venait perturber les histoires ainsi inventées et mises en scène par son imagination, somme toute, peu fertile.

La maison et le jardin constituaient son cadre. Quelle chance d'avoir un jardin ! Elle apprendrait bientôt que certains enfants n'avaient pas l'opportunité de courir dans l'herbe, de sentir le parfum des fleurs ou, juste, de profiter du soleil.

La découverte de la scolarité, avec les contacts qu'elle suppose, s'avéra violente.

Son père la déposait en voiture devant l'établissement, sans toutefois descendre du véhicule en raison de l'encombrement de la rue. Derrière le lourd portail métallique, on entendait un bourdonnement sonore percé d'éclats de voix, interrompu plus tard par la sonnerie de la cloche.

Un grand bâtiment ancien se dressait sur trois étages, sa façade présentait de nombreuses fenêtres entourées de briques rouges. À la perpendiculaire, sur la droite, on apercevait la chapelle. Caché derrière ces constructions du siècle précédent, un imposant bloc gris aux larges ouvertures avait été érigé dans un style moderne et fonctionnel pour compléter le nombre des classes. D'imposants platanes ombrageaient une partie de la cour.

La relation avec les autres enfants fut une découverte désarmante et douloureuse. Certains se montraient hautains, quelques-uns indifférents, d'autres très sûrs d'eux et très affirmés, une poignée d'entre eux, cependant, s'avéraient gentils. Il y en eut de méchants auxquels elle se heurta avec surprise et une certaine souffrance. La variété, la rudesse, la versatilité des contacts la déroutaient tant.

Aller vers autrui représentait pour elle un effort démesuré, ses premières tentatives s'étaient révélées éprouvantes et l'avaient plutôt incitée à se replier sur elle-même. Elle apprenait la vie et recevait cet apprentissage avec la violence d'une magistrale gifle.

Pourtant, on entendait de nombreux rires pendant les récréations.

Avec le temps, elle apprit à choisir ses contacts avec précaution. Elle avait réalisé qu'elle ne pouvait se livrer sans avoir vraiment cherché à savoir à qui elle avait affaire. L'approche de l'autre demeurait toutefois délicate. En effet, à la suite d'une mésaventure, elle se méfiait de la rouerie, de la cruauté de certaines.

Dans la cour, une fillette lui avait proposé de s'amuser avec elle. Assez rapidement, celle-ci joua de sa naïveté et de ses sentiments, en outre, elle laissa apparaître des tendances qu'elle ressentait comme malsaines. Un jour, elle s'entendait dire qu'elle était sa meilleure amie, le lendemain, elle ne la regardait même pas et partait avec d'autres. Puis elle revenait comme si de rien n'était, la prenait par le cou et la saoulait de cajoleries. On ne joue pas avec les sentiments. Une fois, celle-ci avait décidé qu'elle voulait tester le bisou sur la bouche ; la petite fille avait alors riposté que ce n'était ni de leur âge, ni un échange entre filles. L'autre avait insisté tant et tant, suppliant, câlinant, qu'elle l'avait entraînée et avait refermé une porte sur elles, pour les cacher, sans que la petite ait eu le temps de protester encore. Lorsqu'elle avait posé ses lèvres sur les siennes, la petite fille s'était enfuie au plus vite. La blessure alors provoquée l'avait suivie longtemps.

Malgré différentes déconvenues, elle se lia d'amitié avec une petite fille aussi secrète et effacée qu'elle, qui n'usait d'aucun artifice, avec un côté garçonne. Elle s'appelait Marie et portait un imperméable beige et des chaussures un peu râpés, Marie se moquait éperdument de son apparence. Elle souriait peu mais son sourire était vrai. Si elle n'était pas restée autant en retrait, elle aurait détonné dans le contexte de cette école payante destinée à des parents aisés.


Observant les groupes, elle percevait, malgré son jeune âge, les décalages de milieu social.

Chacune avait, bien sûr, revêtu l'uniforme obligatoire. Quel leurre ! La jupe plissée bleu-marine et le chemisier blanc apparaissaient bien différents de l'une à l'autre. Le synthétique, peu cher, vite râpé et la coûteuse flanelle au tombé impeccable, le coton jaunâtre et la percale immaculée marquaient les familles de façon indiscutable.

Que venaient faire des pauvres dans les sphères des riches ? Certains regards arrogants imposaient la distance à celles qui n'avaient pas la chance de porter de belles étoffes, les excluant de leur monde.

Que croyaient les chefs d'établissement ? Qu'ils allaient donner l'apparence de l'égalité avec deux bouts de tissu ?

Si l'on a simplement les yeux ouverts, on comprend bien qu'elle n'existe pas et qu'elle n'existera jamais.

Mais qu'importe, l'objectif d'une vie est ailleurs.

Les religieuses dirigeaient l'institution et, dans certains cas, enseignaient. Elles se montraient mornes, rébarbatives, fermées. Certaines faisaient preuve d'une sévérité disproportionnée. Les parents de la petite fille, même s'ils la grondaient, ne levaient pas la main sur elle. Aussi, les coups de règle en fer dans la pliure du genou, reçus d'une enseignante la déconcertèrent, elle se sentit humiliée. Il en alla de même lors d'une punition pour avoir mordillé un crayon. Devant rester enfermée, privée de récréation, on lui avait fait porter un morceau de pain sec sur une boîte en carton. La pénitence, pour quelque raison que ce soit, était parfaitement inadaptée et inacceptable. Quelle leçon devait en découler ?


Pourtant, elle ne se souvenait pas d'avoir pleuré. Elle avait serré les dents, attendant que l'orage passe. De toute façon, elle connaissait déjà le silence et la résignation.

Pourtant, elle avait appris à lire, à écrire et à compter sans trop de difficultés. Ses résultats se situant dans une moyenne acceptable, elle ne figurait jamais dans les premiers mais jamais dans les derniers non plus.

Dans la cour, la petite fille se sentait minuscule. Elle froissait les feuilles de platane qui craquaient sous ses semelles, donnait des coups de pied dans les tas formés par le vent, les éparpillant à tout va. Elle parcourait inlassablement cet espace qui lui paraissait immense, d'un pas désabusé.

Et tous ces préceptes rabâchés pendant les cours d'instruction religieuse, comment fallait-il les recevoir ?

À l'école comme à la maison, les directives de la religion étaient enseignées avec insistance. Les nonnes lisaient les Saintes écritures aux fillettes, silencieuses et attentives, au moins pendant les premières minutes. Les phrases étaient assénées comme vérités indiscutables. L'explication en était à peine ébauchée puisque, de toute façon, la règle devait être appliquée sans discussion aucune.

Le principe du respect de soi et de l'autre, même hors du contexte de la religion, ne serait jamais remis en cause, il constituerait un des fondements de la vie de la petite fille ; même devenue adulte, elle ne reviendrait jamais sur ce point. Il en serait de même des règles interdisant de tuer ou de voler. Il est des évidences.

Toutefois, lorsqu'on lui demandait de tendre l'autre joue quand l'une était frappée, son instinct émettait une restriction. Une gifle, c'est déplaisant, douloureux, tant sur le plan physique que moral, alors, pourquoi en accepter une deuxième et, encore pire, inciter à en recevoir une autre ? Les préceptes invoqués paraissaient s'égarer parfois dans des brumes insondables.

Ce qui la dérangeait aussi, c'était d'apprendre par cœur des prières dont les mots s'enchaînaient machinalement et dont personne ne semblait s'inquiéter du sens. Pourquoi être obligé de répéter des phrases sans s'intéresser à ce que l'on disait ? N'était-il pas primordial de se soucier de leur signification ? Elles auraient eu ainsi plus de valeur.

Ces prières s'adressaient à Dieu. Dieu tout puissant. Une force supérieure. Une preuve de déférence aurait été de Lui parler avec clarté, en prenant conscience de la teneur des paroles prononcées.

Certains termes s'avéraient très compliqués, trop anciens ou trop vagues, pour être intelligibles. Certaines tournures se trouvaient alambiquées, censées donner une dimension supplémentaire ; en réalité, elles semaient le trouble, sinon le flou et même encore, parfois, la peur.

Les religieuses semblaient vouloir garder les enfants dans la religion par la crainte.

Lorsqu'elle le pouvait, dans des instants de recueillement personnel, la petite fille parlait à cet être divin mais imprécis et inquiétant, avec ses mots à elle, des mots simples du quotidien. À cette condition, elle pouvait l'intégrer à sa vie avec une quiétude relative.


Par moments, ce climat s'avérait morose et pesant, aux antipodes de l'insouciance de l'enfance.

Pourtant, la fillette donnait l'impression de ne pas trop en souffrir. Elle composait avec les contraintes, courbant plus ou moins l'échine, gardant le silence, fermant les yeux pour s'échapper quelques secondes.

La vie glissait dans une certaine indifférence.

*

Au fil du temps, le règlement des écoles religieuses s'assouplit, la direction se montra un peu moins rigide et accorda un peu plus de liberté aux élèves. Les punitions quant à elles, notamment pour bavardage, s'avéraient alors justifiées, leur application plus contraignante qu'humiliante.

Parce qu'en effet, il arriva que la petite fille se fasse réprimander pour ses échanges intempestifs pendant les cours. Et même parfois pour des fous rires.

Le manque de communication au sein du foyer entraînait des carences d'information qui se comblaient plus ou moins à l'école. Les copines, plus ouvertes, plus averties, constituaient une source de connaissance bien utile. Des questions primordiales pouvaient être abordées dans une certaine confiance avec celles dont les liens paraissaient sincères. Aussi interrogeait-elle celles-ci sur les transformations de leurs corps, sur celui des garçons également. Elles répondaient de bonne grâce, avec des termes faciles à comprendre qui, au moins, ne l'effrayaient pas. À treize ou quatorze ans, il était tout de même étonnant de ne rien connaître de ces questions. La gêne qui suivait certaines révélations provoquait parfois des rires irrépressibles, fort peu appréciés des professeurs.

Malgré toutes ces discussions, ce fut une religieuse, pendant un cours, qui lui apprit l'existence des règles et ce contexte lui fit mal. Dévoiler ce genre d'information ne revenait-il pas à une maman ?

La légèreté de l'enfance s'enfuyait peu à peu, l'insouciance s'échappait.

À l'école ou à la maison, sa timidité, au lieu de s'estomper, se renforçait avec les années pour se traduire, dans les meilleurs des cas, par des bafouillages, la plupart du temps, par un silence inextricable. Très souvent, elle baissait les yeux, détournait le regard, se défilait pour contourner sa gêne, cacher ses rougeurs. Comme cette fois où elle avait reçu en pleine figure le reproche d'un cousin dont elle avait oublié le prénom. Tenter de passer inaperçue, comme si elle n'était pas là. Comme si elle n'existait pas.


Parfois, elle s'étonnait de ne plus être triste dans sa solitude, ou plus autant. Elle réalisa progressivement qu'elle avait créé sa bulle protectrice dans laquelle elle naviguait avec une sorte de confort. Celle-ci lui permettait sinon l'oubli, au moins la distance, l'évasion de son quotidien. La résignation faisait partie intégrante de sa vie. Elle composait avec le caractère des uns, le rejet des autres, la versatilité de certains.


Lors de ses promenades dans le jardin, du haut du cerisier, un merle la regardait, goguenard. Il devait se demander ce qu'elle faisait là, sotte et inutile comme elle l'était.

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