Chapitre 7 - 3

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Sir Kingslow était quelqu’un d’important. Tout du moins, il se plaisait à le croire. Il possédait un club privé au centre de Londres, une grande salle pleine de dorures où s’enchaînaient galas, spectacles et expositions, un palais dans lequel se mélangeaient la haute bourgeoisie et les artistes de renommée, un temple où les élites anglaises reconnaissaient un prophète dans la carrure athlétique de ce grand séducteur. Ne se séparant jamais de son haut de forme qu’il considérait à la base de sa silhouette distinguée, il savait donner aux mots l’envergure nécessaire pour charmer une conquête mais aussi pour tenir son établissement d’une main de fer, tel un magnifique despote.

Et puis, il y a avait les jeudi soirs. Il venait alors discrètement à la Maison pour revêtir le costume du moins que rien, oubliant toute puissance et influence pour se glisser dans la peau des opprimés, prêt à tout pour se sentir inférieur. Et cela plaisait à Carry.

Cette dernière l’accueillait chaque semaine dans sa chambre envahie de fourrures poussiéreuses pour goûter aux saveurs de l’autorité, une douce illusion qui la berçait grâce aux quelques ordres qu’elle miaulait à son client, rien de plus qu’un jeu.

« Retourne-toi. »

Sir Kingslow, nu et offert, obéit. Carry se leva de son lit, déployant autour de ses jambes sa longue robe dorée, et s’approcha de ce dos qui s’étendait devant elle comme une toile vierge. Elle examina cette peau parfaite, affichant un regard expert, et approcha finalement sa main pour la caresser. L’homme fut aussitôt parcourue par un long frisson mais ne dit rien, la tête baissée, passif. Finalement, Carry se retourna vers Liz qui se tenait assise dans un coin de la pièce, droite et intimidée, comme une élève lors du premier jour de classe. La Chatte lui adressa un sourire étrange, un rictus malsain qui semblait jongler entre l’enthousiasme et l’austérité :

« Regarde-moi bien. »

Sa queue fouetta l’air et ses moustaches frémirent, symptômes d’une inquiétante impatience. Son regard perçant revint sur ce dos athlétique et sembla s’attarder sur ses formes corporelles, comme pour le disséquer. Elle observa un instant les muscles rouler sous cette étendue beige, dessinant des montagnes anatomique et creusant des vallées de chaire, et scruta le moins soubresaut, le moindre tremblement, montrant toutes les caractéristiques du félin aux aguets. Finalement, elle posa délicatement sa main droite entre les omoplates de Sir Kingslow et demanda d’une voix aussi lente qu’effrayante :

« Tu veux avoir mal Charles ? »

Liz se figea, surprise et terrifiée. L’homme, lui, dit tout simplement sans relever la tête :

« Oui. »

Carry s’approcha davantage de son client et se pencha sur son oreille, affichant de nouveau son sourire jubilatoire :

« Dis-le, alors. »

L’homme trembla mais obéit :

« Je veux avoir mal. »

Carry resta immobile, silencieuse. Charles Kingslow sembla alors comprendre sa réaction et ajouta :

« Maîtresse. »

Aussitôt, le sourire de la Chatte s’agrandit. Sous le regard épouvanté de Liz, elle décolla la main de ce dos tremblotant, sortit ses griffes et les planta vivement au-dessous de la nuque, arrachant un râle de douleur à sa victime. Puis ses doigts parcoururent le dos entier, de haut en bas, déclenchant sur son passage un long gémissement qui semblait mélanger plaisir et souffrance. Après quelque secondes pendant lesquelles elle sembla habitée par l’ivresse du pouvoir, elle rétracta ses griffes et recula pour admirer les cinq trainées ensanglantées qu’elle avait laissées sur cette toile humaine, persuadée de ressentir la satisfaction de l’artiste devant une œuvre aboutie. Sir Kingslow se laissa tomber sur le tapis en peau d’ours qui recouvrait le centre de la chambre, respirant profondément pour faire fuir la douleur, puis finit par laisser échapper entre deux souffles :

« Merci. »

Alors, Carry lâcha un petit rire, un ricanement mesquin, humiliant et mauvais qui semblait résonner dans la chambre comme une hilarité générale, accompagnée par les commentaires silencieux de ces animaux étalés sur les sofas, pendus sur les murs ou chiffonnés sur le lit comme de vulgaires draps. Eux aussi devaient rire, assistant à travers leurs regards de verre à une vengeance si longtemps attendue : le retournement du sablier, la furie d’une chatte sauvage sur une victime sans défense, la domination du règne animal sur l’homme faible et nu. Et Carry était de leur avis. Elle se retourna de nouveau vers Liz et, ignorant l’ombre de la peur qui avait creusé son visage et écarquillé ses yeux, elle s’appliqua à expliquer avec conviction :

« C’est ainsi que marche le monde : il y a des forts et il y a des faibles. Et nous sommes pendant trop longtemps passées pour des faibles alors que nous avions tout pour être des fortes, Liz. »

Elle s’approcha d’un guéridon et saisit une bouteille de whisky :

« Un verre ? »

Liz ne répondit pas, le souffle toujours coupé par cette violence inattendue que l’homme n’avait pas méritée et qu’elle n’arrivait pas à comprendre, laissant aussitôt le meurtre s’envoler de sa mémoire pour être remplacé par ces cinq marques rouges. Carry finit par hausser les épaules puis trouva un mouchoir pour l’imbiber d’alcool. Elle s’approcha de Sir Kingslow et passa délicatement le tissu sur ses plaies en se léchant les lèvres :

« Ça ne nous empêche pas d’être bienveillantes. Il nous suffit simplement de ne pas trop le montrer et alors, ils n’en profiteront pas. »

Elle jeta négligemment le mouchoir ensanglanté sur le sol et se redressa aussitôt, toisant son client d’un regard sévère mais presque maternel. Finalement, elle ordonna :

« A quatre patte. »

Dans un geignement de douleur, il s’exécuta, présentant ses blessures comme sur un plateau, une gourmandise posée sur une table. Satisfaite, Carry sourit puis posa ses yeux dorés sur Liz :

« Et maintenant, à ton tour. »

Comme frappée par la foudre, l’adolescente sortit de sa torpeur dans un sursaut d’effroi et s’exclama, le regard soudainement envahi par une vive nervosité :

« Pardon ? »

La Chatte posa ses mains sur ses hanches dans une posture aussi élégante qu’autoritaire :

« Tu dois apprendre, comprendre que tu as du pouvoir, que tu peux être supérieure.

— Mais je ne veux… »

Liz n’arriva pas à terminer sa phrase, soudainement écrasée par la chaleur de cette accumulation de fourrure qui semblait crouler sur ses épaules comme une énorme cascade d’eau bouillante, accompagnant les sueurs froides de la terreur. Elle découvrait une nouvelle nuance de la peur, celle qui s’associait à une culpabilité malsaine : la crainte de sois même. Blême, elle ouvrit la bouche mais resta silencieuse, presque sonnée, alors que Carry se dirigeait vers une grande armoire recouverte de peaux de léopard :

« Une prostituée s’est faite éventrée dans les rues de Londres, la nuit dernière. Est-ce que tu veux finir comme elle, les tripes dans le caniveau ? »

Dans son infernal étourdissement, Liz gémit. L’image répugnante d’un corps ouvert en deux comme un vulgaire porc s’était imposée à son esprit et l’odeur même des organes sur le pavé chatouillait ses narines. Carry ouvrit vivement l’armoire, hésita quelques secondes puis finit par saisir quelque chose avec détermination :

« Ecrase les autres ou alors le monde t’écrasera, Liz. C’est aussi simple que cela. »

Alors que la fièvre commençait à envahir son crâne, l’adolescente ne semblait rien voir d’autre que ce dos rouge qui lui faisait face, cette surface de chaire étrangement transformée en meuble, cet homme qui n’en était plus un. Ses huit mains avachies sur ses genoux, elle arriva seulement à dire d’une voix faible :

« Mais je n’ai pas de griffes, moi. »

Comme une panthère en pleine chasse, Carry s’approcha de Liz pour se positionner dans son dos et se pencha au-dessus de son épaule, en profitant pour regarder Sir Kingslow avec la satisfaction du but presque atteint. Elle posa une main rassurante sur un des bras de sa camarade et chuchota au creux de son oreille :

« Je sais, chérie, je sais. C’est pour ça que je vais t’aider. »

Liz ne répondit pas, toujours hypnotisée par ces traces ensanglantées qui s’étalaient devant elle comme des symboles tribaux, et Carry glissa alors une cravache entre ses doigts. Liz baissa un regard innocent sur l’objet, la voix froide de la Chatte résonnant dans les méandres de son esprit épuisé :

« Je compte sur toi. »

Après un instant d’hésitation, l’adolescente finit tout de même par saisir la longue tige de cuir.

Après tout, ce n’était qu’un jeu.

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