Chapitre 8 - 1

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Alors que les portes de la Maison venaient à peine de se fermer, Peter était déjà blotti dans un agréable cocon de chaleur, aussi paisible qu’un fœtus dans le ventre de sa mère. Il aimait cette sensation d’appartenance, de sécurité. Le temps semblait s’arrêter pour lui laisser la possibilité d’oublier toute cette crasse, tous ces vices qui lui collaient à la peau, et de s’enfuir loin de cet endroit, loin de cette prison. Il avait le cœur qui palpitait comme une machine en constant déraillement, un étrange dérèglement qui ne semblait pas le déranger, alors que ses paupières tressaillaient sans cesse sous la caresse des plumes.

Il venait de faire l’amour. Gratuitement, spontanément et sincèrement. Après une semaine de billets glissés entre ses doigts blêmes, de pièces jetées dans la balance des sœurs, d’entrevues pathétiques et de gémissements simulés, de gorgées de sang et de clients dérangés, il avait enfin fait l’amour. Et ça avait été beau.

Il entrouvrit les yeux et devina le visage de l’Ange dans ce labyrinthe de chair blanche, brillant dans la pénombre comme une lune aux traits fins. Silencieux et discret, Nicolas regardait son amant avec une certaine affection, presque avec respect, et essayait du mieux qu’il le pouvait de l’envelopper dans ses ailes duveteuses pour lui tenir chaud. Alors, le vampire se blottissait toujours davantage contre le corps nu de son camarade puis finit par coller son oreille à son torse bouillant. Aussitôt, la berceuse rassurante des tressaillements de son cœur résonna dans son esprit, caverneuse mais mélodique, comme un poème rythmé déclamé par un artiste fou. Peter trouvait ça magnifique. La cadence s’accéléra légèrement lorsque Nicolas commença à parler :

« Il y a quelque chose d’étrange, en ce moment.

— Tais-toi, tu gâches tout. »

L’Ange fronça les sourcils et Peter plongea de nouveau son oreille contre les battements de son cœur. Après quelques secondes de silence complice, le Vampire demanda :

« Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Nicolas haussa les épaules :

« C’est depuis le meurtre. Il y a… »

Il hésita puis continua :

« …une chose. »

Peter ferma les yeux et remarqua avec nonchalance :

« Ce que j’admire chez toi, c’est ta précision.

— Je ne plaisante pas. Il y a de la tension, comme si le cadavre était toujours là, à nous surveiller.

— Tu ne crois tout de même pas aux fantômes. »

— Non, mais je crois aux monstres. »

Le Vampire rouvrit les paupières et leva la tête vers son amant qui semblait mal-à-l’aise :

« Pose-la, ta question. Je sais très bien ce qui te préoccupe. »

Nicolas lâcha un soupire et plongea alors son regard inquiet dans celui de son camarade :

« Est-ce que c’est toi qui l’as tué ? »

Peter afficha soudain un sourire provocateur et répondit d’un air presque joyeux :

« Bien sûr que oui. »

Faisant preuve d’une tranquillité inébranlable, il se cala de nouveau contre le torse de son amant et retourna à son écoute personnelle. Un lourd silence s’installa dans la chambre, imprégnant les plumes du lustre et glissant sur la ronde des miroirs, alors que Nicolas semblait voir le meurtre se dérouler sous ses yeux, le visage sombre d’être le témoin d’un fait aussi sordide. Finalement, après quelques secondes d’inaction pendant lesquelles le Vampire ne semblait rien ressentir de cette nervosité morbide, l’Ange replia vivement ses ailes et se releva pour aller allumer de l’encens, laissant Peter nu et satisfait entre les draps défaits. Face à un miroir, Nicolas demanda en laissant la flamme d’une allumette caresser le petit bâton noir :

« Et tu vas laisser Alice s’accuser à ta place ? »

Le jeune homme releva la tête et croisa le regard de Peter dans le reflet. Il semblait calme et sûr de lui, presque inconscient :

« Je n’ai rien demandé, c’est elle qui veut le faire. »

Une odeur de rose apparut doucement dans la pièce, s’étalant au fur et à mesure que la fumée progressait dans ce paysage immaculé. Peter ne sembla pas le remarquer :

« Une question d’orgueil, tu vois ? Elle veut mener sa nouvelle révolution française au sein de la maison, brandir le poing et crier que c’est elle qui a tué ce salaud. Attendons encore une semaine et elle va nous trouver une guillotine à deux lames pour les propriétaires. »

Nicolas se retourna et s’appuya contre la commode :

« Je suis persuadé qu’elle le fait pour te protéger. »

Le Vampire étouffa un éclat de rire et se pencha vers le sol pour attraper son paquet de cigarettes :

« Elle le fait parce qu’elle sait qu’elle ne risque rien. »

Il en alluma une et commença à la fumer :

« Qu’est-ce qu’elles vont lui faire ? Lui interdire de travailler ? Tu parles d’une punition ! »

L’odeur du tabac se mêla alors à celle de l’encens dans un parfum étouffant. Nicolas haussa les épaules et resta silencieux. Croisant les bras, il conclut :

« Il n’empêche, tu as tué un homme. »

Sa cigarette entre les lèvres, Peter arriva à formuler dans un grognement de dédain :

« Je t’en prie, c’était une ordure. Il fallait le faire. »

L’Ange leva aussitôt un regard intimidé sur son amant, quelque peu écœuré par la puanteur ambiante :

« Et ce que tu fais tous les soir ?

— Ca n’a rien à voir.

— Qui me dit que tu ne me le feras pas un jour ? »

Jusqu’alors tranquille, Peter sembla aussitôt se figer, offusqué :

« Pourquoi est-ce que tu dis ça ? »

Nicolas ne répondit pas, fuyant le regard acéré de son ami. Ce dernier, la cigarette plantée au bout des doigts, demanda sèchement :

« Tu crois que ça me plait ? Tu crois que j’ai envie de boire ton sang ? »

Peter se redressa sur le lit :

« Je n’ai pas la chance d’avoir une belle paire d’ailes dans le dos, Nicolas. On m’appelle le Vampire, pas l’Ange. J’aimerais bien, moi, chanter sur une estrade, être acclamé par tous les clients puis poser à poil pour un artiste. »

De la cendre chuta sur le parquet dans l’indifférence absolue.

« Mais étrangement, ce n’est pas ce qu’on attend de moi. »

Nicolas soupira. Après réflexion, il finit par affirmer :

« On ne t’a jamais obligé à boire du sang. »

Cette fois, c’est toute la cigarette qui s’écrasa par terre lorsque Peter se leva du lit :

« Attend d’avoir des dents pointues à la place des ailes avant de donner des leçons de morale. »

Il commença à s’habiller à la hâte, ne prenant même pas la peine de boutonner sa chemise, et engouffra son paquet de cigarette dans une des poches de son pantalon. Dépassé par les évènements, Nicolas ne bougea pas, assistant à la fuite de son amant sans avoir le courage de le retenir, et demanda simplement d’une voix faible :

« Tu ne restes pas dormir ? »

Peter l’ignora, expliquant froidement tout en chaussant ses bottines :

« Il y a une différence entre nous deux. L’un sait ce que ça fait d’être un monstre, l’autre ne se rend même pas compte qu’il en est un. »

Finalement, le Vampire s’approcha de son amant et dit d’une voix étrangement calme :

« Après tout, on ne t’a jamais obligé d’être une putain, Nicolas. »

Sur un dernier sourire amer, Peter sortit de la pièce sans se retourner, laissant pour seul souvenir une tenace odeur de cigarette. Nicolas, lui, alluma tout simplement un deuxième bâton d’encens.

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