Chapitre 7 - 2

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Peter enleva ses bagues une par une, prenant un certain plaisir à les entendre sonner contre le marbre de sa coiffeuse comme des petites pièces de monnaies glissant sur la pierre, puis se tourna vers l’homme assis juste derrière lui, dans un fauteuil de soie. Le Vampire lui sourit et agita ses doigts nus comme un enfant enthousiaste :

« Ils sont à vous, Marquis. »

Le client caressa les dix bâtons blêmes du regard, obnubilé par ces ongles nacrés qui semblaient briller dans la pénombre de la chambre noire, et humecta ses fines lèvres comme pour mieux apprécier le spectacle.

C’était un aristocrate qui avait participé à la chute de sa famille, une véritable ruine humaine qui s’illusionnait elle-même en s’enveloppant dans de beaux costumes de satin qu’il n’avait même pas encore fini de payer, assez riche pour s’offrir un albinos mais trop peu pour rembourser ses dettes. Il était jeune mais faisait déjà vieux, aussi grand que maigre, baladant une carcasse squelettique et un teint maladif sur les pavés de Londres sans que personne ne puisse le reconnaître. Endormi, il passait pour un cadavre.

Comme un arbre mort cédant sous la pression du vent, il se courba en avant et plongea l’araignée qui lui servait de main dans une de ses grandes poches. Il en sorti une boite argentée et la déposa sur la petite table devant lui. Peter la saisit délicatement :

« Pourquoi est-ce que vous me faites tous ces cadeaux ? Vous me payez, ça me suffit. »

Le Marquis afficha un sourire vaniteux et expliqua de sa voix qui semblait toujours à bout de souffle :

« Parce que je suis ce qui t’est arrivé de mieux ici, et je veux que tu le saches. »

L’albinos souleva le couvercle avec précaution :

« Si vous étiez si bien que ça, je ne serais déjà plus dans cet enfer. »

Une bague surmontée d’un diamant taillé apparut, scintillant dans la lueur du lustre comme une boule de cristal, énorme et lisse. Le regard fasciné de Peter devint alors pâle, translucide, comme si le voile de la cataracte s’était soudainement déposé sur ses pupilles, alors que ses doigts tremblotants saisissaient le bijou avec respect et délicatesse. Il releva la tête, une étincelle d’espoir dans ses yeux enneigés :

« J’imagine que je ne la met pas à l’annulaire.

— Je t’aime beaucoup mais j’ai une réputation à tenir. »

Peter haussa les épaules et son regard redevint alors marron, trop habitué aux désillusions pour tomber dans le gris mélancolique. Mécaniquement, il enfila la bague sur son majeur, étendit le bras pour l’admirer, et sourit à son client qui lui répondit par un hochement de tête satisfait. Puis un silence plana un instant dans la pièce, léger et discret. Chacun savait très bien ce qui allait suivre mais ni l’un ni l’autre ne voulait vraiment faire le premier pas, demeurant immobiles et calmes alors que tout cela venait naturellement d’habitude, sans malaise ni aucune gêne.

La pierre brillait au doigt du jeune homme, véritable petit soleil au cœur de la pénombre, et jetait ses rayons lumineux sur le papier peint noir comme un pointilliste jetterait sa peinture sur une toile abandonnée. Il y avait quelque chose d’étrangement beau dans l’atmosphère moite de la chambre, quelque chose d’inhabituel qui ne plaisait pas à Peter. Finalement, brisant cet instant figé, ce dernier s’avança machinalement vers le Marquis et déposa un baiser sur son front, doux et innocent comme un enfant remerciant son grand-père pour son cadeau d’anniversaire. Il ne pensait à rien, ne se posait aucune question : il allait se déshabiller et se blottir dans ces bras comme un pêcheur irait sur son bateau, par pur réflexe, presque par obligation, et n’y penserait plus.

Cependant, le Marquis le repoussa alors que des mains commençaient à déboutonner sa chemise :

« Doucement, doucement, j’ai encore quelque chose à te donner. »

Stoppé dans son élan, Peter se redressa et recula, las :

« Je ne sais que faire de vos bijoux. Vous m’avez payé pour profiter de mon corps, pas pour le couvrir de métal. »

Le Marquis l’ignora et glissa de nouveau sa main squelettique dans une poche de sa longue veste noircie par les années. Peter soupira et s’assit à côté de son client :

« Ca fait deux ans que vous venez me voir, ce n’est pas comme si vous aviez besoin d’obtenir ma confiance, surtout que… »

Son regard surprit le délicat reflet d’une lame de poignard :

« Mon dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? »

Un rictus sur les lèvres, le Marquis brandit l’arme et la présenta à Peter qui resta immobile et silencieux, la bouche ouverte sur ses deux canines taillées, comme devant un animal dangereux qu’il ne faudrait surtout pas énerver par des gestes trop brusques. Le prostitué leva des yeux sombres sur son client et répéta d’une voix inquiète :

« Qu’est-ce que c’est ? »

Le Marquis s’approcha du jeune homme, fier de lui :

« C’est pour nous, rien que pour nous. »

Dans un mouvement qui se voulait suggestif, il glissa l’objet froid dans la main de Peter qui l’examina avec curiosité et appréhension. C’était un poignard de collection, une arme faite pour être accrochée à un mur plutôt qu’être lovée au creux qu’une paume moite, une belle dague que le jeune homme n’arrivait plus à quitter des yeux. Elle semblait dangereuse et pourtant, tout faisait d’elle une compagne parfaite : un manche délicatement sculpté de roses entrelacées, un métal brillant sur lequel la lumière semblait se briser en mille morceaux, une lame aux formes délicieuses qui se courbait comme pour inviter au meurtre. Intrigué, Peter porta le poignard devant son visage et croisa son regard dans le reflet déformé de la lame. Ses yeux viraient de nouveau au noir complet, ravivant des souvenirs sanglants dans la mémoire du jeune homme, des souvenirs tout frais. Peter redonna alors la dague au marquis dans un frisson et se leva. Il alla prendre son paquet de cigarette resté sur sa coiffeuse et resta debout pour fumer :

« Je n’ai pas envie de ça ce soir. On peut le faire normalement, non ? »

Le visage du Marquis sembla s’affaisser sous l’effet de cette déception imprévue. Les bras ballants, le corps soudainement avachi sur lui-même, il n’était plus qu’un épouvantail vêtu de beaux habits, un mannequin sans vie. Il affirma d’une voix ébahie :

« Mais tu es le Vampire ! »

Peter porta une main sur son front soudainement douloureux alors que le visage de sa victime semblait se dessiner dans la pénombre de la chambre, derrière la fenêtre aux rideaux ouverts, comme une estampe revenue du passé. Il ferma les yeux pendant un instant et jeta sa cigarette à peine entamée dans un cendrier non loin de là. Puis il se retourna vers son client :

« Je n’ai pas soif, c’est tout. »

Le Marquis passa alors de la mélancolie à l’hystérie, jetant sa vieille carcasse sur le sol pour prier Peter comme on prierait une divinité, offrant la dague en offrande. Il semblait désespéré, laissant des larmes couler sur le gouffre de ses joues avec indifférence :

« Je t’en supplie ! J’en ai besoin ! »

Epouvanté par cette démence, l’albinos écarquilla ses yeux soudainement devenus verts mais n’arriva par à reculer, tétanisé par la peur. Le Marquis continua, étirant ses mains tremblantes vers Peter dans des craquements sinistres :

« Tu ne peux pas savoir à quel point c’est douloureux ! Toute cette vie, cette énergie, c’est un poids à traîner ! Je souffre de me sentir vivant ! »

Il enleva vivement sa veste et saisit la chemise blanche qu’il revêtait pour l’ouvrir de force, faisant sauter tous les boutons, comme possédé par un démon personnel. Un torse blanchâtre fit alors son apparition sous ces vêtements luxueux, un torse si maigre que sa peau tendue moulait chaque os de sa cage thoracique et mettait en relief une anatomie aussi bancale que maladive. Le visage en sueur, le Marquis porta la lame du poignard à un de ses pectoraux :

« Je sais que tu en as envie ! Tu me l’as déjà fait et tu as adoré, alors arrêtes de te mentir à toi-même : tu ne fais que repousser tes pulsions ! »

Devant le regard impuissant de Peter, la lame caressa doucement la peau de l’homme qui serra un instant les dents sous l’effet de la douleur, et dessina une tranchée petite mais profonde dans cette chaire pourtant mince. Un filet de liquide rouge commença alors à glisser sur ces côtes houleuses comme un serpent écarlates sur des dunes de neige. Le Marquis laissa tomber le poignard sur le plancher et saisit fermement le poignet droit de Peter pour le tirer vers lui. Il posa la main du jeune homme sur sa plaie ouverte :

« Ose me dire que ça ne te fait pas envie. »

L’albinos ferma un instant les yeux, toujours hanté par ce visage cadavérique, et tenta de chasser un arrière-goût de sang qui venait d’apparaître dans les profondeurs de sa gorge. Il sentait le liquide épais couler sous sa main, s’insinuer entre ses doigts comme une rivière tranquille, glisser sur son avant-bras pour ensuite tomber en gouttes sur les lames du parquet. Tous les sens de Peter s’étaient étrangement décuplés et le sang du Marquis semblait maintenant battre dans ses propres veines. L’homme, toujours à genoux, prononça d’une voix plus faible :

« Bois moi ou alors laisse-moi mourir. »

Cédant à un trop grand désir, Peter ouvrit subitement les paupières sur des yeux écarlates et se jeta sur sa proie pour coller sa bouche à la blessure sanguinolente, laissant chaque larme de ce breuvage mortel rouler entre ses lèvres et délivrer des saveurs sucrées sur sa langue. Comme un enfant assoiffé, il engloutit sauvagement ce que cette fontaine humaine avait à lui offrir et lécha la plaie pour n’en laisser aucune goutte, ignorant les tâches de sang qui parsemaient maintenant sa peau immaculée. Le Marquis finit alors par presser la tête du jeune homme contre son torse dans un râle de plaisir puis se laissa tomber sur le côté, haletant. Peter, la bouche cernée de rouge, se releva et se lécha les lèvres, l’air rassasié. Il alla calmement chercher un mouchoir qu’il gardait pour ce genre de client et le donna au Marquis qui gisait toujours sur le sol, le visage illuminé par un sourire satisfait. Ce dernier l’appuya contre son torse afin d’arrêter le saignement et leva un regard conquit sur le jeune homme qui était déjà parti chercher une nouvelle cigarette. Son sourire s’agrandit :

« Je te laisserais un pourboire. »

Peter ne répondit pas.

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