Chapitre 5 - 2

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Quelques jours plus tard, la maison se transforma. Sa façade resta la même, sombre et discrète comme un vendeur d’opium, mais son salon se vêtit de rideaux pailletés, d’une estrade en bois recouverte d’un tapi rouge se dépliant comme une langue obscène, de guirlandes pleines de strass qui s’élançait en trainées d’étoiles d’un mur à l’autre et d’un comptoir derrière lequel Igor faisait fonctionner une fontaine à champagne, l’air heureux de voir jaillir le liquide doré d’un petit cupidon grossièrement sculpté. Sur les tables, des bougies faisaient sensuellement danser leurs flammes et jetaient des lueurs étranges sur les corps presque nus des prostituées qui prenaient place, ajustant une dernière fois leurs porte-jarretelles trop serrés. Les sœurs surplombaient la scène depuis l’estrade comme des despotes dominant leur monde, avec assurance et satisfaction, les mains dans le dos. Derrière elles, quelques musiciens installaient leurs instruments dans une légère confusion, encore étourdis par la somme qui leur avait été offerte contre un peu de discrétion une fois partis. Jane souriait et jetait de temps à autre des regards complices à sa sœur, enthousiaste de voir les premiers clients arriver. Elle en était sûre : ce soir, les affaires allaient décoller.

Minuit venait de sonner. Dans le vacarme et la débauche, le silence et l’obscurité semblèrent soudainement s’observer, figeant le monde dans une dimension inhabituelle faite de calme et de beauté. C’était ce que l’Ange provoquait chaque premier samedi du mois, lorsque ses chaussures cirées résonnaient modestement sur l’estrade et que sa silhouette ivre se dessinait devant les cinq musiciens, comme une apparition céleste dans l’obscurité de la petite scène improvisée. Les ailes discrètement repliées dans le dos, il était seulement vêtu d’une longue redingote noire qui s’étalait sur le tapi comme une flaque d’encre tempétueuse, laissant apercevoir sa peau crémeuse dans un étroit rayon. Son visage exprimait une pureté fragile, celle des figurines de porcelaines et des poupées laissées à l’abandon, mais aussi une désinvolture entreprenante que l’alcool avait dessinée dans son regard profond, réduisant l’assistance entière au silence. Sous les pupilles passionnées de la foule masculine, il s’avança doucement vers le micro dans une démarche sinueuse, comme un serpent glissant vers sa victime, et recueillit délicatement l’objet au creux de sa main droite pour y approcher les lèvres. Le jeune homme ferma un instant les yeux dans un frémissement à peine perceptible, laissant les braises de la tension muette se consumer dans l’auditoire, puis sa voix s’éleva et le monde sembla reprendre vie. Les musiciens commencèrent à jouer, les prostituées se mirent à danser avec la grâce des ombres chinoises et les coupes continuèrent à se remplir de bulles pétillantes.

There is a house in New-Orleans.

Ses mots sonnaient dans la pièce comme ceux d’une oraison funèbre, clairs mais mélancoliques, caressant le lustre et ses diamants de leur souffle lourd et hypnotique. Sa voix semblait posséder la maison, pénétrant ses murs, ses souvenirs et son passé pour en exprimer toute la tristesse et la beauté, aidée par quelques notes de piano, comme pour ponctuer ses phrases.

They call the Rising sun.

Le jeune homme souffrait. Il ne chantait pas, il pleurait ses paroles, sentant des larmes d’alcool couler dans son esprit tourmenté. Il lançait un appel au secours et ses camarades lui répondaient en tournant sur elles-mêmes dans la fumée des cigares allumés, balançant les hanches au rythme de la batterie et fermant les yeux pour éviter qu’un lourd sentiment de fatalité ne leur mouille les paupières. Dans la pénombre des bougies agonisantes, des mains viriles se baladaient sur les mollets d’Alice, des billets glissaient sur la peau blême de Peter, et tous ces voyeurs semblaient fiers d’être ici, soumis à leurs pulsions les plus primaires et enveloppés d’une odeur de tabac écœurante, séduits par la voix tremblante de l’ange.

And it’s been the ruin of many a poor girl.

Liz ne se sentait pas bien. Encerclée par ses délicates mains comme une déesse hindoue, elle avait un pressentiment étrange, comme un poids sur le cœur. Elle se retourna un instant pour observer la salle mais l’excitation ambiante et l’effervescence ne lui offrirent qu’une vision trouble de la foule, une vision brouillée par les effluves de fumée et les ombres inquiétantes qui se reflétaient sur les visages. Doucement, des doigts rampèrent sur sa cuisse comme d’immondes reptiles mais elle n’y fit pas attention, essayant de chasser ce malaise de son crâne et continuant à faire gesticuler ses bras, guidée par la mélodie qui semblait prendre de la profondeur au fil de la chanson.

And God I know I’m one.

Une ombre s’étirait au loin, glissant entre les tables avec agilité et attention, comme un prédateur en pleine chasse. C’était une silhouette familière, une démarche qu’elle connaissait, un fantôme peut-être. Sur scène, soulevés par une vague d’hystérie, les musiciens accompagnaient l’ange sans se soucier de la moindre fausse note, comme si leurs esprits s’étaient totalement détachés de leurs corps qui continuaient à jouer avec frénésie. Les doigts du pianiste matraquaient les touches noires et blanches dans une précision impressionnante, courant sur le clavier à toute allure, alors que de formidables cris s’extirpaient d’une trompette, de l’autre côté de l’estrade. Tout semblait se perfectionner, s’accélérer, se préciser dans un merveilleux crescendo mélodique, prêt à exploser. Et alors que le regard de Liz n’arrivait pas à se détacher de cette silhouette à haut de forme, les ailes de l’ange se déployèrent dans l’obscurité du salon et tout disparut dans une tempête de plumes.

Oh, mother tell your children…

Dans cet étrange stroboscope blanc, Liz perdit ses repères et peina à continuer sa danse, ses yeux n’arrivant à capter que des images floues et bancales de ce qui l’entourait. Tout semblait faux : l’ange qui chantait maintenant si fort qu’il semblait vouloir cracher son cœur gangréné, une main tremblante sur sa joue comme pour sécher des larmes invisibles ; les sœurs siamoises qui jetaient des plumes sur la foule, discrètement cachées en haut des escaliers ; Carry qui embrassait un homme sans aucune pudeur, ses griffes plantées dans le dossier d’un canapé ; et cette mystérieuse silhouette qui tendait maintenant une main distinguée à Dorothy.

Not to do what we have done…

Liz se redressa, sentant son pressentiment se préciser à une vitesse effrayante, comme si les plumes qui retombaient maintenant doucement sur le sol dévoilaient enfin la vérité. C’était un homme. Un homme beau, large d’épaule, fin de taille. Un homme qui se tenait droit, un homme de confiance. Un gentleman qui connaissait tous les codes de l’élégance britannique, vêtu d’un haut-de-forme et d’un veston, une main sur le pommeau doré de sa canne. Un homme qui souriait, toujours, tout le temps, et qui savait parler aux femmes, une lumière dans le regard. Une étincelle, une braise, un feu qui tira violemment Liz en arrière, la plongeant dans son passé comme pour essayer de la noyer. Alors la jeune fille se figea, maintenant totalement effarée, incapable de bouger lorsque l’étranger monta les escaliers et disparut dans le labyrinthe de couloirs, Dorothy accrochée à son bras.

Spend your lives in chear misery.

Elle resta un court instant immobile, perdue dans un écoulement continu d’abjects souvenirs, de nouveau bousculée par une soudaine envie de vomir qu’elle n’avait plus ressentie depuis longtemps. Quelque chose naissait en elle, une émotion chaude et dangereuse, une férocité muette que son visage désorienté ne laissait pas présager. Une main sur son épaule attira son attention et Liz se retourna, haletante. Le regard sombre d’Alice apparut dans la pénombre, aussi fixe que celui d’un mort revenu se venger. Silencieusement, la femme à barbe lui tendit quelque chose dans un geste lourd puis prononça doucement, avec une simplicité froide et effrayante :

« Vise la tête. »

Sans même hésiter, la jeune fille attrapa le chandelier.

In the House of the Rising Sun.

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