Chapitre 5 - 3

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« Il vient de France. »

Dorothy prit la coupe dans sa main et inspecta avec curiosité les bulles virevoltant dans le liquide doré. Le champagne semblait briller dans la petite chambre sombre, fier et distingué, comme pour répondre au miroir qui surveillait paisiblement la scène du haut de sa commode. Dissimulé derrière des volutes d’encens, ce dernier régnait sur une obscurité étouffante et peinait à percer la pénombre de son regard pourtant éclatant. Seuls quelques cierges éclairaient la pièce, posés comme en guise de prière sur un guéridon sculpté, projetant leur lumière mouvante sur les murs rouges. Dorothy adressa un sourire affectueux à son client. Elle n’avait pas peur, n’avait aucune appréhension. Elle était même plutôt amusée :

« Je n’ai jamais bu de champagne.

— Vraiment ? »

L’homme s’assit à côté d’elle, posant une main sur sa cuisse déjà nue, et admira un instant les énormes disques brillants qui lui servaient d’yeux. Elle ne réagit pas et porta la coupe à ses lèvres avec assurance. Elle rejeta sa tête en arrière, manquant de tomber sur le lit sous le poids de ses cornes, et avala une gorgée d’alcool en fermant les paupières. Aussitôt, son corps sembla glisser dans une indolence charnelle et son esprit entra dans une dimension tout autre, une bulle de chaleur où seuls lui et elle existaient, si bien que Dorothy n’entendit pas le vase se briser dans un couloir tout prêt, innocente victime de la tempête qui roulait, grondait, fonçait vers la chambre comme une furie. Son sourire s’élargit alors qu’elle redonnait le verre à l’étranger. Celui-ci le refusa d’un geste de la main :

« Regarde, tu as mis du sang sur le bord. »

Intriguées, les pupilles de Dorothy caressèrent lentement la surface scintillante et y surprirent effectivement une petite traînée rouge. Elle s’en amusa :

« Désolé, ça n’a pas encore totalement cicatrisé. »

Comme pour se faire pardonner, elle approcha de nouveau la coupe de ses lèvres et fit ramper sa langue sur le cristal pour effacer la tâche, le muscle se mouvant comme celui d’un serpent en colère, scié en deux dans le sens de la longueur. Bientôt, Dorothy lâcha le verre qui éclata sur le parquet et se tourna vers son client pour faire glisser sa langue reptilienne au creux de son cou, emporté par une pulsion aussi soudaine que puissante, curieuse de goûter les saveurs nouvelles de la luxure. L’homme s’écarta rapidement et se dressa devant la prostituée, prêt à se déshabiller. Son sourire n’avait toujours pas disparut, comme cousu sur sa bouche, indélébile :

« Tu veux la voir ? »

La jeune femme ne répondit pas, léchant sa lèvre inférieure avec empressement, et l’inconnu n’attendit rien de plus pour diriger ses mains vers son entrejambe. Mais alors que ses doigts faisaient sauter le premier bouton de son pantalon, l’homme fut surpris par le vacarme de la porte s’ouvrant à la volée, soufflant les bougies dans un courant d’air froid. Il n’eut pas le temps d’esquiver le chandelier qui lui massacra l’épaule dans un craquement sordide, et fut aussitôt projeté sur le sol comme un vulgaire chiffon, la joue écrasée contre le parquet. Dorothy, paralysée par l’alcool, n’eut pas la force de crier, glacée dans une panique muette. Elle observa sa camarade avec horreur, les yeux rivés sur ce visage horriblement déformé par la haine et la vengeance, et resta assise devant sa silhouette menaçante aux huit pythons enragés. Liz l’ignora et se tourna vivement vers son violeur, brandissant le candélabre d’un air agressif, la voix entrecoupée par une respiration haletante :

« Vous… Vous êtes dégueulasse… »

L’homme gémit en se redressant contre le mur et ne releva pas tout de suite la tête, se concentrant sur la douleur qui lui courait dans l’épaule comme un courant électrique. Son bras droit se balançait dans le vide comme un pendu au bout d’une corde, complétement inerte. Liz s’approcha et continua à hurler, crachant sa colère à s’en éclater les poumons :

« Ne revenez plus jamais ici. Ne voyez plus aucune de ces filles. »

L’homme ouvrit des yeux encore surpris sur la jeune fille. Il secoua doucement la tête et sembla sourire, comme si le lointain souvenir de cette nuit avec Liz lui faisait plaisir. La prostituée, elle, n’en devint que plus menaçante :

« Sinon, je vous tue ! Je vous jure que je vous tue ! »

La jeune fille lâcha brusquement le candélabre qui heurta le parquet dans un bruit sourd et resta immobile, le regard rivé sur son agresseur encore désorienté. La pièce plongea soudainement dans un silence malsain, un silence soutenu par l’odeur entêtante de l’encens et les sanglots de Dorothy, alors que la clameur des autres clients résonnait dans le couloir, comme le lointain bruissement d’un orage imminent. L’homme s’appuya un instant sur le mur avec sa main gauche et lâcha un petit rire mesquin, presque jubilatoire :

« Très bien, je m’en vais. »

Il se stabilisa difficilement sur ses jambes, se pencha en avant pour remettre son chapeau et attraper sa canne, puis se dirigea vers la porte en manquant de trébucher sur le tapis. Son bras blessé ne semblait pas le faire souffrir, simple marionnette de chair tanguant dans la pénombre, et l’homme ne réagit pas lorsque sa main heurta le guéridon en faisant chuter des cierges sur le sol. Faisant preuve d’un flegme effrayant, il s’arrêta dans l’encadrement lumineux de la porte et se tourna lentement vers Liz, le visage toujours aussi souriant que sombre. Ses sourcils tressaillirent :

« Mais je ne peux te promettre de ne pas revenir. Après tout, tu n’étais que mon coup d’essai, chère Liz. Cette maison est… »

Sa voix s’éteignit doucement dans un souffle étouffé, comme surprise par une sensation nouvelle, et le silence reprit sa place, seulement comblé par quelques craquements sinistres. Le sourire de l’homme s’estompa progressivement, remplacé par la grimace bleuâtre du dernier soupir, alors même que ses yeux s’écarquillaient, vidés petit à petit de leur si précieuse étincelle. A l’image de ce bras ballant, tout chez lui semblait dépérir, s’assécher comme une fleur se flétrissant en quelques secondes seulement. Sa peau perdit son joli teint rosé pour devenir aussi grise que celle d’un gisant, ses paupières tressaillaient discrètement comme pour adresser une dernière prière à un dieu qui ne semblait pas l’écouter, et sa poitrine, qui s’était un instant affolée avec l’espoir d’aider le reste du corps à survivre, se soulevait maintenant lentement vers un endormissement funèbre. Bientôt, c’est un filet rouge qui courut sur son torse, véritable petite route creusant son chemin jusqu’aux lattes du parquet. Il dessinait sur la peau maintenant pâle une rivière sanglante qui reliait le cou aux pieds, se divisant tranquillement en plusieurs ruisseaux et canaux, puis sinuant autour du pectoral avant de continuer son écoulement et de se jeter dans la mer rouge qui commençait à imprégner le sol. Finalement, dans un râle de défaite, l’homme arrêta de respirer et sembla s’endormir dans une ultime capitulation. Peter arracha alors ses dents du cou blême de l’inconnu et laissa le corps s’affaisser sur lui-même comme celui d’un fusillé, devant les regards horrifiés des deux prostituées. Alors qu’une lueur de satisfaction se mêlait aux reflets d’épouvante de Liz, Dorothy scrutait le cadavre avec effroi, la bouche ouverte dans un hurlement muet. Le jeune homme porta un doigt élégant à ses lèvres baignées de sang et essaya de s’essuyer d’un air impassible :

« Les salauds sont les meilleurs. »

Il avait alors les yeux entièrement noirs.

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