Chapitre 5 - 1

4 minutes de lecture

C’était un couloir sombre et profond. Avec son papier peint abîmé, ses lampes à la lumière vacillante et son odeur de vieux bois, il se fondait parfaitement dans la masse labyrinthique des autres corridors, sans aucune différence. Et pourtant, alors que Dorothy plongeait son regard curieux dans la pénombre de ce passage, elle y sentait quelque chose d’étrange, une atmosphère beaucoup trop calme, un silence beaucoup trop pesant. Et il y avait cette porte blanche qui finissait le couloir en cul-de-sac, contrastant avec le mur sombre comme si elle s’était trompée d’endroit pour se poser. Droite et lumineuse, elle avait des faux airs dangereux de porte du paradis, mais Dorothy avait surtout l’horrible sensation que le bois immaculé la regardait.

Liz, qui était en train d’emmener sa nouvelle collègue à sa chambre, dû faire marche arrière pour la retrouver :

« Ce n’est qu’un couloir inutilisé de la maison, personne n’y va. »

Dorothy fronça les sourcils, perplexe :

« Et cette porte ?

— Fermée à clef. C’est plutôt commun ici. Il y a des chambres inoccupées.

— Non, il s’est passé autre chose là-dedans. »

Liz haussa une épaule d’un air indifférent :

« Ce n’est pourtant pas un endroit qui intrigue beaucoup ici. A vrai dire, je n’avais jamais vraiment fait attention à cette porte auparavant. Il y a des choses bien plus étranges dans cette maison, tu auras l’occasion de t’en rendre compte. »

Elle prit Dorothy par la main et l’entraîna dans le dédale de couloir, à la recherche de sa chambre :

« Par exemple, dans l’étage du dessus, il y a une chambre sans numéro. Pleins d’homme y entrent mais personne n’en sort, et on ne sait toujours pas pourquoi. C’est inquiétant mais tu sais, à force, on s’habitue. »

Elle bifurqua à gauche dans un tourbillon de mains virevoltantes puis continua sa marche, suivie de près par la nouvelle recrue dont les cornes frôlaient parfois les lustres dans un tintinnabulement joyeux. Liz changea complétement de sujet, regardant droit devant elle :

« Dans quelques jours, c’est le premier samedi du mois. Et comme tous les premiers samedis, le salon se transformera en cabaret. Tu sais danser ? »

Dorothy hocha timidement la tête, sa collègue reprit :

« Parfait. N’hésite pas à boire un verre d’alcool avant de descendre, ça aide à se lâcher, surtout pour une première fois. »

Liz se retourna vivement :

« Tu n’es pas vierge, au moins ?

— Non. »

Un sourire doux illumina le visage de l’adolescente aux huit paires de bras :

« Tant mieux. »

Elle se concentra de nouveau sur son chemin, ne ralentissant pas le rythme de sa marche. A cette heure-ci, tout le monde était en train de se préparer et les couloirs étaient vides :

« Comment est-ce qu’elles t’ont surnommée ? »

Dorothy répondit sans être convaincue :

« La diablesse. »

Liz lâcha un rire amer :

« Il semblerait que les propriétaires comptent sur toi pour attirer le clergé. »

La nouvelle employée poussa un soupir d’angoisse, apparemment moins amusée que sa collègue. Puis elles s’arrêtèrent enfin devant une porte rouge vernie dont la poignée était recouverte d’une couche de poussière. Liz, souriante, se tourna vers la jeune femme :

« Et voici ta… »

Elle se tut soudainement, intriguée par un discret filet rouge qui coulait sur le menton de Dorothy, à partir de la commissure de ses lèvres. La jeune prostituée s’inquiéta, manquant d’abimer un luminaire avec ses cornes lorsqu’elle secoua nerveusement la tête :

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien. »

Liz posa une main délicate sur la joue de sa camarade :

« Ouvre la bouche, s’il te plait. »

Dorothy s’exécuta, dévoilant derrière ses dents une horreur ensanglantée qui se tortillait dans tous les sens, comme une huitre écarlate. L’observatrice écarquilla les yeux et laissa quelques mots s’envoler avec son souffle coupé :

« Mais qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? »

Elle lâcha la joue de Dorothy quand celle-ci tenta d’expliquer :

« Je ne sais pas. Il m’a allongé et m’a mis des centaines d’instruments dans la bouche. »

Liz fronça les sourcils, dégoûtée par le souvenir de cette chose rampant dans sa prison buccale :

« Et tu ne t’es pas vue dans un miroir par la suite ?

— Non.

— Et ça te fait mal ?

— Pas vraiment. Je ne sens pas grand-chose. Qu’est-ce qu’il y a de si effrayant ? »

L’adolescente tenta de sourire d’un air rassurant mais n’arriva pas à dévier le regard de cette bouche massacrée, hachée, torturée. Finalement, elle se retourna vers la porte et posa une main sur sa poignée en fermant les yeux pour ne pas céder à la panique :

« Il doit il y avoir une bouteille de rhum dans ma chambre, je te la ramènerait pour que ça cicatrise plus vite. »

Elle fit pivoter le bouton et le battant s’ouvrit doucement sur une pièce sombre aux murs aussi embrasés que l’enfer, tendus de noir et de rouge. Dans le fond, au-dessus d’une vieille commode sculptée, un miroir dominait les autres meubles, sa clarté éclairant la pièce comme un passage vers un autre monde. Liz se retourna un instant vers sa collègue :

« L’aspect peut être impressionnant mais je t’assure que ce n’est pas grave. Le Dr Conroy est un bon médecin, encore quelques jours et ça ne saignera plus. »

Dorothy ne répondit pas, le visage maintenant grave, et passa à côté de la jeune fille pour s’engouffrer dans sa nouvelle chambre, en direction du miroir. Face à son inquiétant reflet, elle ouvrit la bouche mais ne vit qu’un trou rempli d’obscurité, rempli d’inconnu.

« Il fait trop sombre, je n’y vois rien. »

Mal à l’aise, Liz alluma une lampe. Le gigantesque regard de Dorothy sembla alors se figer sur sa langue. Elle hurla.

Annotations

Vous aimez lire Bastien Gral ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0