Chapitre 4 - 3

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La jeune femme sortit de l’édifice en trombe et commença à traverser le parvis d’un pas rapide et décidé, comme si elle avait peur d’être suivie par le vieil homme d’église. De lourds nuages couvraient le ciel de la province londonienne, plongeant le village dans une obscurité désolante, et le vent sifflait dans les étroites rues pavées, pour finalement s’engouffrer dans le voile de l’étrangère et le faire valser derrière elle. La commune était silencieuse, comme laissée à l’abandon par ses habitants à la suite d’une soudaine panique, et la place de l’église était effroyablement vide pour un lundi après-midi. Seule une silhouette était assise sur le monument aux morts, surmontée d’une fumée blanche et volatile. Mais la jeune femme ne la remarqua que lorsqu’une voix l’apostropha d’un air léger :

« Vous me paraissez bien pressée. »

Elle s’arrêta et se retourna face à l’inconnu qui semblait la regarder dans l’ombre d’un arbre mort. Elle l’observa pendant un court instant, inquiète, puis s’apprêta à reprendre sa route. Mais la voix résonna de nouveau sur la place, rebondissant sur les bâtiments qui les encerclaient :

« Qu’est-ce que vous espériez ? »

La jeune femme se retourna de nouveau, maintenant aussi intriguée que nerveuse. La silhouette se leva du monument et s’approcha dans une démarche élégante quoique légèrement bancale. Et plus elle était proche, plus la demoiselle sentait l’atmosphère s’alourdir autour d’elle. Au fil de sa marche, l’ombre se précisa, se dédoubla, ou plutôt se découpa en deux au niveau de la taille, laissant la jeune femme impressionnée et paralysée. Finalement, les sœurs siamoises s’arrêtèrent à un mètre de leur proie et lui sourirent :

« Comment vous appelez vous ? »

La demoiselle resta silencieuse, sur ses gardes. Une des femmes lâcha alors rire affectueux :

« N’ayez pas peur, nous n’allons pas vous faire de mal. Après tout, nous sommes un peu pareilles, vous et moi. »

Sa sœur la reprit :

« Vous et nous. »

Elle sourit de nouveau :

« Alors ? Quel est votre nom ? »

Après quelques secondes d’hésitation, une voix inquiète traversa le voile :

« Bolen. Dorothy Bolen. »

Le vent s’engouffra entre les deux sœurs, poussant de sa voix sifflante un long gémissement, presqu’un avertissement. Une des inconnues, la blonde, reprit une bouffée de sa cigarette alors que l’autre commençait à expliquer d’une voix calme et distincte :

« Alors écoutez-nous, Dorothy. Nous savons ce que vous vivez. Nous connaissons votre souffrance. La société, la religion, vos parents… Personne ne vous comprend, n’est-ce pas ? »

Timidement, la jeune femme hocha la tête. La brune continua, le regard plein d’une empathie hypocrite :

« Vous n’êtes pas à votre place, et nous le savons. Le monde vous fait peur parce qu’il a peur de vous. Quand est-ce que vous êtes sortie sans ce voile, pour la dernière fois ? »

Un silence plana, aussi pesant que l’atmosphère chaude et humide qui les englobait. Il allait pleuvoir, mais la jeune femme n’y fit pas attention. Elle trembla légèrement sous le poids du souvenir et répondit, maintenant en confiance :

« Il y a cinq ans. Et personne ne voulait s’approcher de moi. »

La femme secoua tristement la tête :

« Cinq ans à vous cacher Dorothy. C’est une honte.

— Ici, on croit que je suis possédée.

— Pauvre enfant. »

L’inconnue attrapa doucement les mains de la jeune femme alors que sa sœur continuait à fumer d’un air contrarié. La brune plongea ses yeux dans le voile :

« Et si je vous disais qu’il existe un lieu où tout ce qui fait de vous un monstre à leurs yeux vous transformera en princesse, aimée et désirée. Un lieu où les gens vous trouveront belles, où vous serez glorifiée. »

Les doigts de Dorothy frémirent un instant :

« Je ne sais pas. »

Le regard de la femme se fit plus profond, plus puissant :

« Soyez honnête avec vous-même. Est-ce que ça vous plairait ? »

La demoiselle prononça alors sur un ton de résiliation :

« Oui. »

La siamoise lâcha subitement ses mains et se redressa, le visage grave :

« Alors montre-moi qui tu es vraiment. Relève ce voile. »

Effrayée par ce ton froid, la jeune femme recula d’un pas et resta un instant immobile, ne sachant pas vraiment quoi faire. Finalement, devant l’air impatient des sœurs, elle attrapa son voile d’une main hésitante et le souleva doucement pour le faire passer au-dessus de son chapeau, lâchant une grande expiration comme pour se donner du courage. Un sourire réapparut aussitôt sur le visage de la brune qui plissa les yeux, attentive et captivée. Devant elles, deux énormes pupilles l’observaient au centre de deux yeux démesurés, miroitants comment deux boules de billard au-dessus d’un petit nez fin et de lèvres tremblantes. Dorothy Bolen avait assurément le plus grand regard que le monde n’avait jamais connu. C’était deux océans bleus dans lesquels le diable lui-même aurait pu se perdre, deux boules de cristal qui semblaient sonder votre âme jusqu’à la racine, deux univers à eux seuls, profonds, infinis et mélancoliques. Il y avait là deux miroirs du monde et la silhouette sombre de l’église s’y reflétait comme une grande ombre encapuchonnée. La sœur siamoise n’arrivait pas à quitter ce regard des yeux, comme si elle désirait en capter toute la puissance. La blonde, qui n’avait pas quitté sa cigarette, finit par prononcer d’une voix monocorde :

« On dit que les yeux sont le miroir de l’âme. »

Sa sœur s’empressa d’ajouter, captivée :

« Et toi, tu as une âme magnifique. »

Dorothy baissa la tête, comme honteuse d’être ainsi observée mais les sœurs siamoises n’y firent pas attention. Elles se regardèrent seulement d’un air entendu, conscientes d’avoir entre leurs mains une nouvelle perle rare. Finalement, la brune se reconcentra sur la jeune femme :

« Mais j’imagine que ce n’est pas à cause de ça qu’on te croit diabolique. »

Dorothy leva ses yeux sur l’étrangère, silencieuse. La siamoise ajouta alors :

« Enlève ce chapeau. »

Cette fois, la jeune femme n’hésita pas et attrapa son couvre-chef. Aussitôt celui-ci entre ses deux mains crispées, les deux sœurs restèrent immobiles, silencieusement admiratives. Cette fois, la surprise était telle que leurs visages semblaient froids et durs, mais leurs cœurs palpitaient d’enthousiasme, introduisant dans leurs regards une discrète étincelle de satisfaction. Après quelques secondes de joie dissimulée, la blonde enleva sa cigarette de la bouche et prononça simplement :

« Vous êtes engagée. »

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