Chapitre 1 - 2

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Après avoir enfermé ses poignets dans de glacials cerceaux dorés, après s’être coiffée et vêtue d’une robe de satin rouge, Liz descendit dans le salon et s’assit discrètement sur un sofa, essayant de prendre un air « alangui et gourmand » comme lui avait conseillé Alice. Puis, elle attendit. C’était le jeudi soir, la grande horloge du bordel n’indiquait que vingt heures et demie, et la maison n’était pas encore ouverte. Les sœurs siamoises, étroitement habillées d’une robe pleine de dentelle, se placèrent derrière leur bureau et ne manquèrent pas d’adresser deux regards perçants à Liz, comme pour lui montrer qu’elles la surveillaient. La jeune fille se tourna aussitôt vers l’escalier menant à l’étage, fuyant ainsi ces quatre yeux de plombs et assistant au spectacle d’une soirée basique par la même occasion. Ses collègues descendaient de leurs chambres avec lassitude, le regard dans le vide et les mains ballantes, pour ensuite aller s’installer machinalement sur des fauteuils, immobiles comme de vieilles poupées abandonnées. Alice apparut avec des bijoux incrustés de diamants dans sa barbe et s’installa à côté de Peter qui n’avait pas lâché son paquet de cigarettes. Elle plongea un instant ses yeux dans ceux de Liz avec l’espoir de la rassurer puis s’allongea sur le divan, posant sa tête sur les genoux de l’albinos. Petit à petit, comme des acteurs reprenant chaque soir le même rôle, le petit monde de la Maison des Inhumaines semblait s’éveiller et prendre place au sein de cette tragédie. Bientôt, le regard de Liz se perdit dans cette foule d’ombres qui avançait la tête baissée, glissant doucement sur le parquet comme des âmes en peine ou des pécheurs en pleine prière. Dans ce flou onirique, elle aperçut l’immense chevelure de celle qu’on appelait Raiponce serpenter entre les meubles, un bout d’aile de l’Ange de Londres qui était déjà torse nu, l’énorme silhouette d’Helga qui essayait de s’encastrer dans un fauteuil deux fois plus petit qu’elle, et un tas de mains, de nuques et de hanches qui appartenaient à des personnes qu’elle ne connaissait pas encore. A travers le prisme de la rêverie, cette discrète procession lui sembla se transformer en manège d’automates tandis que toutes les prostituées défilaient devant ses yeux comme des chevaux de bois trop usés. Puis elle fut arrachée à ses pensées par une silhouette agile glissant près d’elle, suivie d’un ronronnement.

« Tu as l’air nerveuse. »

Une femme s’assit vivement à ses côtés, enfonçant aussitôt ses ongles pointus dans le tissu moelleux du sofa. Liz l’observa avec curiosité, toujours allongée :

« C’est si visible que ça ? »

L’inconnue sourit, faisant frémir ses longues moustaches :

« Tes mains tremblent, chérie, et tu en as huit. »

La femme rit, sa queue fouettant l’air comme pour accompagner ses paroles, et finit par se présenter :

« Carry, ou la Chatte pour mes clients. »

Elle tendit sa main à la jeune fille qui la saisit mais la lâcha presque aussitôt :

« Ce ne sont pas des ongles ?

— Oh, oui, désolée. J’ai oublié de les rétracter. »

Dans un mouvement sec, Carry fit disparaître ses griffes et reprit délicatement l’une des mains de Liz pour la serrer :

« Contente de faire ta connaissance. »

L’adolescente hocha la tête en souriant, habitée par l’espoir d’une vie finalement belle au sein de cet établissement, et sembla ne plus vouloir lâcher la patte de sa collègue :

« Moi aussi. Ça me fait plaisir de…

— Nous ouvrons dans dix minutes, dépêchez-vous ! »

Surprise, Liz se retourna et observa un instant les sœurs siamoises qui s’affairaient derrière leur bureau. Alors que l’une signait des papiers en grognant contre l’administration britannique, l’autre surveillait les employées et lançait des ordres en frappant nerveusement des mains. Intimidée, Liz demanda à Carry :

« Elles ne sont pas vraiment méchantes, n’est-ce pas ? »

La Chatte, qui avait recommencé à planter ses griffes dans le coton du canapé, expliqua avec un léger ronronnement dans la voix :

« Les propriétaires ? Oui et non. »

Sa queue se frotta contre un des poignets de Liz :

« Non si tu restes à ta place. Oui si tu commences à remettre leur autorité en doute. Et je te jure qu’il ne vaut mieux pas le faire. »

La voix de la femme devint plus légère :

« A part ça, elles sont plutôt généreuses. Nous sommes bien nourries, bien habillées. Nous avons de bonnes chambres et de bons clients. C’est un bordel de luxe, ici. Le genre moderne et novateur. »

Liz resta un instant silencieuse, comme pour prendre le temps de se construire un avis personnel sur ces sœurs, puis demanda :

« Comment est-ce qu’elles s’appellent ?

— La blonde, c’est Mary. La brune, Jane.

— Et on appelle les deux Mary-Jane ? »

Carry lâcha de nouveau un rire aigu, dévoilant des crocs félins pointus :

« Exactement.

— Tout le monde est prêt ? »

Jane, comme la Chatte venait de l’appeler, balaya le salon du regard tel un gardien de prison perché sur un mirador puis hurla :

« Igor ! Les lumières ! »

Aussitôt, la pièce entière fut plongée dans une pénombre seulement dissipée par la lueur des bougies, et une lanterne rouge s’alluma juste au-dessus de la porte d’entrée. Liz sentit alors son cœur s’écraser sous le poids de l’angoisse et expira profondément pour tenter de se débarrasser d’une soudaine envie de vomir. Sur le point de partir, Carry se pencha une dernière fois au-dessus de l’adolescente et murmura :

« Quand tu auras ton premier client avec toi, penses à la peluche que tu avais quand tu étais gosse. Moi, ça m’a aidé. »

Igor, le bossu qui avait accueilli Liz la veille, boita jusqu’à la porte et tourna une clef dans sa serrure.

La maison était maintenant ouverte.

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