30 - Ariana

12 minutes de lecture

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Ariana

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   Me retrouver devant le bureau de mon assistante sociale me fait un drôle d'effet. Sans me stresser, ce rendez-vous est loin de me mettre à l'aise.

Nous sommes samedi après-midi, et en raison de son emploi du temps plus que chargé de la semaine, madame Kaya n'a pu me recevoir dans des horaires de bureau classique. Elle m'a donc proposé hier au téléphone, de me recevoir en urgence dans son bureau libéral.

Ce matin, je suis donc rentrée chez moi pour prendre une douche et me changer, puis, suis retournée à l'hôpital pour découvrir mon frère dans un état pitoyable : je savais que le rendez-vous avec monsieur Ross n'était pas une bonne idée. Il était à nouveau inexpressif, figé dans une expression de pur vide, le regard fixé sur le mur en face de lui, et ce même avec Samuel à son chevet. J'ai tenté de rassurer mon frère, lui ai promis que tout irait bien, essayé de le faire manger à midi, en vain. C'est donc frustrée et inquiète que j'ai quitté le service où il est hospitalisé, pour rejoindre le centre-ville, et le cabinet libéral de mon assistante sociale.

J'inspire à pleins poumons, tente de calmer le rythme effréné de mon cœur.

Rafaël a tenu à m'accompagner, et d'un commun accord, nous avons délégué la surveillance de Damian et Samuel à Jay, bien plus qualifié pour l'emploi que H. Ce dernier d'ailleurs, n'a pas donné signe de vie depuis mercredi, et va entendre parler du pays lorsqu'il osera ressortir du bois.

La main de Rafaël étreint la mienne, doucement, pour ne pas me brusquer.

— Tu vas avoir des cheveux blancs, me lance t-il.

— Là tout de suite, c'est vraiment le cadet de mes soucis.

— Ce que je veux dire, c'est que c'est pas la peine de stresser comme ça, tout va bien se passer.

Je n'en suis pas si sûre. Je reste cependant muette, et attends patiemment que madame Kaya ne vienne nous appeler.

Lorsqu'elle apparaît dans l'encadrement de la porte, je remarque sa tenue plus décontractée que d'ordinaire, ainsi que son air fatigué.

— Ariana, suivez-moi, marmonne t-elle en me faisant signe de la rejoindre.

Son regard balaye Rafaël. Mon petit ami hausse un sourcil.

— Vous êtes... ?

— Son compagnon, répond t-il d'une voix grave. Je peux l'accompagner ?

— C'est à Ariana de décider, pas à moi.

Puis elle retourne dans son bureau. Mon estomac se tord, elle n'a pas du tout l'air d'humeur à discuter de futilités, et je sens à la contraction de son visage que je ne vais pas passer un agréable moment en sa compagnie.

Mon petit ami – compagnon ? – m'interroge du regard. Pour toute réponse, je dépose un baiser contre ses lèvres, saisis son poignet, et le force à me suivre.

Une fois installés dans le bureau, je remarque l'énorme dossier déjà ouvert devant elle, ses yeux perçants derrière ses lunettes, une nouvelle monture ronde qui accentue la rondeur de son visage.

— Comment allez-vous Ariana ?

J'hésite un petit peu avant de répondre : comment vais-je ? Mal, incontestablement mal. Je ne dors pas ou peu, accumule les heures à ruminer au chevet de mon petit frère dans cette chambre abominable à l'hôpital, mange sur le pouce, me douche quand j'y pense. Mon esprit est encore au Mexique, sur le parking du Chill's hotel, dans la noirceur de cette nuit sans étoiles où le destin de mon frère s'est scellé. Je n'arrête pas d'y penser : que ce serait-il passé si nous étions arrivés plus tôt ? Serait-il moins abîmé ?

Je déglutis, et essaye de sourire, en vain.

— Pas de ça avec moi, m'avertis mon assistante sociale. Comment allez-vous, pour de vrai ?

— Vous vous doutez que c'est pas la grande forme, je finis par murmurer.

— Vous ne dormez pas assez. Vos cernes font peur. Et je vous dis ça en tant que référente qui vous a vu grandir depuis le temps que je suis votre dossier.

— Que vous suiviez.

Touchée, elle baisse les yeux. À son air, je devine ses regrets de nous avoir lâchés, mais son incapacité à le dire. Ce n'est pas grave, j'ai compris l'idée. Elle avait le droit d'être apeurée, qui ne l'aurait pas été ?

— Et Damian ? Comment va t-il ?

— Monsieur Ross était censé vous appeler avant notre rendez-vous...

— Il l'a fait, me coupe t-elle abruptement. Je veux connaître votre ressenti. À tous les deux.

Elle indique à Rafaël qu'il est libre de prendre la parole.

Sous le bureau, je me tords les mains, plus que mal à l'aise, essaye de trouver les mots juste.

— Il est... il ne...

Constatant ma difficulté à articuler quelques mots, Rafaël étreint mon épaule, et darde son regard dans celui de madame Kaya.

— De vous à moi, il ne va pas bien du tout.

— Vous connaissez bien Damian ? Depuis quand vous connaissez-vous ?

— Début octobre, par le biais de mon propre frère. Ils ont le même âge.

Elle hoche la tête, inscrit cette nouvelle information dans son carnet, demande nom et prénom à mon petit ami.

Puis, elle revient à moi, m'interroge à nouveau, je me sens défaillir.

— Il a raison, je murmure. Il ne va pas super bien... non en fait, il ne va pas bien du tout. Il était déjà mal en point avant ça et là... je sais pas par quel bout le prendre. Il est soit vide, soit en colère, non… furieux, triste à mourir, il...

— Monsieur Ross est formel, me coupe gentiment madame Kaya : il va falloir un long moment à Damian pour remonter la pente. Et, il est de votre avis : le mal a été accentué par son enlèvement mais, il était déjà présent bien avant. Il va tout reprendre avec lui, et vous conviera sûrement Hugo et vous, afin d'obtenir une thérapie familiale efficace. Pour qu'un enfant évolue normalement, il faut qu'il soit sain dans sa tête, mais que sa famille soit également saine dans la sienne.

Un instant, j'ai envie de répondre que je suis parfaitement au clair dans la mienne, que tout est net, que je n'ai pas de problème. Qu'en temps normal, lorsque mon frère n'est pas retenu à l'hôpital, je vais bien, je gère, j'assure.

Ce serait mentir.

Alors j'agite simplement le menton de haut en bas.

— Combien de temps... ?

— La thérapie ? Indéterminée. Cependant, il préconise un retour au domicile au cours de la semaine prochaine. Selon lui, le climat de l'hôpital n'aide pas du tout à le sécuriser.

Rafaël hausse un sourcil, l'interroge de façon muette, espérant ainsi ne pas attirer mon attention.

— J'ai bien dit, au domicile.

— Vous n'allez pas me le prendre... ?

— Dans l'état actuel des choses, le placer reviendrait à le mettre encore plus en danger qu'il ne l'est déjà. Ariana, il faut que vous sachiez que chez l'adolescent, le TSPT peut se manifester sous forme d'isolement, de colère, de mise en danger ou... de pensées suicidaires. Il va falloir lui accorder une vigilance accrue, ne jamais le laisser sans surveillance du moins pour les semaines qui viennent.

— Il va péter un câble, marmonne Rafaël.

— Le ''câble'' est déjà ''pété'' depuis longtemps monsieur Portgas. Votre petit frère, quelle relation entretient-il avec Damian ? Ils sont proches ?

Je manque m'étouffer avec ma salive. S'ils sont proches ? Peut-on parler de promiscuité à ce stade ? Je dirais plutôt qu'ils ont... fusionné.

Lorsque je les observe interagir, parler, je suis estomaquée. Ils ont créé quelque chose, un lien, une relation qui dépasse mon entendement. Est-on réellement capable d'aimer aussi fort à seulement quatorze ans ?

— Plutôt oui, répond mon petit ami. Ils... ils sont plus ou moins...

— Ils sont amoureux, je le coupe doucement.

Madame Kaya hausse un sourcil, note quelques mots dans son carnet, avant de se racler la gorge.

— Relation stable ?

— Stable et bénéfique.

— Donc nouvel élément à prendre en compte : ce deuxième jeune homme va également avoir besoin d'attention, d'explications, et d'un suivi psychologique. Lors d'un traumatisme, il n'y a pas que la victime à prendre en compte, il y a aussi tout son cercle proche. Si ce petit jeune est effectivement aussi proche de Damian que vous le laisse entendre, il sera forcément impacté. Je sais que les jumeaux sont en Arizona. Vous comptez les rapatrier ou les rejoindre ?

Je n'y ai pas vraiment réfléchi pour le moment. Ils me manquent atrocement c'est vrai, mais est-ce bien judicieux de les faire rentrer à la maison dans le contexte actuel ? Plusieurs fois je les ai eus au téléphone cette semaine, ils me semblent aller bien. Ils font du cheval, nettoient des boxes, suivent des cours à distance dont Fiona s'occupe personnellement.

Mon assistante sociale, comme lisant dans mes pensées, coupe court à mon débat intérieur en me stipulant que leur présence, pour le moment du moins, serait mal-venue.

Je hoche la tête, réponds par l'affirmative, vais dans son sens, tout du long de notre entretien.

Un sursis, voilà à quoi j'ai droit à partir de maintenant. Elle me l'a bien fait comprendre : au moindre faux pas si la situation m'échappe, c'est foyer, et pour un petit moment.

Rafaël en arrive à la même conclusion, car plusieurs fois il m'étreint les mains, me sourit, me rassure de longs regards.

Nous discutons encore de quelques formalités, de ma situation professionnelle par exemple. Madame Kaya était au courant de mon ancien métier, et bien qu'elle désapprouvait farouchement, elle ne s'y opposait pas vraiment : escorting ou pas, ça restait un gagne pain qui parvenait à mettre de la nourriture sur la table chaque mois.

Elle me propose une aide financière, des papiers à remplir, m'interroge sur la sortie de mon père, qui se rapproche de jour en jour.

— Le quinze janvier, je lui rappelle avec un fantôme de sourire aux lèvres.

— Bonne ou mauvaise nouvelle ?

— La dernière fois que nous avons eu affaire à lui, Dam a bu tout seul en secret dans sa chambre alors...

— Peut-être faudra t-il songer à une ordonnance restrictive en ce qui le concerne ?

Je hoche la tête, note l'information dans un petit coin de ma mémoire.

Et enfin, le rendez-vous se termine. Rafaël me fait signe qu'il m'attend à la voiture, tandis que je reste plantée là, dans le bureau de madame Kaya. Curieuse, elle hausse les sourcils, me fait signe de parler.

— Je voulais juste vous remercier d'avoir... repris mon dossier.

— Je dois vous avouer Ariana, que lorsque j'ai reçu l'appel de votre petit frère, j'ai compris que j'avais fait une grossière erreur en vous lâchant en pleine période critique. J'espère que vous comprenez mes motivations sur l'instant, ma crainte surtout.

— Bien sûr que oui. Je ne vous en veux pas.

Elle hoche doucement la tête. Cependant, je vois bien à son regard que tout n'est pas dit, qu'une zone sombre persiste. Quelques mots lui brûlent les lèvres, alors j'attends, sourcils froncés.

Son mal-être commence à m'atteindre, mes mains recommencent à trembler.

— Ariana, j'ai quelque chose à vous dire.

Pour toute réponse, je hoche silencieusement la tête.

Elle cherche ses mots, hésite, encore et encore, avant de finalement m'apprendre que dès son retour à la maison, Damian recevra enfin son suivi éducatif auprès d'un éducateur qualifié.

— D'accord, je murmure.

Elle me sourit, me souhaite une bonne journée.

Je lui adresse un sourire, un vrai sourire, avant de prendre congé, et de rejoindre mon petit ami sur le parking.

   Nous sommes partis de l'hôpital en ayant laissé deux adolescents dans la chambre de mon frère. Nous en comptons désormais huit.

Rafaël fait les gros yeux à la direction de Jay, qui les jambes croisées sur le bureau de la chambre, hausse les épaules avec légèreté.

— Tu étais censé être l'adulte responsable.

— Hé, m'engueule pas ! C'est ton frangin qui a rameuté tous les mômes, pas moi.

Samuel, en croisant son regard, lui adresse un immense sourire, joint les mains, le prie de ne pas être trop sévère. Puis, je balaye la chambre, et je songe au fait que son geste n'eut pas été si dramatique.

Mon frère est tout sourire, discute activement avec Lu et Duke. Assis sur le rebord du lit, Isak participe également, plus discret, comme toujours. Chiara et Meli de leur côté, sont regroupées autour de Samuel, échangent avec lui de ce qui s'est passé au lycée durant leur absence.

Ils sont tous là. Tous les jeunes qui font partie de la vie de Damian, ceux dont je connais parfois à peine le visage.

Bien sûr, Lu et Julio ne me sont pas inconnus, mais pour les quatre autres, je connais leur nom, leur visage, mais ça s'arrête là.

Je me rapproche de Dam, m'assois sur le rebord du lit, et constate le regard insistant de Meli sur moi. Sa tignasse blonde au carré et ses yeux gris perçants font d'elle une jolie gamine, un mixe de jeune femme et d'adolescente dans la fleur de l'âge.

— Bah vas-y, l'encourage Chiara. P'têtre que Dam a une langue de pute, mais Ariana elle est cool elle.

Meli lui donne un coup de coude, je hausse un sourcil, Damian braille fébrilement à côté de moi.

— Je... je voulais vous dire que je vous trouve vraiment... vraiment impressionnante.

Un instant, je reste sans voix. Plantée là à m'interroger, je ne sais pas quoi répondre à ce compliment aussi sincère que soudain. Jay et Rafaël n'en perdent pas une miette, assis l'un à côté de l'autre à seulement quelques mètres de moi.

— … quoi ?

— Vous êtes badass m'dame, rajoute Isak en souriant.

— Et en quel honneur ? Et arrête de m'appeler madame bon sang !

À leur tour de rester stoïques et silencieux, le temps que Samuel ne m'éclaire.

— Par rapport au soir du match et... pour H et pour...

Je rigole un peu, pas trop pour ne pas leur laisser croire qu'être affiliée à la brute qui a planté la cuisse d'un King me satisfait. Un clin d’œil à Meli, un sourire à Isak, et déjà ce petit aparté est derrière nous. J'imagine désormais la réputation que doit se traîner mon frère au lycée : le petit frère de la sauvage qui se balade avec une lame pendant un match de football amateur. Bravo.

Sautant de son siège, Samuel vient me rejoindre pour me montrer quelque chose, sagement plié dans l'armoire de son petit ami.

— Regarde Ari.

Il extirpe un vêtement de l'une des étagères, le déplie, et me le montre.

Cette fois-ci, je pouffe franchement, tandis que Damian peste comme un poissonnier contre Samuel.

— Dans tous les films d'ado un peu culcul, ils apportent toujours des ours en peluche lorsque l'un d'eux est à l'hôpital. Moi, je préfère lui offrir quelque chose qui servira.

— De toi à moi, si un jour il met ça, je t'offre un restaurant.

— Deal.

Il tape dans ma main, et une dernière fois je détaille la salopette en jean sombre que Samuel exhibe, à la taille de Damian, bien que comme je l'ai dit, il ne mettra jamais ce vêtement. Ne serait-ce que pour garder la face après les moqueries adressées à Samuel à ce sujet.

— Vous avez été la trouver où celle-là ? je lance à Rafaël.

— Je ne faisais pas partie de cette trahison. Demande à Jay, moi je suis innocent.

— T'es gonflé Samuel ! gronde Damian depuis son lit. C'est quoi ce fantasme à la con sur les salopettes ?

Un rire collectif éclate dans la chambre, auquel je prends part avec bonne humeur. Déjà loin du rendez-vous chez madame Kaya je retrouve un instant le goût de la vie d'avant, celle qui sentait bon le frais et la normalité. Bien sûr, il faut oublier la chambre d'hôpital et le contexte, mais... ça fait juste du bien. Et, de voir Damian dans cet état, serein, en confiance et souriant, ça me redonne envie d'y croire.

Croire qu'on pourra se relever, qu'on va y arriver.

Après que Samuel ait rangé le vêtement, chacun y va de son petit commentaire, de son rire, de sa pique à ce sujet. De l'attention portée à mon frère, on dérive sur Samuel, qui en prend pour son grade en quelques minutes.

— La vérité, le jour où t'es venu au lycée avec ça, j'ai cru que t'allais te faire frapper, ricane Duke.

— Comme ça on est deux, ajoute Lu. Je me suis demandé si t'étais pas un peu handicapé. Je veux dire, débarquer à Soledo High avec une salopette c'est comme... venir avec un sweat floqué « You're all whores ».

Samuel s'insurge, gronde, tandis que mon frère lui caresse les cheveux, après qu'il ne soit allé se caler contre lui.

Rafaël m'adresse un signe de tête, me propose d'aller chercher un café.

Je lui emboîte donc le pas dans le couloir, marche sur quelques mètres, et sans vraiment comprendre pourquoi, je fonds en larmes. Pas de tristesse, pas de colère, juste... d'apaisement. De bien être, de joie en somme ou du moins, un sentiment qui s'en rapproche.

Un instant, je n'arrive pas à me souvenir à quand remonte mon dernier craquage, alors j'interpelle Rafaël, qui s'inquiète de mon état avant de noter mon sourire.

Il a compris. Doucement, il vient me serrer contre lui, et m'assure que je ne suis pas trop laide, même avec le visage saturé de larmes.

— Tes qu'un con, je réponds doucement.

— P'têtre, admet-il, mais un con qui va te payer un café.

Argument accepté.

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