31 - Samuel

18 minutes de lecture

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Samuel

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   Mon retour au lycée, a un drôle de goût en bouche. Quelque chose entre le sucré de retrouver une vie ''normale'', celle qui devrait être la norme pour moi, et non pas quelque chose d'exceptionnel. Salé car, en acceptant de revenir, j'abandonne Damian à l'hôpital, je prends le risque de louper quelque chose, de ne pas être là au bon moment, d'être absent. Et ça, ce sentiment d'impuissance, me tord le ventre et me donne le tournis : pas de bonnes conditions pour à nouveau fouler le sol carrelé du couloir principal de Soledo High.

Il est sept heure quarante-cinq passé lorsque j'arrive au lycée, capuche sur les yeux, mains dans les poches, mal à l'aise dans mon propre corps. Duke m'a appris, lors de nos retrouvailles à l'hôpital samedi, que certains avaient prétendu m'avoir vu mourir, de façon nette et définitive. D'autres ont assuré m'avoir vu tiré sur Lenni le premier. Enfin, les rumeurs sur l'absence de Damian ont été bon train. Je déteste les rumeurs, je déteste être le centre de l'attention des gens, et par-dessus tout, je déteste les mensonges. Ceux qui sur le papier ne font pas de mal, mais qui en réalité saccagent tout sur leur passage. Je revois encore l'air pincé de Duke lorsqu'il m'a avoué tout ça : même si nous ne nous connaissons que très peu, il sait déjà quelle est mon aversion pour ce penchant pervers du milieu scolaire.

— Tu ferais mieux de te préparer, ça va être rude lundi, m'a t-il glissé dans le couloir de l'hôpital.

Sur le coup, je n'ai pas forcément compris et ai passé son inquiétude sous silence. Après tout, je n'avais pas la tête à penser à mon retour en grandes pompes alors que Damian commençait déjà à craindre le moment de notre départ, son angoisse trahie par ses frissons et son teint blême.

Sauf que maintenant, là tout de suite, et alors que je me retrouve fusillé de regards indiscrets en tous sens, je me dis que j'aurais dû l'écouter. Que j'aurais dû prendre note, et me préparer.

Lorsque je suis arrivé à Soledo fin septembre, j'étais l'inconnu, le nouveau, celui dont on ne connaissait même pas le nom. Aujourd'hui, je suis un hashtag populaire sur twitter, un prénom dans toutes les bouches, un visage identifiable.

Celui qui, pour éviter la balle à Damian Cortez, a sorti un flingue et s'est fait tirer dessus par Lenni.

Celui qui a accepté par amitié, puis par amour, de se laisser submerger par la réalité controversée des gangs. Celui qui n'arrive plus à en ressortir.

Je fonce, traverse le couloir, et enfonce presque aussitôt ma tête dans mon casier. L'odeur est chargée de poussière, j'inspire, m'étouffe, attire encore plus l'attention.

Quelle merde tiens !

— Un revenant, évite de mourir étouffé par la crasse de ton casier, ça ferait mauvais genre après t'être remis d'une putain de balle dans le ventre.

Je hausse les sourcils, et tourne la tête pour aviser Lu, adossée aux casiers jouxtant le mien. Par rapport à samedi, elle semble reposée, ne porte plus ces traits tirés par l'appréhension et la fatigue. Élégante dans sa tenue de cheerleading, elle vient déposer un baiser contre ma joue, et m'interroge du regard.

— Comment tu te sens ?

— J'ai pas envie d'être ici, je murmure en serrant les poings.

— Je m'en doute. Si quelqu'un t'emmerde, dis-le moi. J'ai la tension un peu trop haute en ce moment, faudrait que je ramasse quelqu'un pour la faire redescendre.

Je souris à sa remarque, essaye de me persuader que tout va bien se passer, que je ne suis pas en terrain ennemi.

— Qu'est-ce qu'ils racontent sur moi exactement ?

— Sur toi ? Que t'as essayé de flinguer Lenni, que ton frère et toi cherchez à faire tomber les Cortez en sortant avec le frère et la sœur, que tu fais partie du gang, que t'es un gosse de mafieux.

— Sans déconner ?

— J'avoue le gosse de mafieux, je l'ai inventé.

Je me mords la lèvre, m'apprête à l'interroger sur la partie ''Rafaël et moi nous servons de Ariana et Damian pour faire tomber les Cortez'', lorsque Duke et Chiara nous rejoignent à leur tour.

Intéressante la façon qu'ils ont de toujours arriver au même moment, de la même direction.

— On en parle des fils de pute de twitter ou pas ?

Duke est de mauvaise humeur, de très mauvaise humeur à en croire sa mâchoire crispée et son regard aussi sombre que sa peau. Chiara tente de le tempérer en vain, il est aussi agité qu'un loup lâché au milieu d'une bergerie.

— Je vous jure ! Je vais péter un câble !

Lu et moi le fixons, attendant une explication, qui ne vient pas. C'est donc Chiara qui nous donne le change : depuis hier soir, se répandent sur twitter des messages soit faux, soit odieux, concernant l'état de Damian. On parle tantôt de séquelles graves qui l'ont rendu aussi valide qu'un légume, d'un mutisme post-traumatique, lorsque d'un autre côté, les insultes et les « Bien fait pour sa gueule » s'accumulent. Personne ne parle du contexte, simplement du fait que d'après ''une source sûre'' il est à l'hôpital depuis plus d'une semaine, en mauvaise état. Ce qui est vrai, en somme, mais pourquoi, pourquoi ce pan de vie dramatique se retrouve sur internet ?

J'ai vraiment envie de rentrer.

— Qui est-ce qui a publié le premier message là, je murmure en pointant un tweet datant de dimanche soir à 19h47. Celui qui le qualifie de ''légume'' après une mort cérébrale ? Non mais c'est quoi ce délire là ? Je rêve.

Un jour, Rafaël m'a fait une leçon sur l'utilisation des réseaux sociaux, ce qu'il fallait y mettre ou non. Son discours alarmiste m'a quelque peu refroidi, et comme je n'ai jamais ressenti la nécessité de partager ma vie avec de parfaits inconnus, je ne possède aucun compte, rien. Je suis inexistant sur la toile. Du moins, je l'étais jusqu'à mon arrivée à Soledo. Pas Facebook, pas Instagram, pas Twitter, ni Snapchat. Suspect au début, j'en conviens. Mais lorsque je vois l'horreur qui se joue par les mots, les messages et les images, je me rends compte que j'ai bien fait.

Sous certains messages, des personnes s'insurgent, démentent, demandent aux gens de cesser de rigoler sur ce genre de situation.

Mais qui est au courant de tout ça ?

Qui sait exactement ce qui s'est passé ? Personne : seuls les gens qui nous sont proches ont eu quelques bribes d'informations et encore, rien de concret, rien de trop indiscret.

Alors...

— On peut signaler les comptes, propose Chiara.

— Et après ? Ça arrête pas depuis hier, j'en suis malade !

— Duke reste calme, marmonne Lu. Ces merdes-là, on sait tous de qui elles viennent, mais là tout de suite, on va rester tranquille. Ariana nous a interdit de faire la moindre vague vous vous rappelez ?

Nous échangeons un regard, nous rappelant avec émotion du laïus que Ariana nous a adressé dans le couloir de l'hôpital, avant que nous ne rentrions chez nous.

— Elle vous l'a interdit à vous deux, pas à moi ! s'insurge Duke.

— C'était pour tout le monde espèce d'imbécile !

Il nous pointe du doigt, fait les gros yeux, commence à pianoter sur son portable.

C'est au tour de Isak de nous rejoindre de sa démarche nonchalante. Son sac à dos lui retombe sur une épaule, il est mal coiffé, on pourrait croire qu'il est tombé du lit.

— Toi aussi t'as un compte twitter ? je devine en le saluant.

— Là tout de suite, j'ai envie de frapper quelqu'un mais... pas de vague.

— Arrêtez avec ça ! Sous prétexte qu'on doit surtout pas heurter la sensibilité des King, on va les laisser salir le nom de Dam comme ça ? Vous êtes shooté ou quoi ?

Lu l'attrape par le col de son sweat et le rapproche d'elle, hargneuse.

— Tu restes calme j'ai dit.

Son ton est glacial, Duke hoche la tête, ravale sa colère, se mure dans le silence.

C'est donc avec cet accord tacite que nous nous séparons, pour rejoindre nos classes respectives.

Durant tout le cours de maths, j'ai la tête ailleurs, loin très loin, à la recherche d'une solution. D'un moyen de faire cesser cette roue infernale qui nous écrase un par un depuis ce début d'année. Notre professeure me prie de rester concentré, de rester focalisé sur le cours, m'assurant que si je veux avoir de bons résultats aux examens, il faut que je rattrape mon retard.

Pas loupé, mon inattention attire les remarques, les murmures et les regards qui me rendent fou. Chiara me fait signe de rester calme, plus facile à dire qu'à faire : je sens mon sang bouillir dans mes veines.

« Je vais pt un câble je te jure » - Samuel.

« Quoi ? Donne-moi du contexte, je pige que dalle là » - Damian.

« Ils arrêtent pas de raconter de la merde sur toi, ils... ptn ça me dégoûte ! » - Samuel.

« Reste tranquille, on en parle ce soir ok ? » - Damian.

« Je t'aime, courage » - Damian.

— Monsieur Portgas, ai-je besoin de vous rappeler que les portables sont interdits en classe ?

Je grogne, mais range tout de même l'appareil dans mon cartable.

   Midi, pause déjeuner.

Ma tension n'est toujours pas retombée. Furieux, les nerfs en pelote, je traverse le lycée à la vitesse de la lumière, désireux de trouver un endroit isolé pour manger ma lunch-box seul, et à l'abri. Pas de cantine à midi, je n'en suis pas capable.

Le hall est bondé lorsque je le parcours, capte le regard de Duke au loin, vais pour le rejoindre, lorsqu'un corps heurte le mien.

Un corps trop grand, un corps trop lourd, qui me fait chanceler, manque de me faire tomber.

Je râle, et lève les yeux pour tomber nez à nez avec un troisième année que je reconnais comme faisant parti du cercle proche de Lenni. Un mec immense membre de l'équipe de football du lycée. Un de ceux qui, malgré l'exclusion de Lenni et l'incarcération d'un certain Alan, ne semble pas prêt à faire mine basse.

Je hausse un sourcil, méfiant, et commence à le contourner lorsqu'il m'arrête de sa main.

— Tu vas où comme ça ?

— Manger, laisse-moi passer.

J'essaye à nouveau de passer outre sa main, n'y parviens pas. Lui et un autre garçon me bloquent la route.

— C'est quoi votre problème putain ? Laissez-moi passer !

— T'as l'air en colère, c'est ta cicatrice qui te démange you piece of shit ?

Mon sang se glace dans mes veines. Toute la colère qui me berce et me fait avancer depuis ce matin mute en une fureur dévorante, qui me porte, me guide, alors que je relève le menton pour garder le contact visuel avec mon vis à vis.

Du coin de l’œil, je vois Duke et Isak se rapprocher de nous.

— Pardon ?

— Allez vas-y man, montre.

Il avance une main pour attraper mon tee-shirt, je recule, écarte ses doigts d'un coup sec.

— Me touche pas.

Il rigole, échange un regard avec son acolyte, et vient attraper le pan de tissu de force pour me rapprocher de lui.

— ''Me touche pas'', tu crois qu'il a dit ça ton mec durant sa petite escapade au pays du maïs ?

Cette fois-ci, mon corps se bloque.

Je sais ce qu'il essaye de faire, il veut me faire partir en vrille, il veut que je frappe le premier, afin d'être mis hors d'état de cause si ça dégénère. Il n'attend que ça, qu'on dérape, qu'on réagisse enfin à leurs messages sur Twitter, car c'est sûr qu'ils viennent d'eux, à leurs attaques en face à face.

Difficilement, je ravale ma salive, et gronde en me défaisant de sa prise.

— Une chose est sûre, t'as moins de répartie que lui.

Je commence vraiment à me sentir mal, près à imploser, lorsque Isak passe devant moi, me coupe la vue.

— Arrêtez de chercher les problèmes maintenant, c'est bon. Circule mec.

Isak a deux ans de plus que nous, il a déjà redoublé, il devrait être en troisième année. Sa taille et ses épaules en font un adversaire qui a le don de faire douter les deux emmerdeurs de King.

Doucement, Isak me pousse en arrière, je refuse de bouger.

La tension monte, comme la dernière fois à la cantine, tandis qu'un attroupement d'élèves curieux s'est formé autour de nous.

— Je vous trouve gonflé de venir faire chier Samuel après ce que ce connard de Lenni a fait.

— Inverse pas les rôles mec, c'est ce petit blanc qui s'est mis sur sa route, pas l'inverse.

Isak ricane, Duke lui laisse ses poings se crisper le long de son torse. À travers le coton de son tee-shirt, je vois ses muscles se contracter.

— Il allait tuer Damian, riposte t-il avec froideur.

— Et ? Ça lui aurait au moins éviter de servir de poupée gonflable à ce petit connard !

Pas de vague, pas de vague... pas de vague !

Je me répète ces mots en boucle, essaye de les imprimer dans ma tête mais, avant même que je n'ai pu respirer une dernière fois, je sens mon corps s'élancer, et sauter à la gorge de celui qui m'a bousculé. Mains en avant, toutes griffes sorties, je rugis presque.

Isak surpris, a un mouvement de recul, essaye de m'intercepter, mais c'est trop tard : agrippé comme un chien de chasse à la gorge de sa proie, j'entraîne le molosse dans ma chute, lui inflige un coup de poing dans le visage, l'un de ceux qui cassent et coupent.

Le mec gémit, j'en donne un deuxième. Puis un troisième. À califourchon sur ses hanches, je repense à toutes ces fois où ils ont eu l'avantage, où ils nous ont largement dominés.

C'est fini.

Je n'ai pas la prétention d'être plus fort physiquement, mais ma colère, ma fureur, celle que je garde en moi depuis deux mois explose. Le soir du match, la bagarre à la cantine, le parc, la soirée chez Duke, Damian, mon Damian, étendu dans un lit d'hôpital par leur faute ?

Avec rage, je repense à cette infinie douleur de sentir mon doigt se briser en deux sous les mains de cet homme lâche qui nous a attaqué au parc, je revis la sensation ignoble de sentir la balle s'infiltrer en moi, me déchirer de l'intérieur.

De mes mains j'attrape son col, le soulève un peu du sol, avant de le repousser avec force. L'arrière de son crâne heurte le carrelage dans un bruit sourd, il gémit, essaye de me repousser.

Je m'agrippe, je ne lâche rien, mes dents enfoncées dans ma lèvre inférieure. Concentré, focalisé, j'ai l'impression que rien ne peut me nuire. Cette force qui m'anime, je ne l'ai jamais ressentie avant. C'est presque agréable cette sensation de brûler de l'intérieur, de sentir mes muscles hurler à la mort sous les impulsions que je donne à mes coups.

Ni les mains de Isak qui tente de me relever, ni celles de ma victime qui fébrilement, tente de me repousser.

— Ose reparler de Dam comme ça, et je te crève les yeux c'est clair ?!

Pour imager mon propos, je lui administre un dernier coup de poing dans le coin extérieur de l’œil, constate sa réaction, un flot de larmes de douleur qui s'échappe. Lentement, je me penche en avant, afin que mes lèvres soient proches de son oreille lorsque je murmure :

— Tu vas faire cesser les rumeurs sur twitter, et tu vas t'écraser, on est ok ? Votre putain de règne, c'est fini. D'accord ?

Il ne répond pas, alors je le plaque à nouveau contre le carrelage.

— D'accord ?!

Silence, silence, du silence. De la gueule pour chercher, le mutisme pour riposter. Quel bel enfoiré.

— On est d'accord ?!

— Samuel !

Je m'apprête à lui donner un nouveau coup lorsque Lu, à ma droite, me stipule d'arrêter. Ses sourcils arqués et son teint blafard trahissent son étonnement, son hébétement.

— Sauver par une Cortez, ça va ? La honte te ronge pas trop ?

Il frissonne, lorsque mon souffle chaud balaye son visage, puis je me redresse.

Autour de moi, les élèves du lycée se sont écartés, estomaqués, et me regardent essuyer mes doigts sur mon pantalon. Un denier regard dans sa direction, j'avise le sang qui s'écoule de son nez et de son arcade, souris à la vue de ses tremblements.

— Bon appétit, je gronde.

Je récupère mon sac à dos, et fends la foule des coudes pour m'éloigner. Derrière moi, j'entends un murmure gronder, enfler, puis exploser.

— Il est taré ce mec putain ! brame l'acolyte du mon agresseur.

Un sourire étire mes lèvres, je sors mon portable de ma poche.

« Prends pas le goûter de l'hosto, je ramène des donuts » - Samuel.

   Une chance que Rafaël ne soit pas sur les fameux réseaux sociaux qu'il dénigre tant. Quoique, avec son travail, il y a fort à parier qu'il possède tout de même quelques comptes espions.

Duke me bombarde de messages depuis la fin des cours à quinze heures.

« Sam t'es où ? » - Duke.

« T'as du bol que Aubra et Clint t'aient pas vu ! » - Duke.

« Ariana avait dit pas de vague ! » - Duke.

« Sam répond putain, il s'est passé quoi à midi ? T'as pété un câble ? » - Duke.

« Samuel ! Y'a des vidéos de toi en train de bousiller ce gars sur instagram ! » - Duke.

— Qui est-ce qui t'agresse comme ça ? demande Damian en relevant le menton vers moi.

Étendu comme je le suis sur la partie gauche de son lit d'hôpital, sa tête repose dans le creux de mon épaule. Distraitement, je joue avec ses cheveux encore humide de la douche, en inspire l'odeur, m'en imprègne.

— C'est Duke, on a un truc commun à faire en littérature.

— Tu pourrais lui répondre quand même !

Il ricane, et se redresse pour attraper sur sa table de nuit une bande dessinée aux allures de comics des années cinquante. Un vieux numéro de Superman, aux couleurs criardes et au dessin approximatif.

— Ariana m'a ramené ça ce matin. C'est pas top.

— Où elle a trouvé ce vieux truc ?

— J'en sais rien.

Il me le tend, attend de voir ma réaction, puis se recouche.

Je sais qu'il avait rendez-vous avec monsieur Ross cet après-midi, mais sans me l'expliquer, je n'arrive pas à lui demander des comptes. Savoir comment ça s'est passé cette fois-ci, si monsieur Ross a su trouver les mots. Quelque part, mon faux pas de midi m'empêche de demander des nouvelles de sa santé mentale, lorsque la mienne se fait doucement la malle.

Je n'étais plus moi-même à midi, lorsque mes poings martelaient le visage de ce garçon dont je ne connais même pas le nom. Et puis cette force, depuis quand je la possède ? Depuis quand mon corps, ce corps que je connais pourtant bien, est-il capable de telles choses ?

Mon état second, celui dans lequel je me trouvais, m'a fait penser à celui qui m'animait la nuit où j'ai retrouvé Damian sur les quais, shooté et couvert de sang. La même chose, à quelques différences prêt. L'impression de se mouvoir dans un corps qui n'est pas le mien, de tout ressentir de façon plus accrue, de ne plus contrôler ma respiration, mon cœur.

La vie est trop rapide, mon cerveau bien trop lent.

— Sam, ça va pas ?

Je capte le regard de mon petit ami et souris à pleines dents.

— Pourquoi ça irait pas ?

— J'en sais rien mais juste... ça se voit que t'es pas dans ton assiette. Tu... c'était comment au lycée ? Tu m'en a même pas parlé.

Je dépose un baiser sur son front, protecteur et me lance dans le récit de mon retour triomphant à Soledo High. J'omets évidemment la partie ''pugilat dans le hall'', et reste focalisé sur les cours, sur notre cercle d'amis, sur les profs, parle un peu de twitter, pas trop, pour ne pas l'ennuyer.

Depuis quand ai-je commencé à le materner comme ça ?

Il m'écoute d'une oreille attentive, avant de soupirer et de sortir son propre portable.

— Tu sais, t'as le droit de dire que je me fais défoncer sur les réseaux sociaux. J'ai twitter moi aussi.

— Je croyais que monsieur Ross t'avait demandé de rester en-dehors des réseaux le temps que...

— Il m'a aussi dit de tenir un ''journal des rêves''. Est-ce que je le fais ? Non. Ses putains de conseils, il peut se les garder.

J'ai envie de lui dire que ce n'est pas sérieux, que pour une fois dans sa vie, il pourrait accorder sa confiance aux adultes, écouter leurs conseils.

Sauf que, ai-je moi-même écouté Ariana en restant tranquille ? Ai-je écouté Rafaël en prenant du recul et en restant à ma place ?

Du doigt, je retrace le contour de son visage, m'attarde sur ses lèvres. Depuis qu'il est revenu, qu'il est de nouveau à mes côtés, je n'ai pas eu la force – le courage ? – de l'embrasser. Pas que je n'en meurs pas d'envie mais... en réalité, j'ai atrocement peur de sa réaction.

Là où il me laisse le toucher lorsqu'il défend l'accès à son corps à d'autres personnes, comment réagira t-il lorsque mes lèvres se noueront aux siennes ?

Il n'est sûrement pas prêt, et à dire vrai, je ne le suis pas non plus.

Il soupire d'aise en frottant sa tête contre ma main, geste récurant chez lui lorsqu'il se sent bien, et vient planter son regard incisif dans le mien.

— Je rentre mercredi, sourit-il.

— … c'est génial, je réponds dans un murmure. Je suis content pour toi.

Et je le pense, bien que mon ton soit trop plat à mon goût. Il ne s'en formalise pas, et vient attraper mes mains pour jouer avec.

Nous sommes bien ainsi, à l'abri, isolés du reste du monde, dans notre bulle. La chaleur de son corps contre le mien m'enveloppe, me redonne espoir dans un avenir où la vie reprendra un cours normal.

— Dami... ?

Il lève les yeux vers moi. J'hésite un instant, avant de répondre :

— Pourquoi moi, tu me laisses te toucher ? Et pas les autres ?

— Ariana aussi, elle a le droit, rétorque t-il en baissant les yeux.

— En garçon, je veux dire.

Je connais partiellement sa réponse, mais ai envie de savoir, de comprendre. Pourquoi moi, ai-je ce droit presque sacré de le toucher, le caresser, l'étreindre, là où mon frère, un infirmier, ne lui font ressentir que terreur et aversion ? En soi, Rafaël ne lui a jamais fait de mal, alors pourquoi...

— T'es le seul en qui j'ai confiance, Sam, finit-il par lâcher.

Je reste un instant figé, avant de reprendre mes caresses dans ses cheveux.

— Je... j'ai jamais ressenti autant de... de bien être, de sécurité, avec qui que ce soit, balbutie t-il. Je sais que tu ne me feras jamais de mal et... ça fait du bien.

— Duke..., Julio... Isak même ?

— Non. Juste toi.

Mon cœur se gonfle, mes épaules s'allègent. Mon bras passé autour de son torse l'étreint un peu plus fort. Savoir que je suis au-dessus de tout pour lui, me fait planer, me fait sentir aussi léger qu'un nuage. Un sourire que je sais idiot étire mes lèvres.

C'est ce moment-là que choisit Rafaël pour faire irruption dans la chambre, un panda en peluche entre les mains.

— Tu déconnes ? ricane Damian en avisant la peluche énorme dans les bras de mon frère.

— Explication : c'est de la part de Jay, mais comme il assume pas, c'est bibi qui s'y colle. Tiens, v'là ton panda.

Il le lui jette à la figure, rate sa cible ; c'est moi qui me mange la peluche en pleine figure.

Je pouffe de rire, puis explose franchement, suivi de près par mon petit ami.

Ariana derrière mon frère hausse un sourcil ahuri, lui donne un coup dans l'épaule, et vient attraper ce pauvre panda qui, rejeté de tous, a fini au pied du lit.

— Pour une fois que Jay fait preuve d'humanité, quand même !

— J'ai une tête à aimer recevoir des pandas en peluche ?

— Tu as une tête à aimer recevoir des chatons en peluche, corrige t-elle avec amusement.

Damian peste, s'agite contre moi, m'écrase le bas ventre en se relevant.

Mes muscles se crispent à ce contact, je tente de l'ignorer, de calmer mes hormones, de penser à autre chose.

Là où il y a deux semaines, je ne me voyais pas franchir le pas, c'est désormais devenu une obsession. Et pourtant, dieu sait que ce n'est pas le moment de ramener ce sujet sur le tapis, pas après le traumatisme qui y est lié. Sauf que voilà, c'est comme ça : sa chaleur, son corps, tout me manque et m'attire terriblement. Et, l'inquiétude de ne jamais pouvoir le toucher comme je le voudrais me ravage de l'intérieur, me fait douter : quel monstre suis-je pour penser à cela alors qu'il a besoin de temps pour se remettre d'une blessure aussi profonde ?

Je ravale ma salive, me relève à mon tour, et vais me poster à côté de Rafaël, l'interroge du regard.

— Viens, me glisse t-il en désignant la porte du menton. Ils ont des choses à se dire.

Prévenant, je coule un regard à Damian, lui promets de revenir lui dire au revoir, et m'éclipse avec Rafaël dans le couloir de l'hôpital.

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