23 - Samuel

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Samuel

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   Ce réveil-ci, comme le coup de fil de Damian à une heure du matin, a le don de me tétaniser.

Les lumières de ma chambre s'allument d'un coup, tandis que la porte s'ouvre sur mon infirmière référente et Rafaël.

Il est vingt-trois heures à mon portable, j'ai éteint la télévision il y a à peine une heure.

Mon frère est agité, brusque, lorsqu'il s'assoit sur le rebord de mon lit. Pas besoin d'être un génie pour comprendre que quelque chose cloche. Ses doigts tremblent légèrement, même s'il essaye de le cacher.

— Tu vas sortir un peu plus tôt que prévu, murmure t-il.

— C'est Jay c'est ça ? Il lui est arrivé quelque chose ?

Rafaël me fixe, avant de remettre le doigt sur ce que je raconte. Lorsque Damian et lui sont partis tout à l'heure, j'ai senti qu'il n'était pas tranquille, et que Jay devait vraiment être en mauvaise posture. Son agitation, son visage crispé, et le fait qu'il déboule dans ma chambre à cette heure-ci ne me dit rien qui vaille.

Peiné, il se mord rapidement la lèvre avant de chercher un point d'appui sur le mur, un endroit où poser ses yeux.

— Non, c'est... c'est pas Jay.

Pas encore bien éveillé, je me passe une main sur les yeux pour les désengourdir, et tente de focaliser mon regard sur le visage de Rafaël.

Il est pâle, bien trop pâle. Sur ses mains, les lignes de ses tatouages me paraissent plus sombres, plus vides que d'ordinaire.

— Qui alors ?

Ai-je vraiment envie d'entendre la réponse ? Pas vraiment, mais à la façon qu'il a d'éviter mon regard, je comprends que je suis concerné. Trop concerné.

— Me dis pas que c'est Dam... ?

Nouveau silence. Je me crispe, et commence à me redresser lorsque sa main se pose sur mon torse pour me garder couché.

— Sammy, écoute-moi.

Non, pas Sammy. Pas ce surnom, pas ce ton, je refuse. Je ne veux pas entendre, je veux juste qu'il dégage, que je me rendorme et que demain comme convenu, il revienne me chercher à quatorze heures, une fois que mon sac sera fait.

Sa main passe sous mon visage pour m'attraper le menton, et d'un geste ferme, il me force à le regarder.

Ça y est, sa frayeur, son mal-être sont partis, remplacés par mon anxiété dévorante et mon besoin de respirer.

— Damian a été enlevé.

Mes yeux s'écarquillent, puis se ferment.

Il est tard, j'ai mal entendu. J'arrive pas à faire le point, à bien comprendre. Après tout, je me réveille, c'est tout embrouillé dans ma tête.

Un petit rire m'échappe, nerveux, atroce, alors mon frère me secoue légèrement.

— Je dors, je murmure, plus pour moi-même que pour lui.

— Non, non, tu dors pas Sam. Je me doute que c'est difficile à entendre pour toi mais là, on doit retourner chez Ariana, vite. On part pour le Mexique, et toi et les jumeaux vous partez chez papy et mamy. Je les ai eus au téléphone en venant.

« Madame, monsieur, c'est votre commandant de bord qui vous parle. Nous faisons face à une panne de moteur principal, dépressurisation de la cabine enclenchée. Impact dans trois, deux, un... extinction du système central ».

— … quoi ?

— Allez, lève-toi, j'ai obtenu un droit de sortie exceptionnel.

— Raf, non. Non, non, non.

Il me regarde, et je remarque qu'il se censure. Qu'il aimerait dire quelque chose, mais qu'il n'y parvient pas.

— Où il est là ?

— Je t'ai dit Sam, je...

— C'est de ta faute.

Les mots sortent tous seuls. Je n'ai ni le temps de vraiment les interpréter, ni le temps de les retenir. Ils heurtent Rafaël avec la violence d'une balle, et à son air, je comprends que même en supposant, j'ai fait mouche.

Tout à l'heure, il a parlé de le laisser au lycée. De l'y laisser pour aller retrouver Jay. Je m'y suis opposé, je savais que ce n'était pas une bonne idée, pas en ce moment, mais ni l'un ni l'autre ne m'a écouté. Rafaël a dû l'y poser, et si Damian a réellement été enlevé, cela s'est fait sur cette courte durée de marche, du lycée à chez nous.

— Je t'avais dit de le déposer chez lui ! je brame alors, ivre de colère.

Du vide à la fureur, il n'y a qu'un minuscule pas : je viens de faire un pas de géant. L'infirmière qui a escorté mon frère nous fixe, en retrait dans un coin de la chambre. Cette fois bien redressé dans mon lit, je toise Rafaël d'un œil méprisant.

— Ça te coûtait quoi de le ramener à la maison hein ?

— J'avais reçu un appel de Jay et...

— Et il est où Jay là ? En sécurité ! Alors que Dam il est où ? Il est où ?!

Je m'époumone, constate que l'infirmière mine un geste pour me tempérer avant de se rétracter. Rafaël lui est blafard, et n'essaye même plus de cacher le tremblement de ses doigts.

— Et en plus de ça, je reprends avec un calme glacial, tu oses me dire que tu vas m'envoyer chez papy et mamy ? Non mais t'es cinglé ?!

— Tu as le droit d'être en colère, de me hurler dessus et de m'en vouloir, mais désolé, tu ne mettras pas un orteil au Mexique. Tu t'es pris une balle il y a une semaine.

— Et je vais mieux.

— Tu as encore du mal à marcher, ne sois pas ridicule !

— Essaye pas de retourner la situation !

Nouveau cri, qui le crispe. Violemment, ses doigts se resserrent sur le drap blanc du lit.

L'adrénaline dans le sang, je sors de mon lit d'hôpital, pour commencer à rassembler mes affaires. De la salle de bain au bureau de la chambre, je ramasse chaque chaussette, chaque livre, pour former un tas sur le bout de mon lit.

Rafaël me regarde faire, dubitatif.

— Tu vois, je vais bien, je gronde en relevant mon tee-shirt pour découvrir le bandage.

Il secoue la tête, mais n'ajoute rien. Je sais ce qu'il fait : il laisse passer, pour retarder la confrontation au moment où autour de nous, il y aura des gens sur qui s'appuyer. Des témoins, de l'aide potentielle.

Toujours la même façon de faire.

Je bourre mes affaires dans mon sac de sport avant de le jeter sur mon épaule.

— On y va.

— Tu es en pyjama.

— Rien à foutre, on y va.

— Samuel ton lang...

Je le fusille du regard. Il doit comprendre où il a fauté car d'un simple mouvement de tête il m'indique la porte, et s'excuse auprès de l'infirmière.

Damian a été enlevé. Kidnappé, pris, arraché à Soledo.

J'ai envie de vomir.

   Chez les Cortez, c'est l'agitation la plus totale qui règne. Les jumeaux et Fiona font leurs sacs pour quitter le domicile, Hugo et Ariana tracent des itinéraires sur des cartes, Jay téléphone dans un espagnol précaire. Lu, elle, charge des armes étalées sur la table de la salle à manger avec l'aide de Julio : c'est la guerre.

Rafaël et moi arrivons comme un cheveu sur la soupe. Instinctivement, je fonce rejoindre Ariana pour l'étreindre de toutes mes forces.

Durant le trajet en voiture, la colère est retombée pour faire place à la peur, la vraie. Celle de ne pas savoir ce qui va arriver, de ne rien pouvoir faire pour changer ça.

Ariana me serre à son tour, fait attention de ne pas appuyer sur mon abdomen, et prend mon visage entre ses mains.

— Tout va bien se passer, d'accord ?

Ses grands yeux sombres se plongent dans les miens. Elle essaye de se convaincre en me disant ça. Ses mots sonnent mal-assurés, tremblant, alors je rapproche mon visage pour coller mon front au sien.

Ce geste a le don de rassurer Damian lorsqu'il panique, qu'il ne sait plus comment agir. J'espère que ça marchera aussi pour sa sœur.

Elle inspire par le nez, et ferme les yeux.

Ses mains caressent mon visage, un « ça va aller » étranglé perce la barrière de ses lèvres.

Mon sang bat fort à mes oreilles.

— Bon, lance Jay avec détermination. On sait qu'ils partent en direction du Mexique, mais pas dans quelle région. La voiture utilisée est rouge, pour peu qu'il n'en change pas en cours de route.

À nouveau la nausée me prend.

— Lorsque les derniers enlèvements ont eu lieu, Donni ne s'absentait jamais aussi longtemps, murmure H. Il doit avoir un relai quelque part. Par contre, je suis pas certain qu'il osera revenir après ça.

— Vous avez retrouvé quoi là où Dam a... ?

Les regards convergent vers moi, m'interrogent, jusqu'à ce que Ariana ne hausse un sourcil.

— Son portable cassé, et celui de Donni, c'est tout.

— Et ses écouteurs... ?

Nouveau mouvement d'incompréhension de la part de la petite assemblée. Des regards s'échangent, et je suppose que chacun cherche à comprendre, à savoir de quoi j'essaye de parler.

C'est pourtant diablement simple.

— Les écouteurs de Damian, je répète avec un sursaut d'espoir dans la voix. Ils sont localisables depuis son portable. C'est... c'est un moyen de les trouver si on les perd ou si on se les fait voler.

Lu m'adresse un large sourire avant de me pointer d'un doigt équivoque. Ravie, elle se rapproche de la table basse où ont été abandonnés les portables de Damian et Donni. Celui de mon petit ami est effectivement dans un sale état : l'écran est brisé, mais lorsque Lu presse le bouton d'allumage, le fond d'écran apparaît. Elle essaye de balayer l'écran vers le haut pour le déverrouiller, sans succès.

— Le tactile fonctionne pas, marmonne t-elle. Quelqu'un à un ordi ?

Jay lève la main, et s'écarte pour laisser libre accès à son ordinateur. D'une manière presque experte, elle attrape son propre sac dans le salon, en sort un chargeur duquel elle défait le câble USB, pour en brancher un bout au téléphone, l'autre à l'ordinateur.

— Combien d'autonomie ? demande Rafaël.

— Je vais voir.

Rapidement, je grimpe à l'étage pour rechercher la boite des écouteurs de mon petit ami.

Frénétique, j'ouvre chaque tiroir, chaque placard, jusqu'à trouver sa réserve de boîtes en tous genres : Damian a un problème avec ça, il garde toutes les boîtes, toutes les notices, de tous ses appareils électroniques. Un jour je l'ai embêté avec ça, lui avançant que les autistes aussi pouvaient avoir des phases de stockage comme les siennes.

Aujourd'hui, je me dis qu'il a bien fait de m'ignorer ce jour-là.

Lorsque mes mains se referment sur la boîte, je soupire.

— Vingt-deux heures ! je hurle en redescendant.

Lorsque je les rejoins, je constate que Lu est connectée à l'application ''Localiser'' du portable de Damian, et qu'un point lumineux à l'écran indique les coordonnées GPS des écouteurs.

— C'est beau la technologie, sourit Jay.

J'acquiesce, et observe H noter les coordonnées, qui ne cessent de changer.

— Elles changent rapidement, note t-il avec embarras. Il roule super vite.

— À ton avis il va où ?

— Tijuana, j'ai l'impression qu'il longe la côte. Combien de LA jusqu'à Tijuana ?

Les esprits s'échauffent à nouveau : sur les portables on cherche la durée du trajet entre Los Angeles et Tijuana : cinq heure quinze environ. Sans doute moins, si on se fit à la vitesse de Donni.

— Ouais, il y est dans pas longtemps quoi, gronde H en donnant un coup sur la table. On le rattrapera jamais avant qu'il passe la frontière. Quelqu'un sait si les écouteurs étaient chargés au max ?

Je hoche négativement la tête : ils pouvaient être au maximum de leur batterie, comme au plus bas. En somme, il nous est impossible de savoir quand est-ce qu'ils s'éteindront.

— Ouais, on est dans le flou de ce côté-là quoi.

J'acquiesce, tout en suivant l'évolution du point lumineux à l'écran. C'est abominable de se dire que Damian est là, sur l'écran, et qu'il nous est impossible d'arrêter sa course.

— Donc cinq heures quinze ? En sachant qu'ils ont de l'avance...

— On est pas sûre qu'il aille là-bas, rétorque Julio, maussade.

— Il y fera au moins une halte. Sinon, il s'embêtera pas à longer la côte comme il le fait.

Un long silence prend place.

C'est Fiona qui l'interrompt, les sourcils froncés.

— J'embarque les jumeaux, lance t-elle en serrant Danny. Jusqu'à ce qu'on parte pour le ranch de tes grands-parents Raf. Sam... ?

Je me crispe, avant de me braquer et de hocher la tête. Il est hors de question que j'abandonne, que je m'extrais de l'opération, que je... que je parte, tout simplement. Je dois rester, ils ont besoin de moi, Damian aura besoin de moi lorsqu'ils le retrouveront au Mexique.

— Tu vas avec Fiona, tonne Rafaël. C'est pas une option.

— T'as pas le droit de m'écarter comme ça !

— Recommence pas, on en a parlé tout à l'heure.

Je fulmine, et m'avance vers lui pour le lui faire comprendre ma façon de penser lorsque Ariana m'attrape au vol pour me ramener contre elle. Je sens son cœur battre sous sa poitrine, en imagine la détresse.

— On ne va pas tous y aller de toute façon, murmure t-elle contre mon oreille.

— Je veux pas rester ici à rien faire, Ari...

— Sam, tu vas rester ici avec Fiona, avec Julio, et surtout avec les autres membres des Cortez. Lorsqu'on aura retrouver Dam, il aura besoin que tu sois en forme, pas que tu sois encore plus mal en point que la semaine dernière. Tu te remets à peine, et... c'est trop dangereux. N'en veut pas à Raf, j'aurais fait pareil si les rôles avaient été inversés.

Étrangement, les mots de Ariana me calment et me rassurent. Rafaël opine, va dans son sens, même H acquiesce, en accord avec sa sœur, ce qui est pourtant rare.

— Ok, je murmure. Mais il est hors de question que j'aille chez papy et mamy.

— C'est d'accord.

Ariana sourit, tandis que mon frère commence à marmonner quelque chose dans son coin.

— Il faut qu'il s'écarte des King100, gronde t-il sourdement.

— Dans ce cas-là, je te laisse le monter de force dans l'avion, marmonne sa petite amie avec défiance. La majorité du gang va rester ici, il ne risque rien s'il reste avec eux.

— Rappelle-moi quelle place occupait celui qui a enlevé ton frère ?

— T'es sérieux là ?

Rafaël se rétracte, mal à l'aise sous les regards accusateurs de Ariana et H, avant de finalement soupirer.

— S'il lui arrive quoi que ce soit....

— Commence pas à te biler, lance H avec lassitude. Bon, donc Raf, Jay, Ari, et moi, Mexique. Lu, Julio, Sam, Soledo. Fiona et les jumeaux, ranch, on est ok ?

Hochement de tête général.

Mon frère inspire par le nez avant de fermer les yeux et d'étreindre Mikky, venu se blottir contre sa hanche.

— Vous nous appellerez hein ?

— Évidemment, sourit mon frère. Vous verrez, il y a plein de chevaux là où vous allez.

— Dam il aime bien les chevaux, ajoute Danny en rejoignant son jumeau.

Mon cœur se serre.

Une légère tension commence à me tirer au niveau de ma blessure, alors je m'assois sur une chaise pour reprendre mon souffle.

Fiona en constatant mon état, me propose de m'aider à aller faire mon sac pour les jours à venir.

Tout me paraît tellement surréaliste : je ne réponds pas.

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