Chapitre quatre : Evan

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On dirait une danse, une danse avec moi-même. J’ai branché mon téléphone sur l’enceinte et chaque chanson me pousse un peu plus, un peu plus vite. Mais le pire, c’est mon cerveau qui n’arrête pas de me dire que je ne suis pas assez rapide. J’ai une cinquantaine de commandes de sablés à envoyer, des macarons pour une commande d’entreprise et plusieurs entremets pour deux à faire pour la soirée de la Saint-Valentin. Sans oublier les viennoiseries que je livre à Étienne chaque matin et les gâteaux d’anniversaires et de mariage prévus ce week-end. En bref, j’ai plutôt intérêt à être efficace si je peux parvenir à tout faire.

Simon se fait toujours discret dans ces moments-là. Je suis incapable de me concentrer quand il est dans les parages, alors il disparaît dans son antre dès qu’il rentre du boulot et il attend que son gars se connecte. Il m’a déjà parlé de lui il y a longtemps. Plusieurs fois, Simon a tenté de lui sortir la tête de l’eau, de lui ouvrir les yeux. Et je crois qu’il y est parvenu. Mais entre se rendre compte que quelque chose ne va pas et agir, il y a encore tout un chemin à parcourir. Simon a toujours été comme ça, à vouloir protéger les gens. Et moi surtout, parce qu’il sait pertinemment que je m’effondre sans lui.

Je me force à ralentir, à réfléchir, je vais aller trop vite et foirer un truc sinon. Allez, Eve, calme-toi, pense à Simon, aux bras de Simon qui t’entourent, qui te rassurent, à son torse contre ton dos, à sa queue dressée contre ton cul… Super, tu voulais travailler avec la trique ? Ben, bravo, t’as gagné ! Je me penche pour étaler ma pâte sablée, mais l’image de Simon derrière moi ne disparaît pas pour autant. J’ai besoin de lui. Un besoin physique.

Je déglutis, me mors la lèvre. Faut que je fasse une pause, que je me roule une clope. C’est quelle heure ? Je jette un œil sur la cuisinière. Merde, c’est pas encore dix-huit heures. J’essaye de me fixer des horaires de boulot. Le matin, tôt, pour terminer le façonnage et la cuisson de mes viennoiseries. Et toute l’après-midi, non-stop.

Il me faut un petit moment pour terminer ma dernière fournée de sablés et les mettre au four. Malgré moi, j’ai un petit sourire de fierté en les observant à travers la vitre. Ils sont plutôt jolis, la forme est régulière et la couleur appétissante. Je pèse le sucre glace pour mon glaçage royal, puis les blancs d’œufs. Je veux un rouge profond pour recouvrir mes cœurs, pas un rose terne, aussi, je mets la dose de rouge de betterave pour obtenir une belle couleur dans un bol, puis j’en ajoute un petit peu moins pour les autres décors, dans un dégradé de rose, et je garde une partie de glaçage blanc immaculé.

La minuterie du four m’interrompt et je sors mes sablés. Je ricane en voyant les lettres mélangées. Vélo, mais quelle andouille ! Je lui ferai une version tour de France, en jaune !

Il me faut encore un long moment pour terminer les sablés, m’appliquer sur le décor en glaçage. Je coche les commandes sur mon téléphone, je ne suis pas en retard, pas encore. Mais je suis limité par le manque de place, le manque de temps, mon four, qui n’a rien d’un four professionnel.

« Evan ? m’appelle Simon en rentrant dans la cuisine. Tu arrêtes bientôt ? C’est presque vingt heures.

– Quoi ? Mais j’ai pas commencé ma pâte à brioche pour demain !

– Tu veux que je t’aide ? »

Je lève les yeux. Simon porte un tee-shirt avec un dessin d’ours sur le devant et les mots Ours mal léché écrit au-dessus.

« J’aime pas ce tee-shirt, j’ai l’impression qu’il remet en cause mes compétences.

– Quelles compétences ?

– N’en rajoute pas non plus ! »

Puis Simon percute et rougit. Je peux voir les deux petites rougeurs juste au-dessus de sa barbe sombre. Même s’il la rase plus souvent depuis qu’il est monté en grade, elle orne toujours son visage très rapidement.

« Bon, tu veux de l’aide ou pas ? »

Objectivement, j’aurai besoin d’aide. Mais pas de celle de Simon. Je fixe ses grandes mains, je sais combien elles peuvent être douces et délicates sur ma peau, mais je ne leur fais pas confiance pour faire autre chose que glisser un plat au micro-ondes dans une cuisine.

« Ne me regarde pas comme ça ! Je suis pas aussi nul.

– C’est quand la dernière fois que tu as fait des gâteaux ?

– Le mois dernier !

– Ailleurs que dans un jeu, précisé-je.

– Ok, j’ai pas fait de gâteaux depuis mes dix ans, mais je sais très bien les manger.

– Ça, je m’en suis rendu compte ! »

Il baisse les yeux sur son ventre et grimace. Oh, merde, j’aurais pas dû le vanner dessus. Je l’aime exactement tel qu’il est. Bien sûr, je vois ses défauts, mais je les aime aussi.

« Ok, je vais me faire des pâtes.

– Oh, non, tu restes loin de cette cuisinière, il y a un curry de pois chiches et du riz dans le frigo.

– Oh cool, merci. Tu vas t’en sortir ?

– Si je te dis non, ça changera quelque chose ? »

Je rassemble mes plaques de sablés, les glisse l’une après l’autre dans le four à peine chaud pour faire sécher le glaçage. Ça va prendre une bonne heure et je ne pourrais pas utiliser mon four entre temps. J’avais pas envisagé ce problème quand j’ai proposé ces lots de sablés. Je me redresse. Sous le regard de Simon, je me sens une nouvelle fois incompétent. Et pas seulement pour lécher les ours.

« J’ai plein de commandes pour la Saint-Valentin, avoué-je.

– C’est génial ! s’exclame-t-il. »

Puis devant ma tronche, il ajoute :

« C’est pas génial ?

– Non ! Si ! J’en sais rien. Et si ça leur plaît pas ? Et s’ils sont déçus ? »

Simon contourne la table, je sais qu’il va m’enlacer, parce que c’est ce qu’il fait toujours. Et bordel, j’imagine que mon corps hurle pour qu’il vienne. Aussi, je m’empare d’un saladier et le pose sur la balance pour qu’il reste à distance. Il comprend le message.

« Eve, tu cuisines super bien. Enfin, Étienne te commande des viennoiseries et des gâteaux depuis des mois !

– Mais c’est Étienne ! Il m’achèterait mes crottes de nez pour m’encourager. »

Simon se marre.

« Et j’imagine que ma mère et ses amis ont aussi un goût douteux ?

– Ta mère m’appelle « mon cœur ».

– Merci de me rappeler cette trahison maternelle. »

Il s’approche, m’enlève le sachet de farine des mains avec autorité.

« Eve, il y aura toujours des gens qui n’aimeront pas, ce qui importe, c'est de te concentrer sur ceux qui aiment.

– Et on fait comment exactement ? »

Dans ma tête, je vois encore le sourire de ma mère, celui qu’elle a plaqué sur son visage toutes les fois où j’étais pas assez beau, pas assez fort, pas bien intelligent, ces fois où je me tachais, je tombais. À la longue, j’ai compris qu’elle souriait pour cacher le dégoût que je lui inspirais. Je vois encore le regard déçu, à la limite de la colère de mon père, ce jour où il a découvert que j’étais avec Simon. Je n’ai jamais été un homme à ses yeux, mais ce jour-là, j’étais moins que rien.

« Comment on fait ? répété-je, la voix rauque.

– Comme ça, dit Simon en m’attirant contre lui. »

Et mon corps réagit exactement comme escompté, il s’apaise et s’allège et je me sens dépendant, accro. Je reste quelques secondes à profiter de son étreinte. Je me dégage sans un mot et essuie mes mains sur un torchon. J’attrape mon téléphone pour faire quelques photos de mes sablés déjà emballés. Je pianote sur l’image.

Prêts à être envoyés !

Mon téléphone mouline pendant dix secondes avant de mettre en ligne l’image. Simon regarde par-dessus mon épaule.

« Il te faudrait un portable plus récent, avec un écran plus grand et une meilleure qualité pour les photos. Ce serait une bonne idée ?

– Oh non ! Je te vois venir, Simon, et c’est non ! Tu m’achètes pas un nouveau téléphone pour la Saint-Valentin ! »

Même si j’en crève d’envie. J’ai toujours adoré ces saloperies et oui, j’ai déjà été assez con pour passer un salaire entier dedans.

« Pourquoi ? Si ça t’est utile ?

– Tu sais très bien pourquoi ! Alors, je te préviens, on met vingt balles max pour nos cadeaux.

– Tu vas te retrouver avec un plat à tarte !

– Prends-en un rectangulaire, j’en n’ai pas assez. »

Il sourit lentement, puis plus du tout.

« Merde, mais tu déconnes pas en plus !

– Vingt balles, Chewie, pas plus ! J’ai besoin de prendre l’air, je reviens. »

Simon sait très bien qu’une bonne partie de l’air qui pénètrera mes poumons sera chargé de nicotine. Je quitte la cuisine, attrape mon manteau. Je descends les escaliers à toute vitesse pour m’arrêter sur le trottoir. Je n’irai pas bien loin, je crois qu’on peut graver mon nom sur le banc à l’arrêt de bus, tant j’y passe du temps à faire croire que je prends l’air.

Mes poumons s’emplissent de goudron et mon cerveau s’embrume de tout ce que je dois encore faire et de tous ces stupides papiers à remplir.

* * *

C’est près de onze heures quand je m’installe dans le lit, et vu la fraîcheur du drap, Simon vient tout juste d’y entrer lui aussi. J’imagine qu’il a passé sa soirée sur son ordi.

« Tu as retrouvé ton gars ? demandé-je.

– Non, toujours pas. »

Il s’enfonce un peu plus dans le lit, puis enlève son tee-shirt et son caleçon pour les jeter sur le sol. Je me colle lentement à lui, essayant de jouer son rôle pour une fois. Mais je doute d’arriver le moins du monde à le rassurer. Pourtant, il bascule sur mon épaule et s’y appuie. Je m’attends à le voir parler de ce joueur qui le préoccupe, mais à la place, il murmure :

« Si tu t’en sors pas, tu pourrais demander de l’aide. Comme tu as fait pour Noël, appeler l’autre, là.

– Benoit ? T’es sûr, la dernière fois, il a cru que tu allais le mordre.

– Il t’a appelé Eve, maugrée Simon.

– C’est comme ça que je m’appelle.

– Non, tu t’appelles Evan. Eve, Evie, c’est pour moi, pour Yass, pour tes amis. »

Je me marre doucement.

« Alors, au risque de te caresser à rebrousse-poil, Benoit est un peu parti pour l’être. Et je comprends pas comment tu peux être jaloux de lui ! Je te rappelle que Sun passe son temps à nous faire des propositions indécentes et à nous tripoter depuis qu’il a quinze ans, et c’est pire depuis qu’on a fait notre coming-out.

– Ouais, mais c’est Sun, c’est pas sérieux.

– Benoit non plus ne l’est pas. Et en plus, il a flashé sur son patron. Rassuré ? »

Il grogne, ce qui je crois, dans le langage des Wookies, veut dire « oui, mais qu’il reste à trois kilomètres de distance quand même ».

Bon, en réalité, Benoit a traité son nouveau chef de gros connard à qui il ferait bien bouffer ses saints jacques « tout juste saisies, pas cramées, bordel » par l’endroit où le soleil ne brille jamais, mais ça peut être un langage codé aussi, non ?

* * *

On a un rituel avec Simon : passer au moins une soirée par semaine ensemble, même si c’est seulement pour s’affaler devant la télé. C’est même devenu notre programme principal au point de nommer notre soirée F et B. Film et baise. Et si le premier est mauvais, on s’arrange pour que la deuxième partie soit bonne.

Je commence très tôt, il finit souvent tard. Et ces derniers jours, il est scotché à son PC dès qu’il a deux minutes. J’ai même presque l’impression que je le voyais plus souvent quand on était seulement potes. Même si j’admets, j’avais déjà envie de démonter Mimile pièce par pièce, et pas pour lui ajouter de la RAM !

Je viens de terminer nos desserts et je souris à l’idée de lui faire plaisir. J’installe les assiettes sur la table basse et je l’attends pour lancer la suite de la série. J’attrape un gros livre de pâtisserie pour le feuilleter. J’ai envie d’une cigarette, mais je résiste. J’en ai marre d’avoir besoin de cette béquille pour tenir et puis, je ne veux pas avoir cette odeur sur moi. C’est notre soirée et je n’ai pas envie de voir une grimace reflexe sur le visage de Simon, avant qu’il trouve dans mon odeur un vieux reste d’addiction. Et puis, après avoir préparé notre dessert, je dégage parfum piquant et excitant d’agrumes et d’épices.

Je lis une recette, et immédiatement, je sens mon cerveau réfléchir à plein de choses en même temps, toujours prêt à éveiller mes incertitudes et à m’empêcher d’avancer. J’aime ce que je fais, au moins pour le goût, c’est une certitude. Je sais que sur le côté présentation, j’ai encore des progrès à faire. Mais chaque fois que je tombe sur recette un peu différente de la mienne, je me mets à douter et à remettre en question tout mon travail.

Je pose le livre sur mon visage et ferme les yeux. Peut-être que c’est comme le thé, si je laisse bien la page infuser contre mon front, dans cinq minutes, je vais être un pâtissier de renom. Bordel, pourquoi j’ai choisi la pâtisserie en plus ? Il n’y a rien de plus précis et de plus difficile ! Il faut être patient, appliqué, tout ce que je ne suis pas !

Je me réveille brusquement et je sais que j’ai pas infusé cinq minutes, mais une bonne heure. Merde ! Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Pourquoi Simon ne m’a pas réveillé ? C’est une règle de base avec moi, le sexe passe avant le sommeil !

Je me redresse, attrape mon portable. C’est encore pire que ce que je pensais, c’est onze heures passées. Je jette le livre sur le canapé. Sur la table devant moi, mon dessert ne ressemble plus à rien et ça me fend le cœur. Ce n’est pas compliqué à faire, mais je voulais lui faire plaisir après l’avoir embêté tout ce temps. C’est pas la première fois que Simon me fait le coup de me planter à cause d’une partie de jeu, mais j’étais pas son mec à l’époque. Alors, je pars à la chasse à l’ours et l’ours a sacrément intérêt à avoir une bonne excuse parce que je vais dynamiter sa grotte ! Je me dirige vers sa tanière et m’arrête sur le pas de la porte. Un jeu tourne sur l’écran, il a son casque posé sur ses oreilles et il se marre.

« Ok, les gars, je crois qu’on peut faire mieux, ouais, c’est pas difficile, vous avez pas été foutus de stopper ce dragon ! Je me suis pris des coups de queue !

– T’en as de la chance, je peux pas en dire autant ! »

Je vois Simon devenir cramoisi, mais comme je n’ai pas les commentaires, je peux seulement imaginer les vannes.

« Bande de jaloux ! éructe-t-il. AFK deux minutes. »

D’accord, pour prévenir ses potes de jeu, il y a du monde, mais moi, il n’y a plus personne. Il décale son casque pour en extraire une oreille et fait pivoter sa chaise. J’ai envie de m’avancer, de m’agenouiller entre ses cuisses et de me blottir contre lui, parce qu’il a toujours ce même effet sur moi. Mais je reste face à lui, sans bouger. Je ne suis pas en colère, je suis seulement triste qu’il m’ait oublié.

« C’est mardi, lâché-je.

– Je sais qu’on est mardi. Et alors ?

– C’est la soirée où on se mate un film, et où tu me baises tout le long avec ton sexe énorme et dur. C’est bon ? dis-je en me penchant vers le micro du casque, vous avez bien tout suivi, vous avez pris des notes ? »

Simon a un sourire amusé. Et rigole des réflexions dans le casque avant de couper le micro.

« Ils te conseillent de choisir Le seigneur des anneaux en version longue si tu veux vraiment me challenger. »

J’ai une esquisse de sourire malgré moi en voyant Simon presque relaxé. Il n’est pas ainsi avec moi ces derniers temps. Il est soucieux, prévenant, attentif, trop attentif. Chaque fois que je glisse, que je dérape un peu, il est là pour me récupérer. Il fait attention, se retient dans ses actes, dans ses mots. Peut-être qu’une soirée à marcher sur des œufs avec moi, à ménager mes humeurs et à supporter mon affection démesurée n’était pas ce dont il avait besoin.

« Eve, on avait dit demain pour notre soirée Film et Baise.

– Non, on avait dit ce soir. Demain, j’attaque mes commandes du week-end. J’ai quatre gâteaux d’anniversaires, deux pour un mariage… »

J’entends le petit son d’affichage d’une notification dans son casque, et il jette un regard furtif à l’écran. Je vois les conversations qui s’emballent dans sa barre de discussion. Je sais que ce n’est qu’un malentendu, rien d’autre. C’est le manque, la dépendance qui parle en moi. Et quand il attrape sa souris pour scroller le salon, je pense que je peux faire l’impasse sur le sexe énorme et dur pour ce soir. En une seconde, je m’en veux de le résumer à ça. Simon et moi, c’est bien plus que du sexe ! Mais je veux ce moment irréel où mon meilleur pote est à moi, en moi, et là, je n’ai que la réalité déséquilibrée et bancale. Tout me revient brusquement. Cette sensation de devoir tenir debout, alors qu’un sac énorme rempli de pierres tente de me faire basculer. Je ne tiens que grâce à Simon. Et il le sait ! Je suis dépendant de lui.

« Ok, laisse tomber ! »

Je fais quelques pas dans le couloir, puis mes yeux s’arrêtent juste à côté de la porte d’entrée. Oh, non, Evan, c’est une mauvaise, très mauvaise idée ! Mais non, après tout, c’est seulement une blague, comme déboucher légèrement le bouchon de la sauce pimentée avant de la faire passer. Et c’est une juste vengeance, Simon n’avait qu’à pas oublier notre soirée. Je prépare d’abord le terrain, en posant stratégiquement trois paires de chaussures dans le couloir. Et on alterne, gauche, droite, histoire de bien emmerder son monde. Puis, je m’approche du tableau électrique, l’ouvre et bidouille dedans un petit moment. Puis, pour la touche finale, j’abaisse le disjoncteur et je laisse place au spectacle vengeur.

« Oh putain de bordel ! Mais merde, Mimile, pas maintenant ! »

Et un ours sorti de sa grotte, un ! Simon déboule dans le couloir. Ses yeux exposés à la lumière vive de l’écran l’empêchent de s’acclimater tout de suite à la pénombre, il évite une basket, trébuche sur la deuxième et manque de se manger le mur en se prenant les pieds dans ses chaussons. Il pense enfin à s’éclairer avec son portable. Il me braque la lampe torche dans la figure, puis l’abaisse.

« J’y crois pas, Evan, t’as fait sauter les plombs ?

– Ouais, à défaut de sauter autre chose.

– Non, mais t’abuses, sérieux ! Je peux avoir une soirée peinard de temps en temps ou c’est trop demandé ? »

Il ne voit pas mon visage, et moi, je le sens se tordre sous la douleur. Tais-toi, Eve, tais-toi, mais j’arrive pas à m’en empêcher. Je veux qu’il reconnaisse que je suis un boulet, que je l’emmerde, je veux qu’il cesse d’être aussi… aussi Yass !

« Si tu vois nos moments ensemble comme une corvée, c’est clair qu’on peut tout aussi bien arrêter.

– Ok, je peux plus rien dire sans que tu interprètes tout de travers ! Pousse-toi que je remette le courant. »

Il m’écarte du chemin sans douceur, puis ouvre le panneau électrique. J’attrape ma veste et ouvre la porte d’entrée.

« Tu vas où ?

– À ton avis ? Prendre l’air !

– Pourquoi faut toujours que tout vire au drame avec toi ? »

Ma blague ne me paraît plus aussi drôle maintenant. Mais je n’arrive pas à reculer. Je m’en veux d’être comme dépendant de lui, d’avoir encore envie de me jeter dans ses bras à cet instant précis. Je pourrais parler, dire que je suis désolé. Mais je suis incapable de reculer.

« Tu veux du drama ? Tu vas être servi !

– Evan ! Bordel, qu’est-ce que tu as fait ? »

Je serre le poing, sentant l’objet de mon délit plus lourd qu’il ne le devrait. C’est juste une blague, une façon de me venger. C’est ce qu’on a fait toute notre adolescence. Mais pourquoi ça me fait pas marrer alors ? Simon remet le courant. Le couloir s’illumine, mais sa grotte reste désespéramment sombre.

« Merde, t’as cramé un plomb avec tes conneries !

– Non, il a pas cramé ! »

Je sors sur le palier, lève la main et dévoile le fusible coincé dans ma paume. Je sais pas ce que j’attends, qu’il rigole, qu’il se mettre dans une colère noire ou qu’il me course comme quand on était ados. Mais il me fixe longuement, inexpressif. Pourtant, je vois sa poitrine se soulever rapidement.

Oh allez, bordel, arrête ça, Simon ! Dis-moi que je te fais chier, que je t’emmerde. Tacle-moi sans te soucier des conséquences !

« Tu voulais une soirée peinard, ben, voilà, tu l’as.

– Donne-moi ça ! dit-il en tendant la main.

– Dans tes rêves ! »

Je me recule un peu, enfonçant le poing dans ma poche, je voudrais esquisser un sourire, lui montrer que c’est seulement une blague, mais je reste à le provoquer sans sourciller.

« Je plaisante pas, Evan, donne-moi ce fusible !

– Je te le donnerai quand tu oublieras pas nos rendez-vous !

– Tu sais quoi ? Garde-le et profites-en pour te demander pourquoi je les oublie, ces foutus rendez-vous ! »

Simon claque la porte, me laissant comme un con sur le palier. À pas lents, je me dirige vers l’escalier et descends les marches avec la sensation que, comme un con, je viens de rajouter une ou deux pierres à mon sac. Une fois dehors, je rabats la capuche de ma veste sur mon visage et je ferme les yeux pendant deux longues secondes.

Je voulais qu’il s’agace, qu’il s’énerve de moi, qu’il ne me supporte plus ? Bravo, j’ai réussi ! Pour une fois que je suis bon à quelque chose ! J’ai un éclat de rire étrange qui coince dans ma gorge. On ne s’est plus disputés depuis qu’on s’est mis ensemble, on a eu quelques désaccords vite réglés. Et je me demande combien de fois Simon s’est écrasé pour ne pas me bousculer.

Je fais quelques pas dans notre rue et je sors le papier à rouler de ma poche. J’écrase le paquet entre mes doigts, le malmène jusqu’à ce qu’il soit à moitié déchiqueté. Puis, comme un con, je sors une feuille et j’essaie tant bien que mal de la repasser. Tout à fait moi, je fais les pires conneries sans réfléchir puis je tente de réparer sans y arriver. Une énorme goutte de pluie tombe pile dessus. Je lève les yeux au ciel l’engueulant de s’y mettre à son tour. Je n’arrive pas à ôter de mon crâne le regard de Simon sur moi. J’ai cru voir le reflet qu’il y a depuis toujours dans les yeux de mes parents. Je suis une déception. Même comme mec, je suis un raté. Je fouille dans ma poche pour en sortir une autre feuille et je tombe sur le fusible. Lentement, je range le paquet de tabac sans l’avoir ouvert.

Je veux me prouver, une seule fois dans ma vie, que je suis capable de réussir quelque chose.

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