Chapitre trois : Yassine

19 minutes de lecture

« Étienne, il y a un truc qui dort sur ton comptoir.

– Je sais.

– Bon dieu, c’est Max. Qu’est-ce que…

– Chut, laisse-le dormir. »

J’observe la forme recroquevillée sur le bar. Je crois que c’est la première fois que je vois le colocataire d’Issun avec un air d’abandon aussi marqué, comme s’il s’était endormi ici parce qu’il ne pouvait plus résister.

« Oh mon dieu, réalisé-je. Issun est encore en train de le martyriser, c’est ça ?

– Je crois qu’eux ne considèrent pas le sexe comme de la torture, s’amuse Étienne.

– Moi non plus, heureusement. »

Même si ça ne fait pas partie de mes activités favorites. La relation entre Max et mon cousin est assez particulière, ils sont colocs, meilleurs potes et plus. Comme Issun ne va pas très bien en ce moment, Max lui laisse passer tous ses caprices et j’imagine que leurs nuits sont loin d’être reposantes. Je doute que ce soit la bonne méthode à appliquer avec Sun, mais c’est leur façon de fonctionner. Ils ont besoin de se fondre l’un dans l’autre jusqu’à ne plus pouvoir se supporter. Et j’admets, je ne comprends pas comment le sexe peut être réconfortant. Les câlins, oui, mais pas le sexe.

« Tu veux boire quelque chose ?

– Un café, s’il te plait. Non, un déca, j’ai déjà pris deux cafés au petit déjeuner. »

Je me marre, j’ai l’impression de sonner comme mon père. Ok, je suis pas loin de prendre les mêmes habitudes que mon père, la preuve, j’ai même cessé le café après quinze heures. Ce n’est pas une mauvaise chose, j’aime dormir. Même si en ce moment, une envie me tenaille, celle de trouver le sommeil dans un autre lit que le mien.

Je ne pense pas que quiconque ait pu comprendre ma relation avec Evan et Simon ni pourquoi des hommes adultes éprouvaient encore le besoin de passer toutes leurs soirées ensemble, voir de coucher dans le même lit. Mais aujourd’hui, ça me manque de ne plus sentir leurs corps près de moi, sans plus aucune responsabilité, me sentir encore un peu adolescent, loin des préoccupations d’adulte.

Un ronflement sonore s’élève à côté de moi. S’il y en a un loin des préoccupations d’adulte, c’est bien Sun. Et à voir l’air fatigué de Max, il est temps que mon cousin apprenne à gérer sa peine autrement qu’en reportant sa frustration sur son meilleur ami.

« Tu vas le laisser dormir ici longtemps ? demandé-je à Étienne.

– Jusqu’à ce que ce soit l’heure d’ouvrir son sex-shop. Sinon, il va s’atteler à sa comptabilité et m’y glisser plein d’erreurs. C’est moi qui dois tout corriger après.

– Tu peux aussi dire que tu apprécies de voir qu’il se sent suffisamment en confiance ici pour s’y endormir ?

– Et pourquoi je le dirai puisque tu le fais à ma place ? »

C’est vrai, j’ai toujours parlé pour les autres. Vous cherchez le délégué de classe parfait, c’était moi, élu chaque année à la majorité. J’ai résumé les pensées, les ressentis. J’ai calmé les colères, exprimé les non-dits. Et peut-être que tout au fond de moi, j’ai pris tous les mots des autres pour les miens. C’est pour ça qu’il m’a fallu une éternité pour comprendre que ne pas être intéressé par le sexe n’était pas grave, que ne pas correspondre entièrement aux normes de masculinité non plus. J’ai l’impression d’être suffisamment viril pour ne pas avoir besoin de gueuler plus fort que les autres pour m’exprimer. J’aime rassembler mes pensées avant de les laisser sortir. Mais en ce moment, j’ai beau leur courir après, elles s’égaillent dans ma tête dans un joyeux bazar. J’espère que personne ne va m’élire délégué de classe, parce qu’ils peuvent attendre longtemps pour avoir une table de ping-pong sous le préau.

Je vais devenir papa. Je le sais depuis quelques semaines maintenant. Le 31 décembre au matin, Charline a fait un test de grossesse. Après les derniers rendez-vous chez le gynéco, on n’y croyait pas du tout. Ok, on ne met pas toutes les chances de notre côté, on ne fait pas l’amour comme des fous dans toutes les pièces de l’appartement, mais ce projet de famille nous tient à cœur. Deux traits, c’était si étrange cette représentation statique d’un amas de cellule en évolution. Mais c’était là sous nos yeux. On a passé la soirée du réveillon à s’échanger des sourires, des clins d’œil. Charline faisait discrètement glisser vers moi chaque verre d’alcool qu’on lui servait. Et tous nos regards nous emmenaient à ce petit secret bien gardé. Je crois que c’est à partir de ce moment que je suis devenu incapable d’ordonner mes pensées. Je vais devenir papa était tout ce qui restait dans mon cerveau, une litanie incessante sur fond de chants d’oiseaux.

Enfin, j’étais censé devenir papa… Je sais plus ce qu’il en est à l’heure actuelle. Je suis loin d’être idiot, mais je suis incapable de comprendre les résultats du labo. Le taux machin-chose est surligné en gras parce qu’il ne rentre pas dans les cases. Sans prévenir, les chants d’oiseaux ont été remplacés par la musique d’attente du cabinet de gynécologie. J’étais soulagé que Charline n’ait pas à vivre ce moment seule, même si je ne servais pas à grand-chose, elle connaissait mieux les termes employés que moi, il n’y a pas eu de miracle pour nous rassurer, non, ce taux trop bas n’est pas bon signe, et on ne peut pas savoir ce qu’il en est sans faire d’autres examens. Nous étions restés dans notre angoisse, une date de rendez-vous fixée quelques jours, avec le conseil d’aller tout de suite aux urgences en cas de douleurs. Mais toutes nos questions restaient sans réponse. Charline est dévastée, déjà persuadée que c’est fini, qu’il n’y a plus rien. Elle essaie de relativiser, mais bon dieu, elle le fait avec une telle maladresse que c’est plus difficile encore. Elle accuse son âge, son poids, toutes ces choses que la gynéco lui a sorti sans bienveillance aucune. Et moi, je ne sais pas ce qui est le mieux. Tenter d’y croire encore un peu ou la laisser tourner la page. Je veux être cet homme solide sur lequel elle peut s’appuyer. Je veux être ce Monsieur Parfait dont elle est tombée amoureuse. Je voudrais pouvoir me fondre en elle et laisser la magie opérer. Est-ce que ça suffit réellement ?

Je bois une gorgée de café et j’ai un regard de compassion pour le dormeur à mes côtés.

« Je vais voir pour gérer Issun, dis-je à Étienne.

– Bonne idée. »

Et je vais même y aller de suite, c’est au moins quelque chose que je peux faire. Je déteste ce dicton qui dit d’accepter les choses que l’on ne peut changer, parce que malheureusement, j’ai la sagesse de savoir faire parfaitement la différence. Et puis après ? Une fois qu’on a tout accepter, est-ce qu’on peut s’allonger, se recroqueviller et pleurer ?

Je possède un double des clés d’Evan et Simon, mais je les utilise rarement. Je crois que j’ai un peu peur de tomber sur eux dans l’intimité, à moitié dénudés, en sueur, essoufflés. Pourtant, il y en a eu des choses gênantes lors de notre adolescence et même récemment. On ne dort pas avec ses meilleurs potes sans se retrouver avec des piquets de tente dressés dans le caleçon au réveil. Sans parler de Simon et de son habitude de montrer son cul plutôt que sa tête. Mais c’était seulement de la nudité sans aucune connotation sexuelle. Mais je sais qu’il y a désormais plus entre eux. Plus, comme ce qu’il y a entre Charline et moi, et ce n’est pas que le sexe, mais aussi tout ce rapport à l’intime, la plongée dans une relation qui relève d’un petit monde secret, un monde bien gardé.

Je suis en apnée dans notre monde depuis plusieurs jours. Le manque d’air écrase mes poumons. Je tente de tirer Charline vers le haut, de lui dire combien on serait mieux là-haut, je veux lui montrer le soleil qui miroite sur l’eau, mais le courant nous entraîne au fond, là où tout est sombre et incertain.

Je frappe à la porte et j’ai bien fait, Simon ouvre, vêtu seulement d’un caleçon.

« Hé, Yass, salut.

– Salut, je voulais vous voir tous les deux avant que tu partes.

– Bah, t’as de la chance de me trouver…

– Pourquoi de la chance, je sais que tu commences à dix heures aujourd’hui. »

Simon fait une tête bizarre. D’accord, j’admets, je retiens les horaires de boulot de mes potes, mais c’est quand même plus pratique quand on veut organiser une soirée, non ? Et mince, je sais pourquoi on m’élisait délégué chaque année, j’étais le seul idiot à vouloir de ce travail !

« Allez, entre, mais je t’interdis de compter les poils de la moquette ou de quoi que ce soit.

– De quelle moquette on parle exactement ? dis-je en montrant son torse nu. »

Il explose de rire. Tous les complexes de Simon se sont concentrés dans un seul et unique défaut, la tache de naissance, aujourd’hui disparue, sur sa joue, et il a réussi à se ficher du reste.

« Evan est là ?

– Dans la cuisine. »

Je ne sais même pas pourquoi je pose la question.

« Il fait de la pâtisserie expérimentale, explique Simon. Ça veut dire qu’il a une recette, mais qu’il en a rien à foutre. »

Je me mets à rire. Evan a toujours agi ainsi, à un moment, faut qu’il déborde du cadre et qu’il teste les choses à sa façon.

« C’est sans danger, tu crois ?

– J’en suis pas sûr, non. Il a un chalumeau et un petit côté pyromane !

– Il a encore cramé des choses dernièrement ?

– Ouais. Sa bite.

– Pardon ? »

Simon se marre et je le suis jusqu’à la cuisine. Non, je vais pas demander d’explications. Evan m’accueille d’un sourire et lève ses mains luisantes pour s’excuser de pas venir me saluer.

« Yass ! Salut !

« Salut, Ev… Y a une expérience qui a mal tournée ?

– Pourquoi tu dis ça ?

– Je sais pas, les cœurs noirâtres là.

– C’est de l’encre de seiche, un colorant alimentaire. Je voulais tenter une déco originale, c’est raté. »

Simon pose un œil concerné sur les sablés.

« Ils sont mangeables ?

– Oui, bien sûr, c’est seulement la couleur. Les gourmandises d’Evan, c’est moche, mais mangeables. »

Simon engouffre un petit sablé en forme de cœur.

« C’est pas mangeable, c’est parfait, qu’est-ce que tu as rajouté ?

– De la purée de cacahuètes. Et ceux-là sont à la purée de noisettes. »

Evan tend une deuxième assiette avec des sablés. Simon goute les deux consciencieusement.

« Tu veux un deuxième avis ?

– Toujours, Yass, vas-y, dis-moi tout. »

Je prends un gâteau de chaque et croque dedans. Je n’ai jamais guéri totalement des douze milles muffins, des gaufres, des brioches et des milliers de macarons qu’Evan a confectionnés quand il habitait chez moi, au point d’avoir développé un faible pour les pâtisseries que je n’avais pas avant. Heureusement, je ne retrouve nulle part ailleurs l’équilibre délicat de celles d’Evan. Tout est parfaitement dosé, avec une précision presque diabolique. Je connais son côté monomaniaque pour l’avoir subi, il teste une recette et la modifie jusqu’à obtenir exactement ce qu’il désire. Et il a un goût très sûr.

« T’as fait combien d’essais pour obtenir ça ?

– Dix-neuf, répond-il en se penchant sur un cahier non loin. Le cinquième essai était pas mal, mais séchait trop vite. Alors, c’est lesquels les meilleurs ?

– Noisette !

– Cacahuète !

– Merci les gars, quand vous aurez décidé de servir à quelque chose, faites-moi signe ! »

On explose de rire. Evan commence à ranger son plan de travail, poussant les sablés moches vers nous. Je m’empare d’un autre cœur à la noisette.

« C’est des sablés de Saint-Valentin, explique Evan.

– Merci, malgré la couleur, j’avais compris l’idée.

– Pardon, j’avais oublié que je m’adressais pas à un geek. »

Simon se dandine d’inconfort et rajuste son caleçon.

« Oui, bon, j’ai pas été le couteau le plus affuté du tiroir sur ce coup-là. Mais tu m’as pris au matin…

– Non, pas au matin, susurre Evan.

– Oh pitié ! m’écrié-je. Pas les sous-entendus graveleux, j’ai déjà Sun pour ça ! »

Ils explosent de rire et cette ambiance me fait oublier pendant un instant les choses que je ne peux pas changer.

« Bon, pourquoi t’es là ? demande Simon.

– On a un code 3 !

– C’est lequel celui-là, déjà ? demande Evan. Attention, anchois sur les pizzas ou interro surprise ? Oh merde, j’espère que c’est pas en sciences nat’… je suis nul en sciences nat’. Tellement nul que j’essaie de me reproduire avec un ours ! »

Simon lui balance un gâteau en pleine figure et il l’attrape, hilare.

« Petit cousin pénible alors ? dit-il en reconnaissant enfin notre langage secret.

– Ouais. Il a toujours pas digéré sa rupture. »

Ils échangent tous deux un long regard. Depuis le jour de l’an, Issun traîne son mal-être, le cachant sous divers artifices, mais ça apparaît quelque fois dans son attitude, quand il croit qu’on ne fait pas attention. Ses épaules s’abaissent, ses yeux se détournent très vite de ceux des autres. Il a encore mal, et rien de ce qu’il fait n’arrive à le sortir de ce marasme. Mon cousin a toujours été ainsi, un sourire étalé sur le visage, à vouloir rendre tout le monde heureux, sans se rendre compte que le voir faire semblant est difficile pour tout le monde.

« Les crêpes ont pas suffi ? fait Evan. »

Je souris, les crêpes, le remède universel selon Evan. C’est sûr, quand tu as mangé trois fois ton poids en crêpes, beaucoup de choses deviennent accessoires, comme tenter de te lever par exemple.

« Pas cette fois, non. Max gère comme d’habitude, il laisse Sun faire tout ce qu’il veut, accepte tout et n’importe quoi et attend que l’orage passe. »

Et même si je reconnais qu’Issun possède un côté terriblement adorable, je sais combien il peut être pénible et à quel point il peut aller loin dans le déni.

« Heureusement que Max tient un sex-shop. Ils seront pas en manque de lube. Bordel, Sun doit être infernal ! remarque Simon.

– Je pense qu’on est loin du compte, j’ai trouvé Max en train de dormir sur le comptoir d’Étienne tout à l’heure. »

Evan explose de rire.

« Sun ne le torture pas non plus.

– J’ai pas dit ça ! »

C’est fou que tout le monde imagine que je vois le sexe comme une corvée.

« Vous savez très bien comment il est. Sun fait croire que tout va bien.

– Qu’est-ce que tu as prévu ? Si tu es là, c’est que tu as déjà un plan de bataille.

– Eve, tu peux l’inviter un soir ? Si ça vient de moi, il va sentir l’entourloupe.

– Quand ? Samedi ? Chewie, ça te va ? »

Je réponds à la place de Simon :

« Il finit à huit heures, donc, ce devrait être bon ! »

Evan se tourne vers Simon, un sourire moqueur au coin des lèvres.

« Il a frétillé, là, non ?

– Oh, ouais, il a frétillé, je confirme.

– Faut lui donner une bonne note ?

– Bah oui, sinon, il va défaillir, le pauvre. Il est conditionné. Une bonne réponse, une bonne note. C’est très bien, Yass, tu as bien retenu ta leçon. Tiens, un sablé moche ! »

Simon me tend un sablé au-dessus du nez comme s’il félicitait un chien d’avoir réalisé un tour. Ils m’avaient manqué, ces enfoirés. Un sourire monte sur mon visage alors que j’attrape le gâteau d’un coup de dents. Je ne suis plus un adulte ici, je redeviens adolescent. Un adolescent un peu plus studieux que les autres, mais aucun poids ne pèse plus sur mes épaules. C’est si bon d’être près d’eux.

« Allez, Eve, fais ce que je te demande. »

Il s’essuie les mains sur un torchon et attrape son téléphone.

« Ok, je l’appelle. »

On attend tous dans un silence religieux que Sun décroche, ce qu’il fait avec sa délicatesse habituelle.

« C’est possible de pas emmerder les gens qui bossent pas ? »

Simon retient un fou rire et je fais signe à Evan de continuer.

« Tu bosses pas en ce moment ?

– Si, au magasin de Max, mais à neuf heures et demie.

– C’est neuf heures vingt !

– Oh nom de dieu ! Max va me tuer ! »

Et ce serait mérité. On entend le bruit de draps froissés, d’une couette repoussée suivi d’un glapissement :

« C’est de la torture de se lever par ce froid ! Eve, t’es toujours là ?

– Ouais.

– Je m’habille, mais je t’écoute. Dis-moi tout, mais vite ! Le monde m’attend pour le sauver de la frustration !

– Il est pas rendu. On voulait t’avoir à la maison samedi, c’est possible ? Je teste des trucs et Chewie en a marre. »

Evan sourit en regardant Simon.

« Tu peux tester tous les trucs que tu veux avec moi, sur moi, en moi ! s’excite Sun. Oh, tu parlais cuisine ?

– Ouais, répond Evan, hilare.

– C’est beaucoup moins intéressant.

– Désolé. Tu viens ou pas ?

– Ouais, je viens. J’te recontacte pour les détails ! »

Mon cousin raccroche le premier.

« C’est bon, j’ai tout bien fait correctement ? demande Evan.

– Tu as été parfait.

– Et c’est quoi la suite du programme ? demande Simon. »

Je hausse les épaules. Avec Sun, il n’y a malheureusement rien qui marche, si ce n’est d’attendre qu’il craque par lui-même.

« Des câlins ? proposé-je.

– Ça, on est doués pour.

– Je sais. »

Sun a besoin d’être rassuré et aimé. Oh moi aussi, actuellement, j’ai besoin de câlins, de ces câlins où on n’a pas besoin d’être fort. Je tente de l’être pour Charline et si échouer était un sport olympique, je serai médaillé d’or. Je jette un œil sur le torse de Simon. Ça remonte à quand la dernière fois qu’il m’a serré contre lui plus que quelques secondes pour me saluer ? J’ai l’impression que ça fait des siècles.

« Quoi ? demande Simon en frottant sa poitrine.

– Rien, dis-je en baissant les yeux. »

Il y a des actes anodins dans la vie qui ouvrent sur des univers tout à fait particuliers. Et ce simple geste vient de faire apparaître deux boules échappées d’un caleçon, posées bien en évidence sur une chaise, au calme. Je ferme les yeux et plaque la main sur mon visage.

« Yass ?

– J’ai vu des choses que je devais pas voir. »

Entrouvrant les doigts, je vois Simon se rajuster et Evan se marrer.

« Oui, bon, ça va, c’est juste mes…

– Non, je veux pas savoir !

– Mais tu sais déjà ! Et tu les as déjà vues !

– Mais y’a longtemps ! Et je vais te le dire, elles me manquaient pas du tout ! »

J’enlève ma main en riant.

« À moi, elles me manquent déjà, rigole Evan. Allez, maintenant que tout est réglé, dégagez de là que j’attaque mes fournées de macarons avant que ma pâte sèche. »

Je me recule et me retrouve tout comme Simon, à observer Eve en train de pâtisser. C’est toujours aussi impressionnant. Il provoque une légère sensation de tournis, un coup de chiffon pour terminer de nettoyer la table, un regard sur son coulis de fruit en train de compoter dans une casserole, et puis, assez vite, il étale des feuilles de papier cuisson sous lequel il place des gabarits imprimés.

« Ouais, j’arrive pas encore à les faire à l’œil. À la fin, je me retrouve toujours avec des trucs de différentes tailles.

– Je suis sûr qu’il y a plein de pâtissiers qui travaillent ainsi. »

Evan hausse les épaules et commence à remplir une poche à douille d’une pâte colorée en rose.

« Vous comptez me regarder ? »

Au regard de Simon, je pense qu’il ne serait pas contre. Mais il m’entraîne avec lui dans le salon.

« Ça va, toi ? demande-t-il.

– Hein, oui, bien sûr. »

Je vais être papa, il y a quelques jours, j’avais envie de hurler ces mots. Et désormais, ils m’étouffent, ils deviennent un rêve, un monde sous-marin silencieux dont aucun mot ne s’échappe. Je suis sensé être le plus posé, le plus calme, celui apte à prendre des décisions. Mais laquelle ? Il n’y a rien que je puisse faire, à part attendre.

« T’as l’air fatigué, Simon ? dis-je pour détourner l’attention.

– Non, ça va. Evan me laisse dormir. Enfin, presque.

– Peut-être qu’il pense que les caleçons comme ça sont une invitation ?

– Peut-être que c’est une invitation parce que je porte pas de caleçon du tout ? »

J’éclate de rire, et malgré sa tenue, je l’attire contre moi. J’ai toujours aimé les contacts avec Simon et Evan. Pendant longtemps, j’ai eu l’impression d’être monté à l’envers. J’adore le contact des autres, je crois que je peux passer des heures à seulement sentir ceux que j’aime près de moi, mais une envie brutale de sexe, de l’autre, je n’ai jamais su ce que c’était. Je ne l’ai jamais senti monter ce désir d’un coup, d’un seul, tel un besoin pressant d’être assouvi. Pour moi, le désir, c’est ce besoin flagrant de me nicher dans les bras de Charline et d’y rester pour l’éternité.

« Yass, t’es sûr que ça va ?

– Mais oui. »

Je ne peux pas rester un adolescent. J’aimerais réellement pouvoir me dire que ce soir, tout ce qui m’attend, c’est mes deux meilleurs potes, une série et des pizzas surgelées comme avant. Mais non, c’est un appartement avec, posée sur la table depuis deux jours, une simple feuille avec un taux qui n’augmente pas assez bien, pas assez vite, et Charline dont le regard s’éteint un peu plus à chaque seconde qui passe. J’ai envie de m’agenouiller à ses pieds et de pleurer. De vider mon corps de la joie et de la frustration, de ne plus rien ressentir.

J’ai l’impression parfois que ne pas avoir de désir m’a obligé à nier tous mes autres sentiments, comme si la passion s’érigeait tout en haut, et que si je ne la ressentais, la valeur de mes autres sentiments s’en retrouvait amoindrie.

J’adresse un sourire à Simon qu’il me rend avec un petit temps de retard.

« À samedi. J’amène les bières.

– Yass ! m’arrête Evan. Tiens, pour Charline ! »

Il me lance une petite boite que j’attrape au vol.

« Ils sont mangeables et pas trop moches ceux-là !

– Merci. »

* * *

Mon appartement me paraît trop grand, et pourtant, c’est un appartement de célibataire. Quand je l’ai acheté, je ne pensais pas réellement terminer ma vie seul, mais c’était une possibilité que j’avais envisagé, et elle ne me faisait pas particulièrement peur. J’avais Evan, Simon, mon cousin pénible, mes parents qui espéraient pour moi une vie comme la leur, mais ne s’inquiétaient pas tant qu’ils me voyaient heureux.

Puis, une espèce de tourbillon est arrivée, me volant mes macarons et mes muffins, et foutant en l’air les dossiers de mon bureau en s’asseyant dessus. Une tempête incroyable avec une répartie digne des meilleurs et un sourire ravissant. J’ai encore le souvenir de la courbe ses fesses juste sous mes yeux, encore un univers particulier. J’étais attiré. Je pourrais sortir toute l’arsenal : prisonnier, piégé, mais j’étais si consentant qu’aucun ne correspondait. J’étais attiré par tout, son esprit, son visage, le son de rire, son corps.

Charline rentre une bonne heure après moi. On travaille dans la même boite, je gère les ressources humaines, elle est avocate financière et traque les alinéas et les pièges à cons dans les contrats. On n’a pas l’habitude de partir et de rentrer ensemble, mais on avait jusque-là réussi à garder notre traditionnelle pause-café. Depuis deux jours, elle prétexte du boulot pour l’éviter. Je sais ce qu’elle ressent parce que je ressens la même chose. Dès que je la vois, l’amour se mêle de peine, de regret. Et quand nos yeux se croisent, il n’y a plus ce pétillement de partager un secret, mais un voile noir et sombre de devoir porter ce secret qui n’a plus rien de mignon. Une horrible chape de plomb pèse sur nous deux.

Je m’avance vers elle et pose un baiser sur ses lèvres, glissant une main dans ses cheveux pour replacer une mèche de son carré derrière l’oreille.

« Ça s’est bien passé ta réunion ? »

Elle jette son manteau sur une chaise.

« Comme d’habitude, plein d’avocats en costards qui ont cru que j’étais là pour apporter le café.

– Y a eu combien de grands brûlés ?

– J’y peux rien, j’ai glissé, rétorque-t-elle en prenant une tête innocente. Seulement deux, et un qui s’est planté la pince à sucre dans l’oreille dans la panique.

– On a une pince à sucre au boulot ?

– J’aime comme tu retiens les informations capitales.

– Je suis parfait.

– Je sais. »

Et son sourire se fige un instant, et reste dans ce temps où il n’y a déjà plus rien, plus d’espoir. Puis elle reprend :

« Et toi avec tes andouilles ? »

Je souris.

« J’ai vu des choses…

– Le cul de Simon ?

– Pas son cul, non. »

Elle explose de rire et j’ai envie de la serrer contre moi, de poser ma main au creux de son dos, juste avant la courbe de ses fesses. Je veux la ramener vers moi, sentir ses cheveux retomber dans mon cou, son corps contre le mien.

« Et j’ai des gâteaux pour toi de la part d’Evie.

– Pour moi pour moi ou faut que je partage ?

– Ils sont tout juste mangeable, tu sais.

– Menteur. »

Ma main s’aventure enfin sur son dos. Elle porte sa tenue de guerre, celle qu’elle met pour ce genre de réunion, un tailleur-pantalon ajusté. Et j’adore sentir le creux et le délié de la courbure de ses reins se plaquer dans ma paume. Je ressens ce besoin terrible de me laisser glisser le long de son corps, de poser mon front sur son ventre et de lui dire combien je suis désolé.

Même si je sais que ce n’est pas de ma faute, ni de la sienne. Je suis seulement désolé de ce qui nous arrive. Mais je tente de rester calme, solide. Charline se recule, balayant mon étreinte à peine esquissée.

« Je vais prendre une douche. »

Notre histoire s’est suspendue entre hier et aujourd’hui. Je veux être cet homme fort, mais Charline ne me le permet pas. Et j’ignore comment la réconforter, j’ai tant besoin de la toucher que le manque me fait suffoquer, l’eau emplit mes poumons alors que je la regarde disparaître un peu plus dans les profondeurs. Qu’on ne me parle plus de désir, de passion, qu’on ne me dise plus jamais que je ne sais pas ce qu’est l’amour parce que je sais.

Je connais l’amour jusque dans sa pire douleur, celle de ne rien pouvoir faire pour apaiser la peine de celle qu’on aime.

Annotations

Vous aimez lire Kaneda DKaaen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0