Chapitre deux : Simon

23 minutes de lecture

Evan a oublié de jeter son mégot. Il ne fait plus autant attention qu’avant. Et s’il fume toujours près la fenêtre, ces derniers mois, le froid l’a fait se réfugier à l’intérieur. Il y a l’odeur qui reste sur lui, de plus en plus, se mélangeant à celle du chocolat, du caramel, recouvrant parfois l’acidulé du citron. Il réussit à tenir durant la journée quand il pâtisse, parce qu’il aime sentir les ingrédients, goûter ce qu’il fait. Mais dès qu’il a tout lavé, tout rangé, c’est une catastrophe. Il s’est encore relevé cette nuit pour fumer. J’avais espéré que faire l’amour l’endormirait. Mais je suis le premier à avoir ronflé juste après, dans un sommeil lourd et béat.

Le mégot trône, à moitié fumé, dans le cendrier sur le balcon. Mais merde, pourquoi j’ai seulement ouvert la fenêtre ? Je suis un geek, je n’ai pas besoin de la lumière du jour, celle de mon PC me suffit pour vivre !

Une grosse envie de rallumer ce truc et de voir si je pourrais en tirer une latte ou deux me vient brusquement. Et ça fait presque trois ans que j’ai arrêté. Tous les fumeurs à qui j’ai demandé le disent, ça leur manque encore, même après des dizaines d’années. Si la fin du monde arrive, la première chose que je ferai, c’est d’aller m’acheter un paquet de clopes.

Depuis que j’en sens le goût sur les lèvres d’Evan, le manque me tiraille de plus en plus. Pourtant, c’est pas le kiff du siècle, je préfère cent fois quand Evan a un goût sucré sur la langue. Mais j’y peux rien, c’est là, dans la moindre petite cellule de mon corps, cette envie de replonger. C’est pas moi qui vais juger Eve sur ce point, l’addiction, je sais parfaitement ce que c’est.

Je sais qu’il s’attend à ce que je sois en colère contre lui. Je le vois dans ses yeux, dans la façon dont ses épaules s’abaissent quand il fait une connerie. Je m’en fiche qu’il fume en réalité. Ça me flingue qu’il le fasse parce qu’il a peur, parce que je suis incapable de le sortir de là. J’y arrivais bien avant ! Il suffisait que je le prenne dans mes bras et tout allait mieux. Ok, si, je lui en veux parce qu’il se laisse déborder par la peur. Il reste bloqué dans ses angoisses, sans arriver à demander de l’aide. Il faut toujours qu’il tombe, qu’il s’écrase bien la gueule avant de le faire, et même une fois au sol, il est incapable de demander à quelqu’un de le relever.

Je me demande combien de fois il est tombé enfant, sans personne pour l’aider. Combien de fois il a crié, il a pleuré en espérant que ses parents le relèvent ? À quel moment il a commencé à retenir ses larmes pour cacher sa douleur, pour éviter les reproches ? Quand est-ce qu’il a compris qu’il valait mieux pour lui de se relever seul ? À l’adolescence, il savait qu’il pouvait compter sur Yassine, sur moi. Mais ça lui était toujours impossible de demander de l’aide. Peut-être a-t-il encore peur de ne pas être entendu ou d’être rabaissé.

Du salon, j’entends la musique venant de la cuisine. Elle est recouverte un instant par le bruit de son robot pâtissier. Je gagne la chambre d’ami et allume mon ordinateur en sachant que je ne trouverais pas grande monde de connecté. Sur le serveur, les dernières discussions se sont éteintes tard dans la nuit. J’aime aller lire les échanges et veiller à ce que tout se soit bien passé. Evan me traite de maman ours quand je fais ça.

Et ouais, c’est vrai, je le suis. Je ne rencontre plus beaucoup de gens dans la vie réelle. Et quand je le fais, je repousse plutôt que j’attire, je suis grand, gros, geek. Trois mots qui me rangent vite dans la case du gars pervers qui vit dans le sous-sol de chez ses parents. Mon petit monde, là, sur les réseaux, c’est quelque chose qui me tient à cœur, des personnes qui me voient autrement et d’autres qui peuvent faire abstraction de l’apparence. Quand il vacille, ça me heurte, et si cette douleur est réelle, alors ce monde-là l’est tout autant.

Je parcours les messages privés. Ethan vient tout juste de me répondre et il est encore en ligne.

WookiesFirst : Tu as eu des nouvelles d’Argentik ?

Dyaketh : Pas depuis un moment, je me suis pas trop connecté ces derniers temps.

WookiesFirst : Ok, merci.

Dyaketh : Il a des soucis ?

À ce stade, ce ne sont pas des soucis, mais des problèmes, un danger imminent, permanent. Bordel !

WookiesFirst : J’en sais rien. J’aime pas quand les membres de ma guilde disparaissent comme ça.

Dyaketh : Avant que tu t’inquiètes, je pars en week-end avec mes potes bientôt.

WookiesFirst : Toi, je sais où te trouver, donc, fais le mort et tu auras à faire à moi !

Dyaketh : J’ai presque peur. Et sinon, je peux lancer des invits ? J’ai des amis qui cherchent une guilde.

WookiesFirst : Oui, sans souci. Je t’envoie un lien.

Je ne sais pas pourquoi, je sens que la moyenne d’âge va sacrément diminuer. Mon serveur devient une cour des miracles où atterrissent ceux qui ont besoin d’un besoin cocon.

Mon mode maman ours activé, je scrute le serveur à la recherche d’indices, d’une phrase, d’une petite réaction au bas d’un message. Mais je sais déjà qu’il n’y a rien. Ça fait plusieurs jours qu’Argentik ne s’est pas manifesté. Dans pas mal de guildes, ce genre de choses passerait inaperçu, les relations restent impersonnelles, un joueur, c’est un joueur, parfois interchangeable, mais pas chez moi !

Argentik s’affiche toujours hors-ligne, je clique sur son profil pour afficher la dernière connexion. Sept jours. Je sais, c’est rien et pour n’importe qui, je ne m’inquièterais pas. Mais pas pour ce gars. Son dernier message disait : « À demain ». Sauf que demain est arrivé et reparti sans lui. Je ne connais pas son visage ni son âge, j’ai tendance à estimer qu’il est un peu plus âgé que moi malgré sa timidité manifeste. J’ai fini par lui donner un visage ressemblant à celui d’Evan à quelques détails près : quelques rides, un sourire embarrassé et pas coquin. Mais ces derniers jours, j’ai ajouté d’autres détails qui me font froid dans le dos, des bleus autour des yeux, des marques rouges et violettes sur les joues, des marbrures sur son cou et un air fixe qui rappelle trop la mort. Bordel ! J’espère qu’il ne lui est rien arrivé !

Argentik est sur mon serveur depuis presque une année, ce n’est pas un gros joueur, il possède un équipement minimal, mais il nous rejoint avec plaisir sur certains jeux qui ne demandant pas un gros matos. Et un jour, il m’a remercié.

J’avais recadré un membre qui avait eu des propos homophobes, rien de bien méchant, plus des blagues communes, mais j’ai décidé de rien laisser passer. Argentik est venu me remercier en message privé. Je n’imagine pas combien de temps il lui a fallu pour écrire cette phrase et me l’envoyer. Je me dis que dans la vie réelle, il n’aurait jamais osé. Pour moi, ces quelques mots, c’était une reconnaissance de ce que je fais. Ok, je ne sauve pas le monde en culotte étoilée, pas en hiver en tous cas, mais j’ai à cœur de faire en sorte que ma guilde soit accessible pour tous. Dernièrement, avec Dyaketh qui est malentendant, j’ai demandé à ce que les discussions stratégiques se fassent par écrit. L’avantage, c’est que ça part beaucoup moins dans les conneries.

Qu’Argentik ait tenu à me faire savoir combien mes actes étaient importants pour lui m’avait empli d’une certaine fierté. Une que je ressens la plupart du temps quand j’ai Evan ou Yassine dans mes bras. J’ai tant utilisé mes poings étant jeune que je ne me croyais constitué que de violence, elle est encore là, au fond de moi. À cette époque, je n’avais accès qu’à cette réaction-là. Maintenant, je sais que j’ai tout un panel de possibilités. Et je découvre que je peux réellement être une maman ours.

Je n’y peux rien, je suis inquiet pour Argentik et pour Evan. Et je suis tout aussi impuissant dans les deux cas. Rien de ce que je fais n’arrive à apaiser Evan. J’ai toujours pensé qu’il suffirait que je le serre très fort dans mes bras pour que ça aille mieux, que je l’étreigne et l’étouffe. Ça marchait peut-être quand on était encore seulement potes, plus maintenant alors qu’il me donne l’impression de ne pas se sentir à la hauteur. Je sais pas d’où lui est venu cette idée, enfin si, je sais d’où viennent toutes ses incertitudes, j’espérais qu’elles disparaitraient avec une grosse dose d’amour. Je suis une maman ours romantique.

Quant à Argentik, la crainte qu’il ait disparu pour de bon, qu’il ne soit plus qu’un filet d’information dans la rubrique faits divers me fait frémir. Il m’a rapporté à mots couverts être victime de violences de la part de son conjoint. Il a eu beau s’accuser, expliquer, j’ai compris. Et à force de discussions, tout doucement, lui aussi s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas. J’éteins mon ordinateur. Je peux rien faire. C’est la même sensation que lorsque j’étais ado, la même colère, cette rébellion contre l’injustice, l’absurde. Comme si j’avais choisi de naître avec cette tâche en plein milieu de la tronche. Je monte la main à mon visage, mais un sourire me prend. Je sens les lèvres d’Evan dessus, le souvenir de cette nuit.

Je quitte la chambre d’amis, enfin officiellement, c’est la chambre d’amis, en réalité, c’est mon antre, et passe dans la cuisine. Je n’appellerai pas bordel l’étalage d’Evan. Il a collé deux tables l’une à l’autre pour étendre le plan de travail trop petit. Il travaille sur l’une, entrepose sur l’autre, met en attente certains plats. Je n’ai jamais compris pourquoi les macarons avaient besoin de « crouter », mais si ça leur fait plaisir, qui suis-je pour les en empêcher ?

« Je t’ai fait des crêpes, dit Evan.

– Merci. »

Il pousse une assiette vers moi et la découvre. Et il n’a pas lésiné sur la quantité. Je crois même qu’il y en a le double de d’habitude. Evan a pris l’habitude de se faire pardonner avec des crêpes. Est-ce que je suis en train de faire une overdose ? Ouais, totalement. Je pense que je dois suer de la pâte à crêpes par tous les pores de ma peau à ce stade. Un peu plus et à la place de mes poils, je vais avoir des churros. Evan m’expliquerait que c’est impossible, parce que la pâte à crêpes n’a rien à voir avec la pâte à churros, je suis sûr qu’il sait faire les churros. Et s’il ne sait pas, il apprendra. Je suis impressionné par les connaissances et les compétences qu’il a emmagasinées en quelques mois.

« Je vais prendre un café d’abord. »

Je me lève pour me diriger vers la cafetière, mais Evan m’en empêche et me pose une tasse devant moi.

« Mange, tu pars dans vingt minutes, et t’es pas habillé.

– Eve, je peux pas manger quarante crêpes en l’espace de dix minutes, c’est inhumain. C’est même mal pour ces pauvres crêpes, elles demandent à ce qu’on les déguste et…

– Tu veux pas de mes crêpes ? »

Oh merde ! Il commence à choper un saladier près de lui et à remuer ce qu’il y a dedans, avant d’y jeter un regard peiné.

« Si, bien sûr que si ! J’adore tes crêpes ! Tu peux m’emballer le reste pour ce midi ?

– Je t’en fais des salés ? Je vais mettre de la pancetta, du parmesan, un peu de pesto et des pignons de pin. Ah, j’ai aussi des tomates marinées.

– Magnifique ! N’oublie pas les briques pour être sûr que je bouge pas pendant ma digestion.

– Ok, une ou deux ?

– Deux, c’est plus sûr. »

Je l’observe alors qu’il dépose une crêpe dans une poêle, la garnit jusqu’à la faire déborder et recommence avec une deuxième. Toute mon équipe louche sur ma boite repas quand je mange avec eux. J’attrape une crêpe dans l’assiette devant moi, la saupoudre du sucre et y ajoute un filet de jus de citron. Evan tartine toujours les siennes de crème de marrons, des fois, il ajoute de la chantilly. Et de temps en temps, il succombe à une crêpe à la vanille flambée au rhum. Mais il revient toujours à sa préférée. Et moi aussi. J’aime la simplicité du sucre et du citron. Et j’ai menti, je peux parfaitement engouffrer une quarantaine de crêpes en dix minutes, surtout quand elles sont préparées par Evan.

« Tiens goûte ça ! »

Il approche un biscuit de mes lèvres. J’arrête sa main avant qu’il ne lui prenne l’idée de me gaver comme une oie et avale ma bouchée de crêpe. Je louche sur le gâteau en forme de cœur recouvert d’un glaçage rouge et de quelques décors et en croque un bout.

« Comment c’est ?

– Super bon. »

Evan me fusille du regard. Ok, faut que je développe, je peux pas juste me jeter sur ce foutu gâteau en évitant de lui croquer les doigts.

« On sent d’abord le goût de vanille et après la texture des petites graines de pavot, c’est du pavot ? »

Il acquiesce.

« La pâte est moelleuse, pas trop sucrée, et ça donne un bel équilibre avec le glaçage. »

Et voilà le travail : Simon, critique gastronomique à toute heure et en caleçon, s’il vous plaît. Maintenant que j’y songe, celui-ci aussi semble être un caleçon d’été.

« Et ils ne sont pas que bons, ils sont super beaux, dis-je en observant la plaque posée sur le plan de travail. C'est mignon la forme de cœur. Une raison ?

– Tu le fais exprès ou tu demandes vraiment ?

– Pourquoi ? Ça veut dire quoi les lettre ? Vélo ? Volé ? Lévo ? »

Il agence les lettres pour former un mot encadré par deux cœurs rouges.

« Love, crétin, love ! »

Simon, cancre en anagramme et con à toute heure. Mais avec les couilles au frais et en liberté.

« Oh, c’est une commande pour un mariage ?

– Nan, mais tu le fais vraiment exprès ? C’est la Saint-Valentin dans deux semaines, Simon ! »

Ah bah, maintenant qu’il le dit, ça fait un mois que je suis obligé de commander des boîtes de chocolats rouges et des sèche-cheveux roses pour les rayons du drive. Le rapport entre les deux, je cherche encore.

« Heu, on la fête ?

– Je sais pas, on sort ensemble ? Y a pas de piège dans la question !

– Mais y a un ours à piéger. »

Evan explose de rire, puis il contourne la table de la cuisine. Il me force à reculer ma chaise, et s’installe sur mes genoux. Lentement, il s’abaisse jusqu’à moi.

« T’es une andouille, murmure-t-il.

– T’es pas mieux. Ok, on la fête alors. »

Evan a un sourire magnifique. Il m’a fallu attendre près de quinze ans pour comprendre ce tiraillement dans mon être, je respire au gré de ses sourires et de ses étreintes. Bordel, qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui offrir, j’ai déjà donné tout ce que j’avais pour son anniversaire, puis Noël. En même temps, je suis sûr que si je lui offre un plat à tarte, il ne me le foutra pas dans la gueule. Ma mère ferait ça, mes cousines aussi, ainsi que toutes les femmes de mon entourage.

Je vais songer à l’option menottes, le cadeau sera autant pour Evan que pour moi. Max va en faire une syncope de me voir dans son sexshop.

« Habille-toi, tu vas être en retard, je te fais une boite avec des crêpes sucrées. Mais bon dieu, tu as combien de caleçon d’été ? demande-t-il en baissant la tête pour contempler mon entrejambe. »

Apparemment, beaucoup trop.

* * *

Je ne déteste pas mon boulot, mais je n’ai pas une passion pour les objectifs commerciaux et les commandes de patates ou de papier toilettes. Le seul pan que j’apprécie, c’est la gestion d’équipe. L’avantage de ma stature, c’est que je n’ai pas à asseoir mon autorité, elle s’assoit toute seule de tout son poids. Pourquoi se démener quand on peut laisser la nature faire son travail ?

« Alex, la moitié de tes commandes sont incomplètes ! dis-je en me promenant sur le quai, ma tablette à la main. »

Mon gars ouvre la bouche, prêt à protester. Il est spécialiste en la matière, il a toujours un « oui, mais » prêt à sortir.

« Je viens de vérifier, les produits sont là. C’est des promotions et ils sont rangés en R8. Complète tes commandes, s’il te plaît.

– Ok, j’y vais. »

La politesse aide également, ainsi que ma chemise et ma cravate. La tenue va malheureusement avec le poste. Est-ce qu’on imagine Chewbacca avec des vêtements ? Je tire sur mon col, il frotte pile à l’endroit où je me suis coupé en me rasant ce matin. Je regrette mes tee-shirts, je regrette même cette foutue polaire que mes gars portent, elle a l’air si confortable.

« Ahmed ! Tu peux t’occuper de dépoter les trois palettes de charcuteries reçues ce matin et les ranger au froid.

– Pourquoi tu m’envoies toujours trier le ralouf ? T’es lourd, frère ! »

Je ne lui octroie qu’un petit sourire. J’essaie de ne pas mettre de distance avec mes collègues, mais je ne veux pas non que cet endroit devienne la foire à neuneu.

« Toi au moins, t’en piqueras pas.

– Hé, j’avais faim, proteste Alex, et c’était périmé !

– Mais c’est moi qui décide quand on sort le produit, pas toi.

– Oui, mais…

– Alex, tes commandes. »

Avant qu’il ne me prenne l’envie de lui rouler dessus avec un transpal ! Je vais filer un coup de main à la réception et au rangement des dernières palettes, je vérifie une dernière fois que les prix sont soit alignés, soit concurrentiels par rapport aux autres enseignes, sans parler quelques promotions sur une sélection de produits pour attirer les clients. À l’heure prévue, j’ouvre le portail automatique et laisse les premières voitures s’engouffrer sur le chemin balisé.

À quelques moments de la matinée, j’envie Evan de pouvoir vivre de sa passion, même si vivre est un bien grand mot. Il a arrêté de me proposer de payer la moitié du loyer quand je lui ai dit que s’il insistait pour que tout soit partagé équitablement, alors je ferai la moitié des repas ! Et qu’on pouvait aussi compter le nombre de fois où c’est moi qui l’encule, histoire que tout soit parfaitement bien réparti ! Je sais pas ce qui a fait mouche, je parierai plus sur les repas. Il a dû avoir peur que je ramène ces plats industriels immondes déjà immangeables avant d’être périmés.

Je baisse les yeux sur les commandes en cours. Alex a fait l’effort de compléter celles que je lui ai dit. Il faudra que je fasse attention à ce qu’il ne valide pas celles de l’après-midi n’importe comment. J’ai du mal à lui jeter la pierre, je sais combien ce boulot peut être inintéressant. Avoir la scanette en main, courir de rayon en rayon pour remplir les chariots tous les jours. Et il y a la fatigue physique, les gestes répétitifs à l’excès, le bruit permanent des frigos, sans parler de l’amplitude horaire. Mon poste de chef me gêne un peu aux entournures, comme si j’avais le cul posé entre deux chaises. Et ce matin, malgré la douceur dont Evan a fait preuve cette nuit, j’apprécierais de poser mon séant sur une seule chaise, avec un petit rembourrage cuir de préférence.

Je le sentais trembler contre mon dos. Oh, je ne sentais pas que ça évidemment, mais ses mains tressautant sur mes hanches, à la recherche de retenue, c’est le petit détail qui me fait basculer. Il s’applique à me faire l’amour comme il s’applique à cuisiner. Je revois encore son regard désolé des premières fois. Il n’a pas idée combien je me foutais de ne pas avoir joui. J’étais déjà en extase de l’avoir senti se frayer un chemin à l’intérieur de moi lentement, jusqu’au bout, jusqu’à ce moment précis, presque magique où on touche au but. Evan a raison, entre nous, c’est irréel parfois. Et j’ai besoin de le toucher, de le sentir contre moi pour me dire que tout est arrivé, tout cet imparfait.

Les écrans d’accueil commencent à être pris de folie furieuse, signe du premier pic d’affluence de la journée. J’avance vers les portes et m’occupe de certaines commandes pour décharger mes collègues. Ce n’est pas mon boulot, mais je le fais. À cause du turn-over important, mon équipe souffre d’un énorme manque de cohésion, et j’ai souvent l’impression de les voir courir comme des poulets sans tête. Mon oncle me pousse à désigner un sous-chef pour me seconder. Ouais, je perds un peu trop d’heures à les aider au lieu d’être dans mon bureau à passer les commandes et à travailler sur mes stratégies de ventes. Elles ne sont pas mauvaises, m’a dit mon oncle, prenant son rôle de directeur très au sérieux, mais elles pourraient être encore meilleures si je m’y consacrais pleinement. Sauf que j’ai beau regardé mes collègues, je n’arrive pas à savoir qui choisir. J’ai l’impression d’un jeu immense où chaque classe a ses avantages et ses inconvénients. Sauf le paladin, songé-je en regardant Alex passer en se déhanchant, son téléphone envoyant sa musique partout autour de lui, lui, on se demande encore à quoi il sert à part nous casser les burnes.

L’organisation des pauses fait partie de mes attributions. En général, on arrive à avoir une large plage vers quatorze heures, juste après le premier pic d’affluence. Le second aura lieu vers dix-sept heures, à la sortie du travail et jusque tard dans la soirée. Sauf si le temps vire à l’orage et là, tout le monde se ruera ici dès la fin de journée. Je regarde la météo sur mon téléphone, l’entrepôt sombre ne me permettant pas de voir le ciel. Mince, pluie prévue à seize heures.

« Hé, pause pour l’équipe A ! Les gars, venez manger !

– Les filles aussi ont le droit ? demande Melissa avec un sourire.

– Ouais, on a besoin de vous pour faire la vaisselle, braille Alex. »

Je m’apprête à le recadrer bien que mon envie première soit de le foutre dans le congèl et de l’y oublier, mais ma collègue s’en charge.

« Toi, on comprend pourquoi tu vis seul, y a aucune femme qui veut de toi. On se demande pas pourquoi ! »

Alex fait la gueule deux minutes, puis il s’installe dans la salle de pause, étalant ses snacks devant lui. Une fois, il a sorti qu’il attendait d’avoir une copine pour lui préparer ses repas. Je lui souhaite de tomber un jour sur une Charline ou une Christen, rien que pour qu’il entende le bruit que font ses couilles dans un casse-noix. Je fais réchauffer ma gamelle au micro-ondes, et lorsque je la ressors, mon équipe est en train de me fixer. Enfin, de fixer ma boite fumante.

« Alors, t’as quoi, aujourd’hui ?

– Ça sent super bon !

– C’est juste des crêpes ! dis-je en plongeant ma fourchette dans le plat. »

Evan a même poussé le vice jusqu’à découper mon repas en petites bouchées. La vaisselle ici a tendance à disparaître mystérieusement, mais je garde toujours une fourchette et une gourde dans mon casier. Je n’ai pas encore déménagé toutes mes affaires dans mon bureau. Je préfère gérer de près et j’ai accès à tous mes dossiers sur la tablette.

« T’as dit ça avec les pâtes de la dernière fois. Et j’ai fait des pâtes plein de fois, elles ont jamais eu cette odeur, dit Melissa.

– Tu comptes garder ton mec comment si tu sais même pas cuisiner des pâtes ? demande Alex. Au moins, la femme de Simon, elle sait y faire. »

Je repose ma fourchette lentement. Je pourrais avoir l’excuse de dire que ce n’est jamais venu dans la conversation, que c’est mon lieu de travail, mais c’est faux. Tous parlent plutôt librement de leur vie. Peut-être que l’irréalité me touche jusqu’ici. Mais ça me démange depuis longtemps d’apporter les petites anecdotes de ma vie, sans réfléchir plus que ça.

« C’est pas ma femme, c’est mon conjoint qui cuisine. Evan est cuisinier et les crêpes, c’est sa spécialité. Il réussit super bien les gâteaux aussi. D’ailleurs, si vous cherchez des gâteaux pour des occasions particulières, je vous donnerai l’adresse de son site internet, il fait des merveilles. Et je dis pas ça parce que c’est mon mec. »

J’ai l’impression d’entendre un blanc avant la piste cachée d’un album, un blanc interminable que je souhaiterai découper pour recoller au reste.

« Ça a l’air cool, dit Ahmed que j’embrasserais presque pour avoir mis fin à ce silence embarrassant. Bon, quelqu’un a une dosette de café à me filer ?

– T’as qu’à t’en acheter, espèce de radin ! gronde Melissa.

– Ou en piquer ! »

Ils rigolent alors qu’Ahmed fouille dans les placards de la salle de pause à la recherche d’une dosette égarée. J’ai dû faire plusieurs coming-outs, mais aucun n’a provoqué aussi peu de réactions que celui-ci. Je passe le début de l’après-midi dans mon bureau devant mes graphiques. Finalement, ce n’est pas si différent d’une stratégie de jeu, un Risk grandeur nature. Quand je ressors pour gagner le quai au plus fort des livraisons, je comprends que la nouvelle s’est répandue dans tout le personnel. Les regards sur moi sont différents. Ou c’est moi qui suis en train d’imaginer des choses. Je lutte contre ce vieux réflexe de porter la main à ma joue. Parfois, ma marque me manque, c’est idiot parce que je l’ai haïe de toutes mes forces, je l’ai rendu responsable de tout, de ce désamour des autres, de leurs regards, de leur distance. J’aurais voulu avoir le courage de vivre avec, de l’accepter, mais j’ai décidé de la faire disparaître. Mes doigts se posent sur ma joue comme l’ont fait les lèvres d’Evan cette nuit.

J’essaie de reproduire son geste, mais la colère m’envahit. Et j’ai l’impression d’être à nouveau le monstre de service, d’être de retour au collège. À choisir, ce n’est pas la période de ma vie que je souhaiterais revivre.

* * *

Je m’étire, mon dos souffre de ma journée, et mon fauteuil de bureau me paraît être un instrument de torture. J’ai dû faire cent quatre-quatre kilomètres aujourd’hui. Je déroule les différents menus, vérifie la liste des membres. Argentik est toujours aux abonnés absents. Je passe dans les messages privés et remonte jusqu’à nos premiers échanges.

Il a effacé le pire, comme s’il voulait que ça n’ait jamais existé, comme s’il voulait le nier. Ces moments où ça a dérapé avec son conjoint, c’est ainsi qu’il les appelés. Moi, dans ma tête, j’ai nommé ça, les moments où ce con lui cognait dessus.

C’était horrible, Argentik n’a pas arrêté de dire que ça n’arrivait pas si souvent, que c’était de sa faute à lui, qu’il n’était pas facile à vivre : il oubliait plein de choses, ou il les faisait mal. Ses insécurités faisaient tellement écho à celles d’Evan que mon cœur s’en est retrouvé sens dessus dessous. J’ai envie de serrer ce gars contre moi, de lui dire qu’il n’a rien fait de mal. Et je n’ai que l’écrit ou quelques paroles dans un micro. Argentik se connecte rarement, et même dans ses cas, il évite de parler. Et je ne peux m’empêcher de sentir l’ombre de ce gars, jusque dans cette habitude.

Mais je crois que petit à petit, il a compris, même si c’est difficile de réaliser les horreurs qu’il a subies. Il y a tellement de choses qu’il n’a pas abordées. Merde, je vois encore ses premiers mots alors que je me marrais avec lui du manque de retenue d’Evan pour le sexe, les mots qu’il a effacés en une seconde. Une réalité hideuse dont il prenait compte pour la première fois.

Je n’ai pas souvenir d’un jour où j’ai aimé. Pour ça qu’il me force un peu quand j’ai pas envie.

J’imagine une vie passée à agir en fonction de l’autre, sur la pointe des pieds, dans la peur. Et sans le vouloir, je revois nos disputes d’ados avec Evan, mais elles sont entourées d’une sorte de flou, comme un voile sur l’ignominie. Je sais qu’il m’a rendu les coups, comme s’il ne voulait pas céder lui non plus à l’attraction. Et on avait quinze ans. Mais ma colère se manifeste à nouveau, surtout après une journée pareille.

Evan a tant besoin de mon approbation, de ma présence que j’ai l’impression de lui couper les ailes à la moindre de mes remontrances. J’essaie vraiment de tout garder en moi, de ne pas le faire souffrir de ma mauvaise humeur, mais je devine qu’elle va sortir à un moment ou à un autre.

« Putain de bordel, Argentik, réponds ! »

Comme s’il allait apparaître là, maintenant, par magie ! Je fixe mon bureau, mes joujoux de grand adolescent, de geek. J’ai envie de tout balancer par terre, mais ce sont des figurines fragiles auxquelles je tiens. Alors, je me contente de me lever avec fureur, mon fauteuil valdingue derrière moi et finit sa course dans la bibliothèque. La planche en haut vacille et je cours la retenir.

Le principe des dominos, c’est que quand ça merde, ça merde vraiment. Deux étages en dessous, les étagères contenant mes bouquins, mes DVD et mes boitiers de jeux s’écroulent les unes sur les autres dans un fracas abominable. Mais qui est le con qui a monté ce truc ? J’espère que c’est Evan ou Sun, c’est tellement facile de leur faire porter toutes les conneries du monde à ces deux-là. Je repousse une pile de livres, puis attrape quelques boitiers. La porte s’ouvre.

« Simon ? Mais qu’est-ce que t’as foutu ?

– Rien ! Mes couilles étaient pas assez au frais !

– J’ai une sorbetière sur mon super robot pâtissier de la mort qui tue si besoin, dit-il, impassible.

– Elles ont pas besoin d’être autant au frais.

– T’es sûr ?

– Ouais. »

Il s’agenouille à mes côtés et dégage une planche pour la refixer.

« Qu’est-ce qu’il se passe ?

– Tu te rappelles de ce gars dans ma guilde ?

– Je me rappelle. »

Et pour preuve qu’il sait exactement de qui je parle, il enlace mes joues de ses mains et m’approche de lui.

« J’arrive pas à le contacter.

– Il est peut-être en vacances ou en déplacement. Il a un souci d’ordinateur ou il se fait un petit break des réseaux. Il y a plein de raisons pour lesquelles les gens ne répondent pas.

– Je sais. »

Mais je sais aussi qu’Argentik vit avec cette ombre, cette menace. À quel moment la colère devient-elle oppressante, et si virulente qu’elle empêche de bouger, de se défendre ? Et à quel moment on accepte l’inacceptable par peur des réactions de l’autre ?

Bonsoir,

voilà, si vous avez lu mes autres histoires, je pense que vous situez à peu près le moment.

Par rapport à Trois amis sans histoire, c'est un petit extra qui se passe entre la "presque" fin et la fin (pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? XD)

Je fais pas de programme de publi, tout simplement parce que je veux pas me mettre le stress à les tenir.

Donc, surveillez vos notifs, et profitez !

Bonne soirée.

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