XXXI [corrigé]

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Labyrinthique, baignée dans une lumière qui n’existe nulle part ailleurs en Karfeld, la cité Agide de Mär-völ se dressait là, devant eux. Depuis le portail qu’ils venaient de franchir, ils ne pouvaient en voir qu’un aperçu, pourtant déjà leur mâchoire semblait prête à se décrocher.

Telles de gigantesques stalagmites, des minarets autour desquels s’enroulaient des escaliers vertigineux jaillissaient du sol. Certaines paraissaient même atteindre le plafond irrégulier de la vaste cave. Chaque bâtiment de la ville se présentait sous cette forme de colonnes au sommet pointu, transformant la grotte en une véritable gueule monstrueuse hérissée de crocs à la taille variable. Au pied de chacune de ces étonnantes tours, un amas de champignon lumineux éclairait les bases d’un halo saphir donnant un aspect fantomatique à la scène.

Regardez ça, fit l’étranger en posant une main à plat sur l’une des structures. Aucune maçonnerie, aucun bloc assemblé. Toute la ville a été creusée directement dans la roche.

Comme une sculpture gigantesque, abonda Anna. Ou alors…

Un doute la saisit. Il existait en vérité deux options pour arriver un tel résultat. Tailler dans la pierre, mais la tâche aurait été colossale, ou bien faire appel à un Échosiane et ses pouvoirs démentiels.

Ou alors quoi ? s’enquit Sélène.

Non, rien. Je… c’est idiot.

L’Étranger et son amie la dévisagèrent un instant, sceptiques, puis renoncèrent.

« C’est idiot », répéta-t-elle pour elle-même. « Après tout, on ne sait presque rien des Agides, sans doute leurs connaissances avancées leur auront permis de bâtir un tel endroit ».

Nous devrions rester groupés, annonça-t-elle sur un ton sans discussion, l’endroit semble vaste. Si des troglodytes ont pu vivre au nez et à la barbe des Salaïdes, qui sait quelle horreur pourrait habiter les lieux...

Des squelettes, principalement, répondit l’Étranger.

Celui-ci avait pris un peu d’avance et s’était engouffré dans une « ruelle ». Anna et Sélène le rejoignirent et découvrirent avec stupeur des restes humanoïdes sur le seuil de l’une des tours.

Un Agide ? demanda Anna.

Aucune idée, probablement, répondit l’intéressé. Qui peut le dire ? Tout le monde ignore ne serait-ce qu’à quoi ressemble un Agide. De là à identifier des ossements...

Aussi dévêtu de chair et de peau qu’il l’était, le cadavre offrait toutes les ressemblances avec celui d’un être humain de grande taille. Tout du moins, autant que pouvait le savoir Anna qui se trouvait être parfaitement novice en termes d’anatomie. Cependant quelque chose d’autre attira son regard. Entre les côtes et les tibias, de petits cristaux semblables à du quartz brillaient sous la lueur des champignons. Ces cristaux, elle les avait déjà vus. Il ne lui fallut guère d’effort pour se remémorer le visage de l’Échosiane pétrifié dans la vague d’Ulmë. Elle aurait pu jurer qu’il s’agissait des mêmes.

La conclusion lui sauta au visage : « Se pourrait-il qu’il s’agisse du cadavre d’un Échosiane ? Alors j’aurais raison, cette ville... »

Il y en a d’autres à l’intérieur, remarqua Sélène en plissant les yeux. Beaucoup d’autres.

En effet, dans l’alcôve que proposait l’entrée de la stalagmite, quatre autres corps dans le même état que le précédent gisaient à même le sol dans un amas mortuaire indescriptible.

Qu’est-ce que ceci ? s’étonna la jeune fille en ramassant l’un des cristaux.

Du quartz, je dirais, la renseigna l’Étranger. C’est curieux, il y en a un peu partout.

Anna ne dit rien. Elle préférait garder pour elle ses soupçons tant qu’elle n’en saurait pas plus. Soit il y avait cinq Échosianes morts ici, soit il s’agissait d’autre chose qu’elle avait du mal à admettre.


Tu regardes pourtant vers la bonne direction, Hüm-ayan.


Qu’est-ce que… ? Vous avez entendu ça ? glapit la jeune femme en observant tout autour d’elle.

De quoi tu parles Noiraude ?

Une voix. Une voix vient de me parler.


Toi seule es illuminée de mes dires, fille des Tän-agyd.


Ça recommence, il vient de me parler encore !

C’est le manque de lumière, ou un gaz étrange ? Peut-être devrions-nous remonter à la surface, s’inquiéta l’Étranger.


Oui. Prenez le chemin vers Kär-feld. Retournez par la connaissance. Quittez la sagesse, vous n’en êtes pas dignes.


Il vous répond. Ça ne peut pas être dans ma tête. Je ne suis pas folle.

Anna prit une longue inspiration.

Il nous dit de… de repartir vers la connaissance.

C’est ce qui était inscrit sur la grande porte au bas de Söl-nochi, remarqua le jeune homme dont la lame était maintenant au clair. Qui que ce soit derrière cette voix, on ne veut pas de nous ici.

La voix était caverneuse, irréelle et surtout, elle s’en aperçut soudain, parlait en langue Agide. Anna déglutit péniblement :

Je crois… j’ai la sensation que cette ville n’est pas si déserte qu’elle en a l’air.

S’il s’agit d’Agides, l’occasion est trop belle, dit Sélène. Nous ne pouvons pas faire demi-tour maintenant ! Trouvons-les et allons leur parler ! Toi range ton épée, si nous ne sommes pas les bienvenues, inutile de se présenter en guerriers.

L’Étranger s’empressa d’obtempérer, visiblement étonné par le ton impératif de la jeune fille.

Anna attendit un instant, à l’affût du moindre bruit, de la moindre voix. Mais rien. Elle s’était tue.

Le trio progressa avec vigilance au milieu de ces troncs de pierre. Ils auraient voulu explorer chacun de ces bâtiments si singuliers, mais les escaliers menant vers les niveaux supérieurs débutaient systématiquement à une dizaine de mètres du sol, inaccessibles sans une échelle. Anna avait même étudié la possibilité d’y grimper, mais la pierre lisse n’offrait guère d’espoir.

Leur objectif, néanmoins, se trouvait au centre de la ville. Une tour parmi toutes les autres dénotait : une de celles qui joignait la voûte de l’aven au sol tel l’arbre mère supportant les nues. Plus massive, elle ne présentait aucun escalier sur son extérieur, et la pierre dont elle était faite brillait d’un léger éclat blanc laiteux.

Quand ils se tinrent sur son seuil, ils en comprirent la nature : du quartz. Toute la structure devait avoir été taillée dans une formidable veine de ce minéral blanc translucide. Seule l’entrée arquée se voyait bordée de pierres basaltiques sombres. Une inscription composée de ces éternels triangles agencés sans réel sens parla une nouvelle fois à l’Échosiane.


Celui qui vêt la couronne vous accueille vers sa demeure.


Le palais, traduit Anna à mi-voix. C’est le palais du seigneur de cette ville.

Hé bien allons demander audience !

Sans plus attendre, Sélène s’engagea dans l’édifice, suivie par ses deux comparses.

Si l’extérieur restait assez sobre, à l’exception de la nature de son matériau, il en allait différemment à l’intérieur. Bâti sur le même schéma hélicoïdal que Söl-nochi, il accueillait les visiteurs par une antichambre parcourue de multiples traverses arc-boutées reliant les différents murs de façon quasi organique. Les courbes de ces veines de silice suggérèrent à Anna l’image d’une toile d’araignée après le passage d’une tempête. Des chaises asymétriques étaient disposées çà et là dans un chaos étonnant. Tout, absolument tout avait été créé à partir de ce même cristal.

Ils déambulèrent un instant au milieu de ce décor si singulier. Sélène ne manqua pas de se cogner contre les poutres tordues une paire de fois.


REPARTEZ ! VERS AILLEURS !


La voix délétère résonna plusieurs secondes dans la tête de l’Échosiane, si forte que ses tempes se mirent à vibrer. Elle ne put retenir une grimace de douleur que l’Étranger remarqua immédiatement.

Anna ! Tu vas bien ?

Il a… peur. Et il est en colère. C’est la voix d’un être acculé que j’entends : menaçante et désespérée.

Elle cligna plusieurs fois des paupières. Elle aurait voulu lui répondre, lui dire qu’il ne craignait rien, que personne là-haut ne les savait ici. Mais comment ?

Elle s’assit sur l’une de chaises et se prit la tête entre les mains alors que les derniers échos en langue Agide se dispersaient dans son esprit.

Donnez-moi un instant.

Bien sûr Noiraude. On peut t’aider ? s’enquit Sélène.

Oui : ne faites plus un bruit.

Elle se concentra. Derrière ses yeux clos, elle tentait de visualiser l’objet de sa phrase sous forme de petits triangles, de la même manière qu’ils auraient pu être gravés sur le linteau d’une porte Agide. D’eux même, ils vinrent s’agencer et se déformer de manière précise, jusqu’à ce que naisse de ce désordre un sens approximatif :


« Nous voyageons temps de paix »


Le résultat n’était pas parfait, mais l’idée restait la même. Sitôt que les symboles s’étaient assemblés, elle les avait sentis quitter son imaginaire et se diffuser dans l’air comme l’onde d’un galet jeter dans un lac. Elle attendit quelques instants, puis une réponse lui vint.


Les Hüm-ayan voyagent toujours vers le conflit. Les Hüm-ayan sont la maladie. Les Hüm-ayan sont la fin. Repartez vers ailleurs !


« Rien à faire, il reste hostile », pensa-t-elle. Elle se releva de son assise.

Il semble toujours nous voir comme une menace. Continuons vers le haut de cette tour, nous aviserons ensuite de ce que nous ferons.


NON ! REPARTEZ VERS LA SAGESSE !


Hurla une nouvelle fois la voix. Mais cette fois la jeune femme était prête et elle encaissa toute la colère qui s’infusait directement dans son crâne. Elle ne laissa rien paraître et, en tête du trio, entama l’ascension de la tour.

Contrairement à la bibliothèque qui montait de manière régulière, ici il était bien question d’étages en arc de cercle, puis un escalier sur la fin qui menait vers un autre arc de cercle. On retrouvait cependant, au milieu de l’édifice, un espace vide où pendaient quelques chaînes auxquelles avaient été accrochés des braseros contenant les sempiternels champignons luisants.

Ils traversèrent ce qui devait s’apparenter à des chambres avec des couchages, des tables et des tabourets toujours en quartz et aux formes presque florales, mais aussi des bureaux aux bibliothèques remplies de livre qui tombaient en poussière à peine effleurés ainsi diverses pièces servant un rôle indéfini. Cependant, chacune de ces pièces avait un point commun : des squelettes aux os blanchis jonchaient le sol sur un mince lit de cristaux.

Donc si j’ai bien saisi, fit Sélène l’index levé alors qu’ils approchaient du sommet, si moi, Agide habitant au dernier étage, désire sortir, je dois traverser tous les bureaux et toutes les chambres des autres occupants de la tour.

Ça m’en a tout l’air, confirma Anna. À moins que tu ne t’accroches aux chaînes et te laisses glisser en bas. Mais la remontée sera plus difficile.

C’est vraiment, mais alors vraiment un peuple étrange finit de s’étonner la jeune fille. Je plains ceux du premier étage qui ont dû voir passer des légions d’autres Agides. Pas facile d’être intime avec ton copain Agide si les dignitaires déambulent devant ton plumard pour aller voir le roi. D’autant que la salle du trône doit se trouver tout en haut.

Et elle ne se trompait pas. Gravissant les dernières marches du dernier arc de cercle, ils arrivèrent tout en haut, sur une estrade en plein air sans toit au-dessus de leur tête autre que le sommet de la grotte. Anna avait l’impression de pouvoir l’effleurer en se hissant sur la pointe des pieds.

La jeune femme balaya l’endroit d’un regard : tout autour d’eux, il n’y avait que les abîmes insondables dont les ténèbres contrastaient avec l’éclat lunaire qui émanait de l’édifice sur lequel se tenait le trio.

Devant eux, au bord du vide mortel, se dressait un trône magnifique en cristal pur et transparent, ouvragé comme une œuvre d’art. Et, nonchalamment installée dans l’assise royale, une silhouette noire, une ombre crépitante, les observait à travers deux gemmes flamboyantes qu’ils supposèrent être ses yeux. Flammes sans lumières, les contours de l’être s’étiolaient dans la réalité de ce monde comme s’il n’en faisait pas partie. Un fantôme, un spectre ou une créature maligne dont la mort n’avait pas voulu.

Il ne dit rien. Avachi au fond de son illustre fauteuil, il paraissait davantage mercenaire hautain que roi d’une cité millénaire. Pourtant, la couronne de béryl rouge bien tangible qui coiffait cet être éthéré ne laissait que peu de place au doute.

De temps à autre, un scintillement fugace venait percer les ténèbres mouvantes du roi, trahissant sa nature.


Tes songes ont enfin trouvé l’écho de ta raison. Car tu es ce que je suis, même si l’inverse est faux.


C’était lui qui parlait directement dans son crâne. La jeune femme devinait un sourire espiègle parmi les éruptions de néant.

Elle avait compris et il le savait. Elle avait compris sa véritable nature et cela la terrifiait.

Voilà pourquoi elle pouvait lire et comprendre les pétroglyphes, voilà la réponse aux innombrables questions qui se bousculaient dans sa tête.

Une intuition profonde lui dicta cette vérité absolue : le même sang coulait dans ses veines et celle du roi de Mär-völ.

Du sang Agide.

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