XXXII [corrigé]

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Plusieurs minutes passèrent sans qu’aucun mot ne soit prononcé.

Sélène semblait perdue, absorbée par les deux billes rougeoyantes de la chose qui leur faisait face. L’Étranger avait la main serrée sur le manche de son arme, prêt à la dégainer au moindre danger. Et Anna essayait de digérer la réalité.

« Comment… comment est-ce possible ? Les humains et les Agides ne se sont jamais côtoyés. Ils étaient censés avoir disparu des milliers d’années avant l’émergence des premiers hommes. Comment du sang Agide pouvait-il couler dans ses veines ? »

Parce que tout cela est faux.

Cette fois, tous purent entendre et comprendre cette voix qui s’échoua sur les parois de la caverne.

Il parle comme nous, s’étonna Sélène, hagarde.

Votre langue m’est connue, même si son sens parfois m’échappe, confirma l’être en se redressant.

Et qu’est-ce qui est faux, du coup ?

La jeune fille soutenait le regard du roi sans ciller.

Tout ce que vous pensez savoir, Hüm-ayan. Tout ce qu’on vous a appris, tout ce qu’on vous a raconté, tout ce qu’on vous a menti.

Noiraude, de quoi il cause, le couronné ?

Anna, qui se débattait toujours avec l’inexplicable réalité reprit pied dans l’instant présent :

Les Agides, les Échosianes, l’Extérieur et… l’Église, je crois.

Les Agides, les Échosianes, l’Extérieur, oui, répéta l’incarnation.

Il finit de se lever et erra un instant en silence, flottant à quelques centimètres du sol, puisque dépourvu de jambes.

Je suis Zeäl-maïem, roi de Mär-völ et Tän-agyd au sang corrompu. Vous n’êtes ici ni les invités ni les bienvenus.

Sympa l’accueil, railla la jeune fille. Et tous les Agides sont comme toi où tu… aïeuh !

Nous ne voulions pas vous importuner, interrompit Anna en levant son talon du pied de son amie. Nous sommes trois humains en quête de réponses. Nous avons découvert un passage vers ce lieu et nous espérions assouvir notre curiosité quant à votre race que nous pensions éteinte.

L’Agide éclata d’un rire grave et creux qui vint se répercuter sur chaque tour de la cité.

Oh ! Je sais qui vous êtes, seulement vous, vous l’ignoriez.

Noiraude, je comprends rien quand il parle.

Votre amie, reprit le seigneur de Mär-völ à l’attention de Sélène, vient de comprendre sa nature, et se rendre compte à quel point toute votre civilisation est ignorante.

Il se tourna vers Anna :

Souhaites-tu leur apprendre ce que tu sais, où enterrer le secret avec les innombrables cadavres qui t’accompagnent ?

Un frisson parcourut l’échine de l’Échosiane. Zeäl-maïem était capable de percevoir ses pensées, mais son pouvoir semblait s’étendre même au-delà. Autant que faire ce put, elle fit le vide en elle, retrouvant un semblant de sérénité et de contenance :

Les Échosianes sont des descendants des Agides.

C’est impossible, explosa l’Étranger jusque là muet. Impossible ! Aucun humain n’a connu d’Agide. Votre race est éteinte, terminée. Tout le monde sait ça.

Tout le monde a tort, ricana le fantôme en se déplaçant lentement autour du trio.

Il a raison.

La voix d’Anna ne tremblait pas.

Pour quelle autre raison saurais-je lire leur langue ? Pourquoi Sélène ne peut s’empêcher de trouver cette race étrange alors que tout me paraît si naturel ?

La sphère dans son ventre semblait presque parler pour elle et annoncer des vérités que l’Échosiane ignorait :

Nos races ont déjà vécu ensemble, se sont reproduites ensemble, et dans tout ce mélange, les Agides se sont dilués jusqu’à disparaître.

Par Mär, non ! J’ai empêché cela.

L’ombre se rapprocha du visage de la jeune femme et reprit :

C’est pour cela que je reste ici quand tous sont partis vers l’Ailleurs.

Pourquoi ? fit Anna en fronçant les sourcils.

Parce que les Hüm-ayan sont ce qu’ils sont. Vils, sales, mauvais, traîtres et belliqueux. Regarde-la !

Il désigna Sélène d’un doigt crochu.

Défigurée, salie par la maladie. Faibles, indolents. Les enfants de cette union immonde étaient tous humains, pathétiques comme vous. Mais il y avait une alchimie étrange : il était aisé de vous aimer, de tomber amoureux. Et ça, les Tän-agyd le vénèrent plus que tout. Alors nous nous apprêtions à disparaître, à nous oublier puisque nous pouvions enfin aimer du véritable amour. Mais je l’ai empêché, contre l’avis de tous.

Comment ? Qu’avez-vous fait pour être ainsi puni et errer dans une cité déserte des millénaires après ? demanda Anna, intriguée.

Je n’ai fait que rendre votre nature évidente aux yeux de tous. Vous êtes une maladie pour nous, mortels comme le soleil sur notre peau. Alors je vous ai maudit, vous et votre royaume. Aucun Agide ne pouvait plus vous approcher, vous étreindre, vous aimer. Vous étiez seuls et notre peuple a survécu, loin de vous, tandis que les vôtres demeuraient cloîtrés en Kär-feld à jamais.

Mais il restait une chose que le sombre Agide avait dite et qui prenait désormais un sens tout particulier. Anna s’engouffra dans ce qu’elle voyait comme une brèche.

Vous n’êtes pas vous-même Agide. Vous êtes le fruit d’une union immonde, comme vous dites. Parfois, les enfants avaient l’apparence d’humains, mais à l’intérieur, ils tenaient plus de l’Agide. Vous êtes de ceux-là, Zeäl-maïem. Vous avez été recueilli par les Agides, car issu de sang royal, mais avant de ressembler à une ombre, vous aviez le même visage que nous. Le même corps, les mêmes impuretés. Vous êtes un Échosiane, et c’est vous qui avez construit cette ville. Vous êtes un Échosiane, car eux seuls sont capables d’une telle abomination : vous avez condamné les relations entre nos deux peuples, au prix de la vie de tous vos sujets. Car un Échosiane est ce qu’il est, et son pouvoir ne peut être contrôlé, pas même par vous.

Ils sont partis vers l’Ailleurs, concéda Zeäl-maïem. Ma malédiction affecte autant les Tän-agyd que ceux que vous appelez Échosianes, puisqu’ils sont plus Tän-agyd qu’Hüm-ayan. Et cette malédiction rend l’utilisation du pouvoir chaotique, capricieux. Mais certains des miens ont survécu. Ce qui est infiniment plus que si j’avais laissé faire le destin.

Il y eut un silence pendant lequel le spectre retourna prendre position sur son trône. Il n’avait pas démenti les propos de la jeune femme.

Puis Anna posa une ultime question au roi :

Pourquoi restez-vous ? Pourquoi vous accrocher à ce monde et vous refuser à le quitter ?

Pour toute réponse, l’intéressé leva un index ténébreux et irrégulier vers la voûte au-dessus de lui.

Personne ne l’avait vu avant, mais une clepsydre impressionnante incrustée dans la roche alimentait par son eau un système complexe et incompréhensible. Une horloge mécanique absconse.

Le temps, dit enfin Zeäl-maïem. Le sang des Tän-agyd se dilue dans le vôtre comme les larmes dans la rivière. Mais il arrive que le souvenir de mon peuple resurgisse dans des êtres comme toi. Et si un Échosiane peut maudire tout un peuple, un autre Échosiane saura lever le maléfice. Car c’est ce que tu comptes faire, n’est-ce pas ? Ce n’était qu’une question de temps avant que Mär-völ ne soit découverte. Alors il me fallait veiller, puisque je ne suis pas nuançable, puisqu’il me faudra éradiquer cet Échosiane.

Il y a peu, répondit du tac au tac la jeune femme, je n’étais qu’une simple villageoise du nord dont la plus grande préoccupation était de savoir si je trouverai du gibier à chasser. Mais aujourd’hui, je discute avec un roi qui souhaite me terrasser puisque je suis supposément capable de lever une malédiction qui pèse sur mon espèce depuis la nuit des temps.

Anna souffla du nez en souriant et continua :

Vous me surestimez, Zeäl-maïem. Je ne connais rien des Agides. Peut-être cette malédiction nous protège-t-elle maintenant des affres de l’Extérieur. Je n’ai aucune intention de la lever, et quand bien même je l’aurais souhaité, je n’aurais aucune idée de comment m’y prendre.

Cela ne change rien, je le crains. Car maintenant, tu sais. Et si je te laisse partir, peut-être changeras-tu d’avis. C’est un « peut-être » que je ne peux risquer. L’avenir de tout un peuple vit dans ce « peut-être ».

Maintenant je sais, oui. Parce que vous m’avez tout raconté. Dans quel autre but que celui d’en venir à mon trépas, exactement ?

Parce que les Tän-agyd nagent dans la connaissance. Autant que l’arbre qui bruisse ne peut s’empêcher de créer du vent, je ne pouvais vous épargner la vérité.

Et donc maintenant vous allez nous trucider ? interrogea Sélène dont l’arbalète chargée était soudain apparue entre ses mains.

Il le faut, hélas. L’Ailleurs est une destination comme une autre pour un exil sans fin, répondit l’ombre en plantant son regard de feu dans celui d’Anna.


Je me désole de vous envoyer vers Ailleurs, fille des Tän-agyd. Vous existiez d’une si belle manière. Nous aurions pu...


Sans prévenir, la silhouette fondit sur Anna, brandissant un sabre en métal blanc sorti de nulle part. Surprise, mais attentive, la jeune femme se jeta au sol et roula sur elle-même pour se relever au bord du précipice.

Dans le même instant, l’Étranger avait tiré son épée qu’il embrasa au contact de sa pierre de feu et Sélène décocha un trait en direction de la forme semi-abstraite dont les contours crépitaient de plus belle. Mais Zeäl-maïem esquiva le projectile sans difficulté et choisit d’ignorer les simples « humains ». Il repartit à la charge en ciblant Anna, la pointe brillante brandie devant lui.

Mais au dernier moment, sa lame fut déviée par celle du jeune homme au pourpoint bleu dont les yeux brûlaient maintenant d’une rage intense. Face à face, les deux escrimeurs se jaugèrent un instant, et le roi de Mär-völ réalisa qu’il ne pourrait ignorer cet adversaire.

Ce dernier passa à l’assaut le premier, dansant avec son arme et assénant des coups puissants vers son vis-à-vis, lequel paraît chaque attaque avec une aisance déconcertante.

Soudain, jouant sur la régularité de ses fentes, l’Étranger feinta et effectua un tour sur lui-même. Le fantôme aurait pu profiter de cet instant pour frapper, mais son orgueil le retint et ce fut son erreur. La lame enflammée disparue une fraction de seconde du champ de vision du spectre pour réapparaître dans la main gauche du bretteur. Surpris, il ne put éviter le coup de taille qui trancha l’être éthéré de part en part. Il y eut un crissement horrible, inhumain puis plus rien. L’homme se redressa et contempla son adversaire. Il n’avait pas bougé. La lame l’avait traversé comme elle aurait traversé un nuage. On put lire un rictus satisfait sur le visage vaporeux.

Utilise ton pouvoir ! hurla Sélène, occupée à recharger son arme à l’attention d’Anna.

Je… je ne peux pas, je pourrais tout détruire tout…

Zeäl-maïem décida que la comédie devait toucher à sa fin. Il brandit son sabre au-dessus de lui et l’abattit sur l’Étranger tétanisé. Mais sa lame percuta une surface transparente qu’elle ne fissura même pas. Dans l’air, un chant sans paroles s’éleva.

Anna avait la main droite tendue. Au bout de celle-ci, une tige de diamant brut courrait jusqu’au-dessus de l’Étranger, protégeant celui-ci de l’attaque mortelle de leur ennemi.

Enragé, ce dernier porta un nouvel assaut sur son adversaire direct, mais une nouvelle fois, sa lame ne rencontra qu’un obstacle impénétrable.

Dans un sifflement suraigu, il projeta devant lui une vague d’air avec la force d’un ouragan. Cette fois, Anna ne sut comment réagir, et l’incommensurable souffle percuta le jeune homme de plein fouet. Celui-ci fut expulsé sur plusieurs mètres, roulant sur lui-même jusqu’à se rapprocher dangereusement du bord.

Le souverain répéta son attaque à l’identique, mais un vent contraire bloqua le sort. Un nouveau chant retentit, plus aérien, plus léger. Dans le ventre d’Anna, la boule se mouvait calmement, tournant sur elle même à un rythme régulier. Elle était en pleine possession de son pouvoir. Pour la première fois. Elle se sentait bien.

Contrarié, Zeäl-maïem dirigea toute sa fureur bouillonnante sur l’Échosiane, dans un sifflement qui laissait présager quelque chose de funeste.

Mais un carreau se ficha dans son buste.

Il ne le traversa pas. Il se planta dans l’ombre comme il l’aurait fait dans un corps de chair et de sang.

Un silence terrible tomba sur la scène. Les flammes derrière les deux lacs rouges du roi Agide vacillèrent.

Ce sont des carreaux d’Azaiya, se remémora Sélène à voix haute. Ils ne brillent d’aucune lumière...

Aucun… aucun chemin ne mène vers cette voie-là, gémit Zeäl-maïem dans sa langue natale. L’Ailleurs vient d’une Hüm-ayan… Impossible.

J’ai rien compris à part ton dernier mot. Tu es entrain de mourir ?

La jeune fille armait déjà un nouveau projectile.

Anna regarda la scène. La fatigue ne s’était pas encore emparée d’elle, mais déjà la boule d’énergie derrière son nombril s’était rendormie.

Des gouttes de néant s’écoulaient de la plaie invisible du souverain de cette ville, se rependant sur le sol en une flaque d’un noir sans reflet.

Il y eut une dernière étincelle carmine dans les yeux du spectre, puis rien. Les contours de sa silhouette cessèrent de s’agiter, et il se volatilisa dans un souffle, laissant derrière lui son sabre, le carreau mortel et sa couronne de béryl rouge dont la couleur semblait déjà se ternir.

Anna vit du coin de l’œil l’Étranger se relever, puis, allongée contre le cristal froid de la tour, elle s’endormit.

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