XXXIII [corrigé]

10 minutes de lecture

Elle dort ? demanda Sélène à l’Étranger accroupi près de la silhouette étendue de son amie.

À poings fermés.

La jeune fille ramassa son carreau intact qu’elle remit dans son carquois. Elle regarda fixement la flaque de matière indéfinie, seul souvenir de Zeäl-maïem, roi de Mär-völ. Elle eut beau se pencher dessus, elle n’y voyait aucun reflet, mais d’infimes éclats cristallins perçaient les ténèbres. Elle tendit un doigt pour toucher l’anomalie, mais se résigna. Elle se releva et jeta un dernier regard dédaigneux à la forme abstraite.

La défigurée te dit au-revoir, roi de pacotille.

Puis elle s’engagea à la suite du jeune homme, lequel portait Anna le plus délicatement possible.

Ensemble, ils descendirent trois étages jusqu’à rencontrer une chambre relativement spacieuse où trônait un lit à colonnades dont il manquait les draperies et toute forme de literie.

La jeune fille sortit sa cape maculée de sa besace et l’installa sur le sommier de quartz avant que l’Étranger n’y dépose l’Échosiane endormie.

Ils restèrent un moment immobiles tous les trois, réfléchissant au rythme de la respiration régulière de leur amie commune.

Et maintenant quoi ? osa timidement Sélène.

C’est une bonne question, admit le jeune-homme. J’ignore quoi penser de toutes ces révélations. Peut-être mentait-il ? Mais dans quel but ? Anna semblait avaliser le moindre de ses propos, nous ramenant à cette phrase que je ne croyais pas entendre un jour : les Agides et les hommes ont coexisté. Probablement à un moment reculé de notre Histoire, mais c’est une réalité, semble-t-il. Et Anna est la descendante d’une union d’un Agide et d’un humain. Mais est-ce ce qui fait d’elle une Échosiane ? Tout ceci me dépasse.

Et qu’entendait-il par « il est aisé de vous aimer » ? demanda Sélène en imitant sans franc succès la voix du spectre. Quel est le rapport avec la tambouille ?

Les Agides ont l’air de vénérer le sentiment amoureux. Nous en savons si peu sur eux. Peut-être est-ce un sentiment rare ? Voire mystique ou même divin, puisqu’ils étaient prêts à disparaître corps et biens pour ce don.

Sélène renifla. Si elle s’attendait à trouver les réponses aux questions de son amie au sein de la bibliothèque d’Ain Salah, c’est finalement de la bouche d’un fantôme renégat qu’ils avaient tout appris. Tant et tant d’interrogations s’entrechoquaient dans son crâne qu’elle sentit une migraine poindre. Elle jeta un œil vers le corps allongé d’Anna, puis s’adressa à son partenaire encore éveillé :

Peut-être devrions-nous l’imiter. Je ne sais pas pour toi, mais j’ai l’impression de ne pas avoir dormi depuis plusieurs jours. Ou nuits… enfin tu vois ce que je veux dire.

Je vois, mon amie. Et je partage ton opinion. Dormons. À notre réveil, les choses seront peut-être plus claires.

La jeune fille s’allongea aux côtés d’Anna et passa une main sur la peau dépigmentée qui ceignait son œil droit. « Défigurée, salie par la maladie », avait-il dit. Ces mots résonnaient entre ses tempes et l’accompagnèrent alors que le sommeil l’étreint.


***


Lorsqu’Anna s’éveilla de son repos sans rêve, elle remarqua que la lueur des champignons avait fortement diminué, jusqu’à quasiment disparaître. Étaient-ils liés d’une manière ou d’une autre à Zeäl-maïem ? Elle l’ignorait.

Elle passa une mèche rebelle derrière l’oreille de son amie encore assoupie à ses côtés et se leva en se massant les épaules. Le quartz s’avérait être une manière parfaitement inconfortable pour le bivouac.

Déjà réveillée ?

La voix susurrée de l’Étranger lui parvint depuis l’autre côté de la pièce. Il était assis dans une chaise et tirait paisiblement sur son long chibouk d’où émanait une sempiternelle odeur de valériane brûlée.

Combien de temps suis-je restée…

Mais la jeune femme réalisa l’idiotie de sa question et la laissa en suspend. Elle fit quelques pas pour se rapprocher d’une fenêtre ovale depuis laquelle elle pouvait observer une grande partie de Mär-völ. À l’instar de la pièce où ils se trouvaient, les champignons ne brillaient qu’à peine.

Je crois qu’ils luisent en fonction du soleil dehors. J’ignore comment, expliqua l’Étranger. Leur éclat a diminué progressivement exactement comme un crépuscule. Pendant un moment, ils se sont complètement éteints et depuis peu, un halo est réapparu. L’aube doit maintenant se lever sur le désert.

Anna sourit. Elle se sentait étrangement en paix. Car parmi toutes les questions qu’elle se posait, une en particulier avait trouvé sa réponse.

Finis les doutes, finies les hésitations : sa place n’était plus en Kär-feld. Zeäl-maïem l’avait dit : sa malédiction pesait autant sur les Tän-agyd que sur les Échosianes, et tant que cette malédiction perdurerait, Anna représenterait un danger mortel à l’intérieur des montagnes du royaume.

Finis les doutes, finies les hésitations : elle irait vivre à l’Extérieur d’une manière ou d’une autre, et c’était là que se trouvait sa prochaine destination. Dans un espoir fou, elle se prit à imaginer une rencontre avec des Tän-agyd vivants, en chair et en os.

Finalement elle n’avait qu’un seul regret quant à cette entrevue avec le souverain : ne pas l’avoir questionné au sujet de l’Église. Mais comme il l’avait si bien dit : il avait partagé tout ce qu’il savait et répondu à toutes leurs questions sans qu’ils les posent. Le plus probable était qu’il ne devait même pas savoir ce qu’était l’Église.

Elle prit une grande inspiration et souffla longuement. Un poids venait de s’envoler, libérant ses épaules d’un fardeau invisible. Bien entendu, l’idée de vivre seule dans un environnement inconnu la terrifiait, mais au moins, elle savait.

Elle plongea son regard turquoise dans les yeux de l’homme au veston bleu.

Avez-vous déjà discuté de la suite ? chuchota-t-elle à son attention.

Pas vraiment, non…

Il marqua un temps d’arrêt.

Si les Agides viennent de l’extérieur, j’imagine qu’il doit y avoir un accès quelque part. Je serais curieux d’y retourner, rien qu’une fois. Mais là-haut, à la surface, l’Église sévit toujours. Je vous ai accompagné par curiosité égoïste, mais cela fait un moment déjà que la honte et le remords me rongent. Je dois retourner auprès de Smaël, remonter sous le soleil et empêcher le Pape de nuire.

Il y eut un nouveau silence. Puis le jeune homme reprit sur un ton égal :

Je ne saurais dire pourquoi, mais j’ai la sensation que tout est lié. Ce que vient de nous apprendre Zeäl-maïem, la prise de pouvoir de l’Église et cette malédiction. J’ai conscience de ce que je ne peux pas te demander : tu pourrais sans doute anéantir à toi seule le règne du clergé, mais le risque serait trop grand. Tu maîtrises en partie tes pouvoirs, mais il suffit d’un détail pour que ceux-ci t’échappent et que les conséquences soient irréversibles.

Il soupira.

Poursuis ton chemin, Anna. Je devine que celui-ci te mènera à l’Extérieur. Je te souhaite bonne chance.

Ce sont donc des adieux ? demanda l’Échosiane, fébrile.

Le jeune homme se leva, réajusta son pourpoint et attrapa sa besace qu’il avait déjà préparée.

Je le crains, mon amie. Je préfère m’en aller sur l’instant. Sélène sera libre de sa décision. Si elle souhaite me rejoindre, elle sera la bienvenue. Si elle décide de te suivre, je lui souhaite à elle aussi, bonne chance.

Sur ces mots, il accorda un clin d’œil à sa partenaire de voyage et commença à descendre quelques marches avant de se retourner une ultime fois.

Au revoir, mon amie.

Au revoir, l’Étranger.

Puis il disparut en silence, laissant la jeune femme seule.

La sobriété des adieux lui rappela fugacement ce moment à Cyclone où il l’avait laissée entre les mains d’Estelle, comme un écho du passé pourtant pas si lointain.

Elle balaya la pièce du regard et découvrit à l’endroit où était assis le vagabond juste quelques instants avant, un sabre blanc rangé dans son fourreau de cuir noir. Celui-là même que portait Zeäl-maïem ; une lame Agide.

Anna souffla du nez. L’Étranger aurait pu la prendre et la garder pour lui. Mais s’il était posé là, en évidence, c’est qu’il s’agissait d’un ultime cadeau.

Elle s’en approcha, et saisit l’arme par la garde. Sans le moindre bruit, elle tira l’épée au clair. L’objet était magnifique. Le métal dont il était fait, d’un blanc argenté pur, ne correspondait à aucun acier connu. Le sabre était léger, mais suffisamment équilibré pour une précision incroyable. Le pommeau représentait la tête d’un animal, un félin, la gueule ouverte dans un rugissement silencieux. La poignée, recouverte d’un tissu blanc, présentait des reliefs qui venaient se glisser entre les phalanges pour une prise en main idéale. La garde asymétrique était composée d’un côté d’un pic affûté dressé vers la pointe du sabre, tandis que l’autre se terminait par une boule ornée d’un joyau rouge rubis. Enfin, la lame à simple tranchant, légèrement recourbée, s’avérait être une œuvre d’art à part entière. Le fil était irrégulier, tantôt dentelé, tantôt lisse, il accompagnait une gouttière simple aux motifs abstraits.

Nul besoin d’en tester le tranchant : elle savait l’arme redoutable.

Telle une enfant fascinée par les étoiles, elle resta plusieurs heures plongée dans la contemplation de l’épée, jusqu’à ce qu’un mouvement dans la périphérie de son regard attirât son attention.

Bien dormi ? demanda Anna sans se retourner.

Comme un loir.

La jeune fille s’étira de tout son long, avant de se masser les épaules à son tour.

Pas bien confortable, le plumard Agide, remarqua-t-elle. Où est passé notre ami sans prénom ?

Parti. Il est remonté à Ain Salah. Sa guerre contre l’Église reprend dès à présent.

Oh, c’est dommage...

Sélène renifla bruyamment, s’étira de nouveau et reprit d’une voix assoupie :

Je ne connais pas tout le passif entre vous deux, mais je l’aimais bien. Et puis il savait se battre le bougre. J’aurais aimé lui dire au revoir.

Il m’a dit de te transmettre ses adieux, mais que si tu voulais le rejoindre, tu serais la bienvenue, retranscrit Anna. Il ne voulait pas influencer ton choix.

Un choix ? Quel choix ? Quelle est la suite de l’aventure ? demanda Sélène, penaude.

Je vais trouver l’accès vers l’Extérieur. Je vais partir, mon amie. Tu as entendu Zeäl-maïem, ma place n’est pas en Kär-feld.

Très bien. Ça me va. On part quand ?

Anna resta bouche bée face à la réaction de la fille dont les cheveux d’or blanc reflétaient la lueur montante des champignons.

Mais… tu quitterais Kär-feld comme ça, à jamais, sans même te retourner ? Je ne sais même pas ce que nous trouverons là dehors, défendit l’Échosiane. Je ne sais pas de quoi me nourrir, ou même si je trouverai de l’eau potable. Je cours probablement à ma mort.

Hé bah on courra moins vite à deux. Lui là-haut (elle désigna le plafond de son index), il a Smaël et plein d’autres gens. Il est grand beau et fort, il saura se débrouiller. Toi tu es seule face à l’inconnu, et j’ai encore un livre dans mon sac que je suis prête à décocher si tu te barres une nouvelle fois sans moi. Le choix est vite vu : j’aime voir ce livre sur le sommet de ton crâne.

Tu ne sais même pas si la maladie de l’Extérieur, ou la malédiction, maintenant qu’on sait de quoi il s’agit, t’affectera. L’Étranger y est insensible, mais toi peut être pas.

On le découvrira bien assez vite. Tu sais, Noiraude, ton cousin le roi de Mär-völ, m’a décrite comme défigurée, salie par la maladie. Ça prouve à mes yeux que malgré tout son blabla, il était plus humain qu’Agide. Et moi, les humains, ils commencent à me courir sur le haricot. Alors on arrête là cette discussion, t’acceptes de m’avoir dans les pattes, même si je clamse de cette malédiction, et on y va.

Sur ces mots elle ressembla ses affaires dans sa besace et se tint sur la première marche menant vers le bas de la tour, les poings campés sur ses hanches.

Bon tu te bouges ? J’ai hâte de savoir si je me noierai dans mon propre sang.

Anna sourit et leva les yeux au ciel.

J’arrive, nigaude.

Lorsqu’elles sortirent de la tour-palais, les champignons brillaient à nouveau de mille feux. L’Échosiane avait la sensation que chaque couleur vibrait bien plus qu’auparavant.

Ensemble, le duo traversa la ville cette fois déserte pour de bon, jusqu’à arriver de l’autre côté, face à un mur naturel, percé d’une porte familière.

J’ai déjà vu cette porte quelque part, susurra Anna. Chez moi, à Val-de-Seuil. Elle bloquait le fond d’une mine Tän-agyd. C’est là-bas que j’ai… perdu mes parents.

Oh... fit Sélène pour toute réponse.

Anna s’avança jusqu’à pouvoir discerner les moindres détails des doubles battants obstruant l’accès au tunnel. Sur le linteau, elle déchiffra :


La route vers Väl-rina est au nord, comme le chemin vers la sagesse est derrière vous.


Au centre de la porte, incrustée dans un orifice qu’Anna avait jadis connu vide, brillait une gemme de la taille d’un poing et qui projetait sur les motifs abstraits des battants des ombres mouvantes.

Celle-ci a quelque chose en plus...

Anna effleura la pierre qui sembla réagir à son mouvement : à peine ses doigts entrèrent-ils en contact de la surface tiède du joyau, que la porte sans gond s’ouvrit dans un fracas assourdissant.

Une galerie haute d’une dizaine de mètres, supportée par des colonnes richement décorées et placées de façon chaotique les accueillit.

Au bout de cette galerie, une lumière trop blanche pour être celle des champignons les appelait, promesse d’une nouvelle vie, d’un printemps et d’un pardon sans condition.

Mais Anna détestait les promesses.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Ewøks ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0