XXI [corrigé]

15 minutes de lecture

« Allons bon, des tapis, des fourrures, des coussins... », pour un peu, Anna se serait crue de retour dans la cave sous la banque de Cyclone où elle avait pour la première fois rencontré Estelle. Sortant à peine d’un sommeil sans songe, elle remarqua d’abord la silhouette de Sélène endormie tout près, comme en témoignaient ses ronflements légers. Ce qu’elle vit ensuite fut la bouteille de vin presque vide qui trônait encore au creux de sa main. La vision arracha un sourire à la jeune femme.

Elle ignorait l’heure exacte, mais au-dehors, la lune brillait encore, souveraine et éclatante, baignant les lieux d’une atmosphère apaisante. À en juger par le faible éclat à l’est, perçant à travers le feuillage d’un saule pleureur, le soleil n’allait pas tarder à se lever. D’ailleurs elle n’avait jamais remarqué ce grand arbre pourtant si majestueux. Ses branches formaient de véritables arches, rappelant la voûte de l’église de Sigurd, plongeant vers la rivière comme pour s’y abreuver.

Près du grand feu, les femmes qu’Anna reconnut comme étant les anciens cobayes des trois fous chantaient, assises en rond.

Elle hésita un instant à se rapprocher du groupe, mais elle préféra finalement les laisser à leur chorale. Après tout, Sélène et elle n’avaient pas eu à subir les mêmes vices que ces pauvres âmes.

Caressant son amie du regard, elle ne put s’empêcher de se demander où elle avait bien pu dénicher du vin dans un endroit pareil.

Comme pour répondre à son interrogation, Sélène ouvrit un œil et d’une voix égale expliqua :

— Sous la trappe. Là. Sers-toi.

Puis elle se roula sur elle-même de manière féline avant de replonger dans un sommeil bienheureux.

À son tour, Anna put goûter aux délices cachées dans la cave aux merveilles, et, à l’instar de sa comparse, se garda bien d’en parler aux autres.

Lorsque que le jour fut tout-à-fait levé, Sélène émergea et sans intromission, descendit à l’échelle. Elle y retrouva Anna dont le repas n’était pas encore terminé.

— Chouette endroit hein ? articula vaguement la fille aux cheveux d’argent en se frottant les yeux.

— Si on peut dire. Comment va ton bras ?

— Plus je mange, moins il me fait mal.

Elle attrapa une pomme dont elle croqua un quart entier d’une seule bouchée.

— Si tu t’en sens capable, nous partirons avant midi. Ne te goinfre pas trop, et emportons-en un maximum. Privilégie ce qui ne pourrit pas trop vite.

— Mhmh, acquiesça Sélène, la bouche pleine.

— Dans le fond de la grotte au-dessus, j’ai vu une série de voiles. Je ne veux pas savoir à quoi ils servaient ni d’où ils proviennent, mais nous pourrons sans doute nous en servir pour remplacer nos épaisses capes. Ça nous protégera du soleil sans nous accabler de chaleur.

— Mhmh, acquiesça Sélène.

— Peut-être serait-il malin d’emporter l’une de ces arbalètes avec nous. S’aventurer au milieu des dunes sans de quoi nous défendre ne me paraît pas particulièrement futé, qu’en penses-tu ?

— Mhmh, acquiesça Sélène.

— Ravie de pouvoir compter sur tes opinions.

Là-dessus, Anna s’autorisa un rot tonitruant qui manqua de faire s’étouffer se comparse dont les joues ne désemplissaient pas puis remonta à la surface.

En plus des voiles, elle dénicha au fond de la caverne sa besace ainsi que celle de Sélène, intactes au milieu des affaires qui devaient probablement appartenir aux autres victimes. Elle se permit de fouiller un instant, mais ne trouva rien de très intéressant hormis une paire de chausses parfaitement à sa taille et un allume-feu ressemblant à s’y méprendre à ceux qu’ils utilisaient à Val-de-Seuil.

Dehors, les sœurs vaquaient à des occupations bien diverses, en ne perdant pas un instant. D’aucunes ramenaient du bois fraîchement coupé de la forêt voisine, d’autres revenaient du village voisin, chargées de clous, de marteaux et tout autre outil que les habitants avaient, semble-t-il, volontiers cédé à leurs nouvelles voisines.

Deux d’entre elles arboraient fièrement les arbalètes de leurs anciens geôliers.

Cependant, dans une alcôve vide, Anna trouva la dernière près d’une flaque de sang, un carreau planté dans la terre deux mètres plus loin. Sans se poser de question, elle ramassa l’engin, le projectile et retourna attendre Sélène.

Elles partirent comme l’avait voulu Anna, peu avant midi, leurs sacoches pleines et enrichies de deux outres d’eau supplémentaire chacune. Après de brefs adieux avec celles qui se faisaient maintenant appeler la Sororité des Yeux Silencieux, le duo s’engagea de nouveau vers le sud.

Rapidement, la végétation s’éclaircit encore et le relief s’aplanit. Les arbres se rabougrirent et des cactus aux épines effilées parsemaient le paysage comme autant de signes avant-coureurs du vaste désert qui s’annonçait.

Si Anna se savait proche de la mer de sable, elle ne pensait pas l’être à ce point. Avant la fin de la journée, elles n’étaient plus entourées que de steppes hostiles à l’ombre précieuse. En lieu et place de cape, Sélène portait un voile opaque rouge vif noué autour de la tête qui couvrait ses longs cheveux blonds clairs. Pour tout autre atour, elle revêtait une autre étoffe blanche qui lui descendait jusqu’au mollet à la manière d’une robe décousue.

Anna avait opté pour une stratégie différente. Une unique étoffe verte, évidemment, la coiffait et la drapait à la manière d’un sari.

Parmi les nombreuses choses sur lesquelles elle avait pu s’instruire à la bibliothèque du couvent, la survie dans le désert l’avait étrangement fascinée. De fait, elle savait que la menace première dans ce territoire hostile n’était pas nécessairement le manque d’eau, mais bien la morsure du soleil. Afin d’éviter de brûler sur place, les tribus nomades avaient pour habitude de se recouvrir de plusieurs couches de tissus. Elle apprit aussi que les nuits se révélaient souvent glaciales, aussi avait-elle insisté pour qu’elles gardassent leurs épaisses capes en guise de couverture de nuit.

Si la technique ne s’avéra certes pas confortable, elle était censée fonctionner.

Elles n’eurent aucun problème à allumer un feu à la nuit tombée puisque les brindilles ramassées sous les arbustes s’embrasaient à la moindre étincelle crachée par l’allume-feu qu’Anna avait dégoté dans la grotte. Devant l’insistance des hurlements de coyotes et autres animaux qu’elles ne reconnaissaient pas, elles établirent des tours de garde afin de maintenir le feu vivace.

Il y eut une nouvelle journée à traverser les steppes. Chaque cactus, chaque arbrisseau, elles juraient l’avoir déjà croisé deux cents mètres plus tôt. Si les deux femmes supportaient encore bien la chaleur, la monotonie du paysage, elle, risquait d’avoir raison de leur enthousiasme.

— Quelle idée de ne pas avoir pris la route  ! geignit Anna. Peut-être un riche et beau marchand nous aurait-il pris à l’ombre de sa roulotte et nous serions déjà à nous vautrer dans les bains d’Ain Salah à l’heure qu’il est…

— Ou alors il nous aurait vendu à l’Église sans le moindre remords et nous croupirions dans une geôle encore plus cruelle que celles que nous venons de quitter. Vois le côté positif, Noiraude, ici aucun risque de tomber sur les Templiers ! répondit Sélène sans se démonter.

— Aucun risque de tomber sur qui que ce soit.

— Oh arrête de ronchonner. Toi au moins tu n’as pas à te coltiner l’arbalète de trois tonnes sur le dos. J’espère au moins qu’on s’en servira !

— Moi pas. J’ai assez vu la mort et la souffrance pour le reste de mon existence.

— Ma pauvre, si tu savais…

— Économise ta salive mon amie. Laisse-moi rêver qu’à partir de maintenant, tout ce qui nous attend c’est une bibliothèque fraîche remplie de livres intéressants dans une ville réputée pour sa culture, ses épices et ses bains. Plus de magie, plus d’arbalète, plus d’Église, plus de révolution ni d’Extérieur. Rien que des bouquins et du thé.

— Du quoi ? questionna la jeune fille.

— Du thé. Un truc de chez eux : ils mettent des plantes spéciales dans de l’eau chaude et ils appellent ça du thé.

— Je préférerais du bon vin.

— Ils en ont aussi.

— Alors le programme me va. Seulement je remplacerai les bouquins par de beaux gosses à la peau hâlée. Chacune son truc.

Alors qu’elles débattaient avec ferveur des qualités premières à trouver chez un bon partenaire d’une nuit ni l’une ni l’autre ne se rendit compte que sous les semelles de leurs chausses, la terre s’ameublissait et s’affinait, jusqu’à donner un sable aux reflets de miel. Mais pas de ce sable que l’on pouvait retrouver sur certaines plages du lac Lilial, non, un sable granuleux, grossier, irritant qui s’infiltrait partout.

Leur marche s’en trouvait fatalement ralentie puisque chaque pas en avant demandait un effort supplémentaire.

— Ça ne fait pas deux heures que nous avançons dans ce sable que les Landes pluvieuses du Levant me manquent déjà… se lamenta Anna. Rien ne ressemble plus à une dune que la dune d’après.

— Moi je trouve le paysage joli, à sa manière. Je n’avais jamais vu le désert. C’est… spectaculaire.

— C’est quand même très monochrome. Et cet horizon infini, ça me donne le tournis. Donnez-moi des montagnes au loin, un repère, quelque chose. Elle s’arrêta un instant, les yeux dans le vague. Cela dit, je dois bien reconnaître le côté grandiose du truc.

— Et ce silence… Depuis combien de temps n’avons-nous pas entendu un oiseau ?

Il y eut un flottement, puis Sélène poussa un cri à réveiller les morts. Un cri long et guttural. Devant les yeux interrogateurs de sa partenaire de voyage, elle s’expliqua :

— Tout ce silence ; ça m’angoisse. Il fallait que je fasse quelque chose, j’ai paniqué. Mais tout va bien maintenant, en route !

Bientôt, toute végétation disparut complètement. Seules restaient les vagues de sable, rappelant une houle féroce figée par le temps.

Lorsque la nuit vint à couvrir le jour, les deux femmes s’émerveillèrent du ciel étoilé suspendu au-dessus de leur tête.

— Aucune étoile d’ici ne me rappelle celles de chez moi, remarqua Anna qui soupira longuement. J’ai l’impression d’être si loin. Si loin de Val-de-Seuil, mais aussi si loin de moi-même. Je ne saurais vraiment comment l’expliquer, mais c’est comme si je me voyais évoluer depuis l’extérieur de mon propre corps. Spectatrice de ma vie. Et ces étoiles m’assassinent en me criant que je ne suis pas là où je devrais être.

— Moi non plus je n’avais jamais pu contempler le ciel du sud. C’est unique. J’ai vécu une immense partie de ma vie à l’est du lac Lilial. Le cirque faisait le tour des villes et villages de la vallée de l’Arazon. Une fois l’an, nous faisions une halte à Cyclone pour une grande représentation. Mais au contraire de toi, Noiraude, moi je suis bien décidée à mener ma vie comme je l’entends. Et je suis ravie de pouvoir découvrir de nouvelles choses, comme ces constellations que je ne connais pas.

Serrées l’une contre l’autre, elles pouvaient vérifier les connaissances théoriques d’Anna alors que la température chutait de manière vertigineuse.

Tandis que, exténué par la journée de marche, le duo plongeait dans un sommeil inconfortable, un vent lugubre se mit à souffler. Et plus la course de la lune avançait, plus le zéphyr se renforçait. Si bien qu’elles durent retenir des deux mains la cape qui leur servait de couverture avant que celle-ci ne s’envole.

Finalement, ce fut une véritable tempête qui vint engloutir les lieux. Le sable entrait dans leur bouche, leurs oreilles et leurs narines tandis qu’elles essayaient tant bien que mal de ramasser leurs affaires.

— Inutile de s’attarder ici, de toute façon nous ne pourrions pas dormir. Avançons, nous nous reposerons quand le vent sera calmé ! hurla Anna à pleins poumons.

— Hein ?

Les rafales tourbillonnaient dans un grondement assourdissant. Les deux femmes rabattirent un pan de leur voile sur le visage afin de se protéger un peu. Autant défier d’une avalanche avec une épée. En pleine nuit, dans une tempête de sable et après quatre petites heures de sommeil, le duo reprit son voyage. Il ne restait plus rien d’autre que l’instinct de l’Échosiane pour se repérer.

Un pas après l’autre, elles avançaient contre le vent, gravissant les dunes sans relâche. De temps à autre, Anna se retournait afin de vérifier qu’elle ne distançait pas Sélène. Car on ne distinguait rien à moins de cinq mètres. Et si elles se perdaient de vue dans cette tourmente, leurs chances de survie dégringoleraient rapidement.

D’ailleurs la jeune femme sentit une main se glisser dans la sienne. Une main froide d’enfant, celle de Sélène. Elles échangèrent un regard, mais Anna comprit que sous ses airs joviaux, son amie avait peur. Peur de l’Église et de ses Templiers, peur de se retrouver à nouveau en cage, peur de se perdre, d’être seule. Peur de mourir, tout simplement.

« Bordel, n’aurait-on pas pu avoir un trajet simple et sans encombre ? J’ai bien compris que vous vouliez que j’en bave, que je paie pour ce que j’ai commis ! Mais elle ? Elle ne vous a rien fait et n’est responsable de rien. Elle subit mes faiblesses tout autant que les autres, que moi-même. Laissez-la un peu respirer ! Abattez sur moi mille courroux, faites pleuvoir du verre pilé sur ma peau, qu’importe, mais foutez-lui la paix ».

Comme pour répondre à ses prières silencieuses, une forme se détacha dans la nuit, révélée par ses contours qui déviaient les courants de sables en furies. Une forme plane, bien trop régulière pour être naturelle. Un abri.

— Courage Sélène ! Je vois quelque chose là-bas !

— Hein ?

— Tiens bon !

Elle serra sa main encore plus fort sur celle de sa comparse et accéléra la cadence. Rapidement, elles arrivèrent au pied de la masse sombre. Dans la nuit, difficile de dire à quoi exactement cela appartenait. Mais le mur penché dans le sens du vent offrait un refuge providentiel contre ce dernier et cela était bien suffisant pour le moment.

Bien à l’abri, elles époussetèrent leurs linges.

— Ça nous est tombé dessus comme ça. Sans prévenir, s’étonna la jeune fille. Décidément, faut être sacrément timbré pour aller construire une ville au fond du désert !

La fatigue et la peur jouaient sur les nerfs des deux femmes. Sélène continua de pester à voix basse alors qu’elle installait pour la deuxième fois son couchage, assistée de son amie.

— Tâchons de nous rendormir, proposa Anna. Plus vite on avancera dans ce fichu désert, plus vite on en sortira.

— J’espère que le vent ne tournera pas.

— Moi aussi, Sélène. Moi aussi…

Le vent ne tourna pas. Calfeutrées contre le mur en pierre, elles purent terminer leur nuit malgré les assauts rageurs des bourrasques.

Le matin arriva, mais la tempête ne montra pas le moindre signe de faiblesse. Elles rangèrent les capes et se sustentèrent comme il le fallait grâce aux nombreuses provisions dérobées dans le garde-manger des fous. À vue de nez, Anna estimait qu’elles auraient encore de quoi tenir cinq jours sans problèmes, peut-être six. Mais l’eau viendrait à manquer bien avant…

Cinq jours. C’est aussi ce qu’elle avait initialement prévu pour traverser le désert. Cependant ce délai n’incluait pas les aléas climatiques extrêmes.

Et si elles avaient pris la mauvaise direction ? Ou pire, et si elles tournaient en rond ? Comment trouver de l’eau en pleine mer de sable ?

Dans le creux de son nombril, Anna sentit la magie affluer. Devait-elle l’utiliser ? Peut-être pourrait-elle créer une fontaine infinie ? Ou bien elle détruirait tout, le mur, les dunes et Sélène ? Non. De toute façon il était encore trop tôt pour envisager cette éventualité. Pour le moment, il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre.

En fin d’après-midi, les rafales se firent de plus en plus ténues, soulevant de moins en moins de sable. Le vrombissement permanent laissa place à des sifflements intermittents. Et en quelques minutes, l’air lourd et sec remplit de nouveau l’espace chauffé par un astre radieux. Côte à côte, les deux femmes regardaient s’éloigner le mur brunâtre au loin. Anna soupira :

— Avançons tant qu’il fait jour. Nous avons déjà perdu trop de temps.

— Je te suis, Noiraude !

Elles escaladèrent la dune qui s’était formée contre le mur en ruine salvateur et rien ne les prépara à ce qu’elles virent alors.

À leurs pieds, s’étendait à perte de vue une ville magnifique noyée sous le sable.

— La cité fantôme d’Huriya, expliqua Anna dans un souffle. J’ai lu à son sujet. Construite par un ancien roi, avant même les guerres claniques, autour d’une oasis luxuriante. Mais de toute cette gloire passée, il ne reste rien que des ruines, le chant du vent entre les pierres et de nombreuses légendes.

— Brrr, moi ça me fait froid dans le dos. Dis-moi qu’on n’est pas obligées de la traverser...

— Pour viser le sud-est, pas le choix, si. La contourner prendrait trop de temps. Mais ne t’inquiète pas. Il n’y a ici plus âme qui vive depuis des siècles !

Anna asséna une tape amicale sur l’épaule de son amie et entreprit de descendre la butte entraînant avec elle une coulée à l’aspect liquide.

Sélène la suivit sans tarder, bien trop terrifiée à l’idée de rester seule dans un environnement aussi lugubre.

Elles déambulèrent plusieurs heures au grès des allées ensablées. Plusieurs milliers de personnes avaient dû fouler ce sol bien des années auparavant. Les édifices devaient être merveilleux. On devinait aisément une palette de couleurs aussi riche que chaude qui ornait chaque voûte, chaque arabesque d’un vernis maintenant décrépi. La plupart des habitations avaient cédé sous le poids des âges et seuls quelques murs tenaient debout. Au loin, au-dessus de tout le reste, dépassait l’immense coupole effondrée du palais du Maharadjah.

À la connaissance d’Anna, les circonstances du déclin subit de cette nation autrefois glorieuse demeuraient un mystère pour tous les archéologues et historiens de l’Église. Mais les rumeurs racontaient toutes sortes d’histoires.

— Pour certains, commença l’Échosiane, une maladie aussi soudaine que virulente éradiqua en quelques jours seulement l’ensemble des habitants de cette cité. Pour d’autres, des esprits protecteurs du désert auraient chassé le Maharadjah et sa famille, car ils dénaturaient et asséchaient l’oasis pourtant indispensable. Enfin, d’autres encore racontent que le roi serait devenu fou et aurait lui-même exécuté ses fidèles jusqu’à ce que les survivants s’enfuient vers d’autres régions, laissant une ville abandonnée, à l’exception du souverain. Et l’on pourrait entendre son rire dément dans les échos du vent.

— Tu étais censée me rassurer, Noiraude ! Pas me terroriser davantage… se renfrogna la jeune fille.

Mais la curiosité reprit le dessus rapidement.

— Et toi ? T’en penses quoi ?

— Les légendes sont souvent des histoires embellies de la réalité. Il y a fort à parier qu’une partie de chacune soit vraie. Ça donnerait un truc comme ça : la ville a grandi trop vite, l’oasis ne subvenait plus aux besoins des habitants. Le manque d’eau déclencha des épidémies qui amenèrent le Maharadjah à la folie. C’est moins épique, mais probablement plus proche de la réalité.

— Et pour le coup ça fout vachement moins la pétoche que tes esprits protecteurs ou tes voix spectrales...

Elles passèrent sous une arche haute comme la tour de Felerive. Celle-ci devait délimiter l’entrée dans l’espace central de la ville dédié à l’oasis. Devenu un tas de sable, comme partout ailleurs. Le lieu était étrange. Il respirait la tranquillité, vierge de toute ruine, de toute construction. Juste un vaste cercle rempli de poudre dorée. De temps en temps, elles pouvaient entendre des pierres tomber dans le lointain, probablement déchaussées par une brise, car tout ici semblait en équilibre précaire. Le moindre bruissement risquerait de perturber la fragile balance des blocs de grès.

Dans un silence religieux, elles continuèrent à progresser dans le dédale, jusqu’à finalement arriver sur ce qui avait dû être une place, au pied du somptueux palais.

Malgré les éons, il conservait un aspect riche et ostentatoire. Des centaines d’arches suspendues seulement par de fines colonnes ornées de mosaïques laissaient apercevoir des déambulatoires sur trois niveaux. Toute l’architecture jouait sur ce concept d’intérieur-extérieur.

Anna poussa un sifflement admiratif :

— Les architectes de l’époque savaient y faire, il n’y a pas d’erreur.

Elle se tourna vers sa comparse toujours aussi peu rassurée.

— Je sais que nous ne sommes pas en avance, mais…

— Je craignais que tu dises cela. Je le sentais tellement venir. Allons faire un tour dedans. Même moi je suis intriguée. Mais par pitié, Noiraude, reste près de moi.

Elles pénétrèrent dans un cloître, encadré d’une allée richement décorée, au centre duquel trônait le vestige d’une fontaine. D’ailleurs, des fontaines, elles en croisèrent des dizaines, évidemment, toutes asséchées. Quatre esplanades comme celles qu’elles venaient de traverser s’étendaient vers les points cardinaux, rappelant le couvent de Cyclone. Au centre, la bâtisse se rapprochait davantage d’une forteresse. Si les fenêtres se comptaient en très grand nombre, elles se caractérisaient par leur étroitesse. Les façades, à l’inverse d’absolument tout le reste, n’étaient décorées d’aucune mosaïque, aucune gravure ni aucun moulage. Simplement un bloc cubique de pierres taillées surplombé par l’incroyable coupole effondrée aperçue plus tôt.

Au grand dam d’Anna, elles ne purent s’aventurer dans le bâtiment principal puisque le sable recouvrait parfaitement la porte et aucune fenêtre assez large ne se présentait à portée d’escalade. Du moins pas sans prendre quelques risques, et des risques, elles en avaient eu leur lot.

Derrière le palais, il ne restait que quelques ruines majoritairement englouties, baignées dans la lumière du couchant.

— Foutue tempête, pesta l’Échosiane. Nous n’irons pas plus loin aujourd’hui. Retournons à l’alcazar tant qu’il fait jour. Demain, départ aux premières lueurs.

— Ça me va. C’était peut-être l’endroit le moins malsain de toute la ville. Le mieux conservé aussi.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Ewøks ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0