XXII - 1 [corrigé]

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Elles dénichèrent un coin où fleurissait un créosotier, aux abords d’une fontaine dont le sable avait pris la place de l’eau. Anna s’imaginait sans mal ce à quoi avait dû ressembler le lieu aux temps ou la vie fourmillait à Huriya. Elle voyait d’ici les femmes vêtues d’un simple linge en lin blanc se succéder pour remplir leur jarre qu’elles transportaient ensuite sur le dessus du crâne. Des prévôts royaux en tenue d’apparat montaient la garde devant chaque porte, leur hallebarde reluisante sous les derniers rayons du soleil. Cette époque remontait bien avant l’arrivée de Loriol le Jeune, et bien après les temps Agides. Il était très difficile d’avoir une chronologie précise des événements de la terre de Karfeld. Avant l’avènement de l’Église, les hommes et les femmes du royaume n’avaient jamais montré un quelconque intérêt pour la tradition écrite. Si bien que des siècles s’écoulèrent sans que l’ont ait le moindre témoignage, la moindre idée des modes de vie ou péripéties vécues par les peuplades du passé. Il en devenait même difficile de savoir combien de générations séparaient l’âge Agide, de la construction d’Huriya du couronnement de Loriol le Jeune.

Et maintenant que le moindre événement se retrouvait transcrit sur papier, il devait impérativement passer la censure de l’Église ; s’assurant que chaque récit figurant au journal de l’Homme soit raconté du bon point de vue : le Sien.

Le sombre voile vespéral vint couvrir l’ancienne cité, laissant les deux femmes rêveuses devant le feu qui dansait et crépitait. Elles se sentaient minuscules, une paire d’êtres vivants dans cette immensité morte.

Comme chaque nuit, une brise légère se leva, nullement comparable au zéphyr annonciateur de tempête. Il s’agissait là d’un fin courant d’air chaud qui chantait et virevoltait.

Dans son sillage, l’on pouvait presque percevoir une mélodie. Cela glaça le sang de Sélène :

— Tu as entendu ? On aurait dit un appel, ou une plainte.

— Je n’ai rien entendu du tout. C’est ton imagination qui te joue des tours. Allons nous coucher, demain nous nous levons particulièrement tôt.

— Je ne suis pas folle, répliqua la jeune fille peu rassurée. J’ai entendu quelque chose. Une voix féminine qui fredonne un air triste.

— Hé bien bouche toi les oreilles, tu l’entendras plus.

Un silence, une nouvelle brise.

— Anna… ?

— Oui, Sélène ?

— Nous ne sommes pas seules dans cette ville maudite.

— Si, Sélène. Parfaitement seules. Arrête donc maintenant.

— Non. Nous ne sommes pas seules.

La jeune fille tira sur la manche de sa comparse déjà allongée sous sa cape. Cette dernière se redressa, irritée puis remarqua le regard de Sélène fixé sur un point au-dessus des vestiges de toits, à l’est.

Effectivement, une pâle lueur surmontée d’un trait noir trahissait la présence d’un feu à quelques encablures de là.

— Et merde, pesta Anna en éteignant leur propre source de chaleur. Des Templiers ?

— Peu probable.

Sélène ne quittait pas l’anomalie des yeux. Anna s’adressa à elle à voix basse :

Je ne vois pas comment nous aurions pu être suivies, encore moins à travers la tempête d’hier. Mais nous ne devrions pas rester ici. Le premier endroit que l’on souhaite approcher en arrivant dans cette ville c’est ce palais. C’était une mauvaise idée.

— Tu as raison, Noiraude. Allons plus loin.

Elles rassemblèrent leurs affaires en quelques minutes et se précipitèrent hors du cloître. Une fois à gauche, une fois à droite puis tout droit et elles déboulèrent sur la place attenante. Face à trois individus enturbannés.

Ils les dévisagèrent un moment sans rien dire, figés dans l’instant. Ce qu’Anna nota en premier fut les longs cimeterres rangés dans leur fourreau qui pendaient à leur ceinture. Des armes redoutables. En son for intérieur, la magie se mit à bouillonner, prête à ouvrir toutes les vannes du barrage, mais L’Échosiane gardait encore le contrôle.

— Je t’avais bien dit que j’avais vu un feu, Rahim. Je ne suis pas fou !

— Tais-toi, Hassan. Tu vois bien que nous leur faisons peur.

En moins de temps qu’il en fallait pour le dire, Sélène avait décroché son arbalète et encoché l’unique carreau. Elle pointait sans vergogne son arme vers le dénommé Hassan qui leva les bras.

— Holà sadiqa ! Pas besoin de ça ici ! Nous ne vous voulons aucun mal.

— On nous l’a déjà faite. Partez, laissez-nous, tonna la fille aux cheveux d’argent.

— Aucun problème, on va partir par là-bas, d’accord ? Rahim, Malek, laissons ces femmes tranquilles.

— N’avais-je pas dit que nous les terroriserions ?

— La ferme, Rahim. Retournons à la caravane.

Puis il s’adressa de nouveau aux deux voyageuses :

Sayidati, si vous avez besoin de quoi que ce soit, venez nous rejoindre. Nous avons des provisions, de l’eau, et des guitares pour chanter. Nous ne vous ferons aucun mal, nous sommes juste des nomades de passage. C’est promis.

Anna grinça des dents : encore une promesse... Mais ils avaient de l’eau. Et elles, fort peu. Sans rien ajouter, les trois hommes rebroussèrent chemin en se bousculant et chahutant. Il y eut un éclat de rire et ils disparurent à l’angle d’une rue. Le silence retomba, mais Sélène gardait son engin en main, le visage crispé.

L’Échosiane regretta de ne pas avoir davantage prêté attention aux émotions de son amie. Elle aussi avait eu à endurer beaucoup de choses depuis son départ de Cyclone : plusieurs jours à voyager seule sans la moindre certitude de se retrouver, une survie précaire dans les bois, puis ce kidnapping dans ce lieu horrible, avant d’atterrir dans un désert dont elle ignorait tout. Et à aucune moment Anna n’avait prit le temps de savoir comment elle allait, trop occupée qu’elle était sur son propre cas. Mais de toute évidence, le bocal était presque plein. Et il est rarement conseillé de confier une arbalète à une jeune fille de seize ans en pleine crise de panique.

Elle tenta une approche en douceur.

— Ils sont partis maintenant, fit-elle d’une voix apaisante. Tu peux tomber ta garde. Ils ont promis.

D’un geste brusque, Sélène se tourna vers elle, sans baisser son arbalète.

— On ne sait pas ! Peut-être sont-ils des fantômes de la ville ? Ou des bandits ? Des mercenaires au service de l’Église ?

— Sélène, baisse ce truc, je t’en conjure.

— Oh ? Ça ? Pardon.

Il y eut un blanc, mais la jeune fille ne bougeait pas.

— Sélène ?

— Oui… excuse-moi.

Finalement, elle désamorça le mécanisme et rangea son arme.

« Comment lui dire ça », songea Anna. « Il va falloir, d’une manière ou d’une autre que je la persuade d’aller là-bas, ou nous manquerons d’eau... »

— Tu as confiance en moi, Sélène ?

La jeune fille la toisa d’un regard oblique.

— D’habitude oui, sauf quand tu commences tes phrases comme ça…

Elle marqua une pause et fronça les sourcils.

Attends… Je sais ce que tu vas me demander. Tu veux aller les voir c’est ça ? Leur demander l’hospitalité ? Et pourquoi pas coucher avec Malek ? Ou Rahim ? Ou les trois à la fois ? Pas question. Le papy avait l’air gentil aussi avec ses dents de travers. On va se retrouver avec un couteau planté dans le cœur avant que le soleil ne se lève.

— Nous allons manquer d’eau. Ils ont dit qu’ils en avaient.

— Ben voyons. Des brigands un peu rusés n’allaient pas dire l’inverse. Que proposer à deux gourdes perdues au milieu du désert sinon de l’eau et des vivres ? C’est encore plus pratique que dans les bois : plus besoin de courir, on se jette dans leurs bras.

— Nous n’avons pas d’autre choix ! Nous ne tiendrons jamais jusqu’à Ain Salah avec ce qu’il reste dans nos outres. Sélène, je t’en conjure, fais moi confiance.

La jeune fille soupira, abattue. Elle semblait si fragile. Ses yeux gris trahissaient sa détresse : partagée entre l’espoir et la peur, elle ne savait plus exactement quoi faire ni penser.

Elle se laissa tomber au sol, les fesses dans le sable, la tête posée sur ses genoux.

— J’ai peur, Anna.

— Moi aussi, mon amie. Mais n’aie crainte. Le premier qui moufte, je le désintègre. Ça te va comme ça ?

— Ça me va. En plus j’ai soif.

D’un coup, elle se déplia à la manière d’un ressort, comme si cet instant de doute s’était envolé aussi subitement qu’une envie d’éternuer. Elle saisit la main d’Anna entre les siennes et monta vers elle un regard pétillant où brillait encore une terreur mal dissimulée.

— Je te suis, Noiraude.

Il ne leur fallut pas plus de vingt minutes pour rejoindre le camp d’où provenait une épaisse fumée s’élevant dans les airs, facilement repérable malgré la nuit.

Composée de six roulottes disposées en cercle, la caravane les accueillit avec un fumet de viande appétissant. Près de l’immense brasier central, une dizaine de personnes dansaient et riaient sous les applaudissements de ceux restés assis.

— Tu avais raison, s’enthousiasma Sélène, un sourire géant figé sur ses lèvres pincées.

— Certes, mais à quel sujet exactement ?

— Ceux-là ne sont pas méchants.

— Qu’est-ce qui te fait dire cela ?

— Voyons, Noiraude. Personne ne dansant autour d’un feu au rythme des guitares ne peut être foncièrement mauvais.

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