XI - 1 [corrigé]

9 minutes de lecture

Estelle était une femme remarquable à bien des égards. Bien qu’elle ait manifestement plus du double de son âge, Anna ne put s’empêcher de la dévorer du regard. Magnifique. Elle la trouvait absolument magnifique.

— Estelle (l’Étranger recula d’un pas, observant la nouvelle protagoniste de pied en cap) ! Tu n’as pas changé, ravissante comme toujours. Et ce n’est pas mon amie ici présente qui me contredira, je crois.

Anna referma sa mâchoire dans un claquement cocasse qui apporta un sourire sur le visage du vagabond. Il reprit :

— Je te présente Anna, de Val-de-Seuil. Une jeune femme pleine de ressources. Chasseresse, traqueuse, lettrée et exorciste à ses heures. Anna, je te présente Estelle. Ma mentore, ancienne professeure de l’Église. Elle est un peu ma mère ? Grande sœur ? Cousine ? Bref je la considère de ma famille, et j’espère que c’est réciproque.

— Enchantée, Anna.

Estelle enserra la main droite de la jeune femme entre les siennes. Le contact était doux, apaisant, comme un nuage, ou une plume. Anna bégaya une réponse polie, mais incompréhensible.

Son interlocutrice se défit de sa longue cape indigo qu’elle tendit à son ancien élève, révélant un corps svelte. Elle portait un diadème dont une améthyste lui pendait sur le front par une petite chaîne argentée. Son épais collier de perles blanches tombait sur un corset violet brodé de dentelles noires qui lui dévoilait ses épaules ainsi qu’un décolleté généreux. Une longue jupe noire en velours venait couvrir ses jambes au plus proche jusqu’aux chevilles. Le bruit de ses bottines à talon heurtant le sol carrelé brisa l’étrange silence qui s’était installé. La femme, quoique d’âge mûr, se savait séduisante et aimait en jouer. Elle s’installa sur l’un des coussins en croisant ostensiblement ses jambes infinies et réajusta son corset.

Aussi remarquable que pût être la tenue d’Estelle, c’est néanmoins sur son visage que s’attardait Anna. De longs cheveux châtains ondulés et impeccablement coiffés cascadaient dans son dos, dévoilant un portrait à la peau métisse. Au milieu de son visage trônait un nez aquilin surplombé par deux joyaux dorés dans lesquels elle se perdit un moment.

— Bien, fit Estelle alors que l’Étranger lui ramenait un verre de vin qu’elle n’avait pas demandé. J’imagine que si Louis est venu me trouver au petit trot, ce n’est pas seulement parce que tu es de retour en ville, cher élève. Quoique cela m’emplisse d’allégresse. Te préoccuper de ta vieille… sœur ? Mère ? Cousine ? Oh, peu importe.

Elle sourit, révélant une dentition parfaite. Ses lèvres se tintèrent de vermeil alors qu’elle sirotait sa boisson.

— Tu sais combien j’aurais aimé revenir rien que pour toi, Estelle. Hélas, les temps sont compliqués, tu le sais mieux que quiconque. Non, je suis revenu pour elle (il attrapa Anna par le bras et lui fit faire un pas en avant). Finis ta gorgée, parce que si ce que je crois est vrai, tu risques d’en gâcher et tacher les coussins.

La femme, intriguée, posa son verre sur un guéridon en merisier. Le jeune homme continua :

— Je crois que notre amie est une Échosiane.

Estelle éclata d’un rire franc. Un rire cristallin, mélodieux, une véritable symphonie.

— Une Échosiane ? Et tu m’annonces ça sans trembler. Ha, je crois que je t’ai un peu trop rempli la tête avec les contes d’antan. Il n’y a pas eu d’Échosiane depuis Ulmë. Et même avant ça les cas répertoriés par la littérature restent exceptionnels (elle leva un sourcil vers l’Étranger qui demeurait impassible, avant de reprendre son verre délicatement entre deux doigts). Mais soit. Je suis curieuse et tu n’es pas le genre à dévoiler une chose pareille sans preuve solide. Convaincs-moi.

— Je l’ai vu, Estelle. J’ai vu cette fille clouer au sol un monstre de l’Extérieur qui terrorisait un village du nord, là où deux Templiers avaient échoué. Puis le lendemain, je l’ai vu faire éclater comme une baudruche une autre de ces créatures. Et je ne te parle pas de loups ou de lynx, mais d’un vrai monstre de la taille d’un cheval.

— Oui… oui, tu as vu, elle a fait… mais tu sais qui je suis. J’ai appris à ne plus me fier aux « on-dit », fût-ce les tiens. Je t’ai rejoint dans ton entreprise parce que j’ai constaté avec mes propres yeux… ce que je devais voir, pas grâce à de quelconques fables (elle sourit en direction d’Anna). Ma chère, saurais-tu nous faire ici et maintenant une démonstration ?

Mais Anna, excédée, n’avait pas attendu qu’on le lui demande. Elle avait déjà les yeux clos. La sphère dans son ventre n’attendait que cela pour se déchaîner. Et dès qu’elle le put, elle s’exalta. Anna voulut jouer avec les flammes des braseros, danser avec ou leur donner une forme, n’importe quoi d’impressionnant que son instinct lui dicterait. Mais sa colère latente déforma ses visions qui échappèrent à son contrôle. Elle se vit bientôt faire brûler chaque coussin, chaque tenture de la pièce, jusqu’aux habits de l’Étranger et d’Estelle ainsi que le rideau qui masquait l’unique porte par laquelle cette dernière était entrée. Luttant pour reprendre le contrôle de son imaginaire, elle descella ses paupières au prix d’un effort de volonté intense. La lumière tamisée pénétra ses rétines et le décor se forma devant elle.

Elle soupira d’allégresse comme elle se rendait compte que le mobilier semblait intact.

Mais plus elle portait son attention sur les détails, plus la réalité lui donnait tort.

Estelle se lécha les doigts et éteignit une flammèche sur sa jupe en souriant. La sublime coiffure qui parfaisait son élégance laissait maintenant place à une tignasse emmêlée. De ces tignasses que l’on arbore après une journée aux champs.

— Héhé… hé bien, on va avoir du travail toutes les deux, pouffa Estelle.

— Que s’est-il passé ? s’enquit l’Étranger, l’air hagard, qui s’était réfugié dans un coin de la pièce.

— Soit tu as raison, soit ton amie est une archimage qui cache bien son jeu (elle regardait Anna avec un air bienveillant). Si je n’avais pas été là pour étouffer ta magie, chaque parcelle de cette pièce serait partie en fumée. Et toi avec. Et probablement une bonne partie du quartier d’ailleurs.

Mais Anna ne s’excusa pas. Elle sentait la plénitude. La rage qui brûlait dans ses entrailles se calmait petit à petit, comme un ours qui retournerait au sommeil après avoir défendu son territoire. Estelle porta une nouvelle fois sa coupe à ses lèvres, mais recracha son contenu sur le sol.

— Pouah. Il a tiédi. Bon, nous n’avons de toute façon plus grand-chose à faire ici. Suivez-moi.

La clergesse déplia sa silhouette longiligne comme une danseuse et enfila sur ses épaules sa cape dont l’un des coins fumait encore.

— Après vous, dit-elle poliment en désignant la porte dérobée.

Le trio s’engagea par la porte qui menait sur un long corridor sombre en pierres nues. D’un claquement de doigts, Estelle créa une flammèche qui dansait au bout de son index. Ils avancèrent au gré de cette lueur pendant plusieurs dizaines de minutes dans ce qui s’avérait être un labyrinthe sous la ville. Finalement, le couloir s’élargit pour laisser place à une vaste salle rectangulaire dont on ne distinguait même pas le plafond. L’hôte de ces lieux frappa deux fois dans ses mains et une vingtaine de candélabres suspendus s’embrasèrent sans bruit, faisant descendre sur eux une lumière chaleureuse.

— Soyez les bienvenus dans mon humble demeure.

Elle écarta théâtralement les bras et fit un tour sur elle-même.

L’endroit avait dû être un réservoir d’eau il y a longtemps comme en témoignait le grand bassin carré au centre. Autour, une vaste estrade de bois supportait tout le confort que l’on pouvait demander à une planque comme celle-ci.

Anna remarqua dans un coin un lit à baldaquin aux rideaux de velours rouges. Estelle y jeta négligemment sa cape. À deux enjambées du lit se trouvait une baignoire à pieds en forme de cygne encore remplie d’un liquide laiteux, flanquée d’un paravent finement ouvragé sur lequel pendaient quelques habits. Contre le mur de pierre en parti recouvert d’une tenture ocre, une lourde armoire ainsi qu’une coiffeuse à triples miroirs apportaient encore un peu plus de baroque à l’ensemble.

Par ailleurs, un autre coin avait été aménagé en cuisine et salle à manger avec une grande table pouvant accueillir une dizaine de convives et un buffet où l’on devinait plusieurs services de vaisselles raffinées.

Mais malgré tout le confort du lieu, Anna se sentait mal à l’aise. Toute sa vie tournait autour de grands espaces, de vallées et de forêts. Les murs de pierre de l’endroit, aussi vaste soit-il se resserraient inexorablement sur elle.

Aucune fenêtre, pas de lumière naturelle. Impossible de savoir le moment de la journée. La jeune femme sentit sa gorge se nouer.

« Qu’ai-je fait ? Dans quoi me suis-je embarquée... »

— Il te manque quelque chose, Anna ? demanda Estelle devant l’air déconfit de cette dernière.

— Le soleil. Le vent, les nuages, la pluie, le bruissement des arbres, le chant des oiseaux… énuméra-t-elle les yeux dans le vague.

— Ha ! Je comprends. Mais la clandestinité a un prix, hélas. Cependant, j’ai peut-être quelque chose pour toi, viens par ici.

La maîtresse des lieux se dirigea vers une autre porte, à l’opposé de celle qui les avait vus entrer. À l’aide d’une clé démesurée, elle l’ouvrit et un torrent de lumière inonda son visage. Anna la rejoignit prestement, et lorsque ses yeux se firent au brusque changement de luminosité, elle vit un salon d’été verdoyant et florissant.

Le jardin devait être invisible depuis l’extérieur puisqu’il était cerné de part et d’autre de maisons aveugles tandis que la falaise de la colline servait de mur opposé. L’endroit n’était pas très grand, mais suffisamment pour contenir trois chaises longues accompagnées de leur guéridon respectif ainsi qu’un kiosque en bois. Diverses plantes grimpantes ou tombantes ornaient les murs et donnaient écho au vert du gazon. Anna respira à plein poumon, légèrement soulagée par la caresse de la brise dans ses cheveux. Si ça n’était pas un paysage sauvage, l’endroit avait le mérite d’être enchanteur.

Estelle s’approcha et posa une main maternelle sur l’épaule de la jeune femme :

— J’espère que ça te plaît.

— C’est agréable, admit-elle.

— Tant mieux ! Car si nous sortirons de temps en temps au marché acheter de quoi nous nourrir, c’est ici que nous passerons le plus clair de notre temps.

Anna se retourna vers son interlocutrice, les yeux humides.

— Combien de temps ?

— Je te demande pardon ? fit Estelle en haussant un sourcil.

— Combien de temps devrais-je rester ici ?

La clergesse prit une moue faussement vexée :

— Tu viens d’arriver, mon enfant. Tu voudrais déjà repartir ?

— C’est juste que mes montagnes, ma famille… tout ça me manque énormément. Je n’ai même pas pu leur dire où j’allais ni ce que j’allais faire.

— Les habitants de Felerive ont dû transmettre de tes nouvelles à l’heure qu’il est, tenta de la rassurer L’Étranger.

Il était assis sur le muret bordant le bassin et y trempait ses pieds nus en allumant sa pipe avec sa pierre magique.

— Ce sont des jours heureux qui se profilent Anna, n’en doute pas, reprit-il. Des jours de labeur, certes, mais de ce que j’ai pu voir de toi, tu en redemanderas…

Par la porte encore ouverte menant dehors, on entendit les cloches des Églises environnantes sonner la deuxième heure de l’après-midi. Comme pour illustrer leur propos, le ventre d’Anna grogna lourdement. Elle posa ses deux mains dessus, confuse. Estelle gloussa.

— Je comprends que tu aies peur, mon enfant. Mais après avoir mangé, tu ne voudras plus repartir d’ici. Fut-ce pour regagner tes précieuses montagnes ! Venez, installez-vous. Vous devez être affamés.

Elle tira deux chaises de la table en bois massif, puis enfila un tablier noir ridicule qui contrastait avec son style ostentatoire. Bientôt, des odeurs de safran, verjus et poivre envahirent l’espace, accompagnées par le chant de la viande qui mijote sur le feu allumé par magie.

Les deux compères se regardaient en silence. Plusieurs dizaines de minutes plus tard, Estelle posa sans ménagement un grand plat en céramique à même la table. Au milieu de celui-ci, un lapin fumait et la sauce tout autour frémissait encore. La cuisinière affichait un sourire ravi :

— Allez, trêve de politesse, mangez tant que c’est chaud. Attention de ne pas vous brûler avec les carottes.

Puis sans rien ajouter, elle tourna les talons vers un coin de la grande salle, jusqu’alors masqué par un rideau. Elle le tira et dévoila une bibliothèque d’une bonne centaine de livres, registres, grimoires et autres incunables tous de tailles différentes. Elle en examina plusieurs tranches avant de porter son attention sur un en particulier, plus petit que les autres. Munie de sa trouvaille, elle s’installa confortablement dans un fauteuil carmin, non sans s’être défaite de son habit de cuisine aberrant.

Ni l’Étranger ni Anna n’osèrent poser de question et, sans briser le silence, ils se mirent à manger. Ce jour-là, Anna goûta le meilleur déjeuner de sa vie

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Ewøks ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0