XI - 2 [corrigé]

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Trois jours s’écoulèrent, pendant lesquels les deux femmes discutèrent énormément. Anna raconta tout à sa nouvelle mentore, de la première manifestation supposée du pouvoir d’Échosiane, coincée dans ce tunnel de montagne jusqu’à sa confrontation avec les créatures de Felerive. Estelle n’en manquait pas une goutte. Elle l’interrogeait sur sa vie, son village, sa famille, soucieuse de ne rien rater d’important à propos de sa nouvelle élève. Laquelle jouait le jeu même si elle appréciait peu livrer autant de ses secrets à une personne rencontrée peu de temps auparavant. Mais quelque chose chez Estelle la rassurait.

La clergesse s’avérait être d’un bon vivant étonnant, à la consommation de vin régulière. Elle possédait une affinité pour la coquetterie toute particulière, alors même qu’elle ne sortait pratiquement jamais, point qui les rapprochait beaucoup.

Puis un matin, L’Étranger, qui passait son temps à les écouter en fumant sa pipe vint les interrompre au milieu d’une séance de coiffure, son sac sur l’épaule.

— Je m’en vais, fit-il d’une voix sans ton.

— Pas trop tôt, répliqua Estelle en continuant de brosser les cheveux d’Anna.

— Non je veux dire… définitivement. Je vous laisse toutes les deux, vous avez encore beaucoup de choses à vous dire et à faire. Moi je suis désormais inutile, en plus de vous mettre en danger.

— J’avais bien compris oui (la chaîne de son diadème tinta lorsqu’elle se tourna vers lui, souriante). Tu as bien fait de m’amener Anna. Mais ta mission n’est effectivement plus ici.

— Oui, il y a encore nombres de villages de l’ouest que je n’ai pas visité. Anna, j’espère que tout se passera bien ici pour toi. Mais je te garantis que tu es entre de bonnes mains. Merci de m’avoir suivi et de m’avoir fait confiance… Tu es réellement une personne extraordinaire, et je ne parle pas de ton pouvoir. Pas une seule fois tu n’as protesté lorsque j’ai proposé notre aide aux villageois de Felerive. Je n’avais même pas conscience que je te faisais prendre un risque immense, pardonne-moi pour cela. Je te dis au revoir, mon amie, prends soin de toi.

Anna se leva de sa chaise et s’approcha du jeune homme. Pour une fois, son visage était fermé, grave. Elle le prit dans ses bras dans une accolade franche.

— Va mon ami. Je te remercie pour tes conseils sur la route. Sois prudent, je ne serai plus là pour te protéger des monstres !

Elle lui offrit un sourire bienveillant. À son tour, Estelle étreignit l’Étranger puis ce dernier quitta les lieux, accompagné par deux mots de son ancienne professeure :

— Bonne chance.

Elles restèrent coites un moment, les yeux rivés sur la porte qui venait de se refermer, puis Estelle brisa le silence sans cérémonie.

— Bien. Plus que nous deux !

Elle tira sur la chaise de la coiffeuse afin qu’Anna s’y rassît :

— Installe-toi, nous n’avions pas terminé.

— D’ailleurs, il y a une question que je me pose depuis le premier jour.

— Je t’écoute, chère élève.

— N’avez-vous pas d’autres apprentis ? L’Étranger m’a dit que vous étiez professeure renégate de l’Église, je m’attendais presque à intégrer une classe.

— Ha ! Tu sais, les magiciens ne courent pas les rues. Alors les magiciens qui veulent faire la révolution...

— Mais du coup, que faisiez-vous avant que nous n’arrivions ?

— Oh... le projet de renverser l’Église est un travail à plein temps ! Pour te répondre, j’aidais les plus démunis dans la capitale. Discrètement, bien sûr, voire indirectement. Et à dessein. Ces exilés, mendiants et autres marginaux nous sont d’une aide précieuse et ils ne portent pas l’Église dans leur cœur, car celle-ci les ignore. Mais j’ai pris mes dispositions pour que je ne manque à personne le temps que je m’occupe de toi.

— Je comprends. Tout cela m’amène à une autre interrogation.

— Ne te gêne pas, j’y répondrai si je le peux.

Anna observa le visage d’Estelle s’illuminer dans le miroir central de la coiffeuse.

— Pourquoi déteste-t-il autant l’Église, l’Étranger ? Et vous ? Je veux dire… j’ai bien saisi ses discours sur l’abandon du peuple par le Pape et tout ça, mais pourquoi s’impliquer autant ? Ni vous ni lui n’êtes les premiers à souffrir de cela.

— C’est une question complexe. Sais-tu pourquoi l’État n’a pas de roi à sa tête en ce moment ? Et bien même si tu crois savoir, tu te trompes, car c’est à cause de l’Église. Notre ancien souverain, Edmond III de Celune est décédé dans des circonstances étranges sur lesquelles aucune enquête n’a été diligentée. Son fils, Florial, devait lui succéder. C’était un jeune idéaliste, qui admirait énormément les projets de son père. Mais il n’est jamais monté sur le trône. Par des machinations politiques, l’Église a même réussi à ce que le peuple de Cyclone le suspecte d’être derrière la mort de son propre paternel. Et aucun homme ne peut régner sur un peuple qui le désavoue.

» Quelques mois après le trépas d’Edmond, Florial a disparu corps et biens. D’aucuns le racontent mort, suicidé, personnellement je refuse de le croire, mais les faits sont là : Karfeld est sans roi depuis plusieurs années et l’Église veille à ce qu’il en reste ainsi.

» J’ai connu sire Edmond. Et c’est de sa propre voix que j’ai tout appris. Ses idées, que je partage, je les ai gardées au chaud, jusqu’à ce qu’un autre jeune homme, environ du même âge que Florial vienne un jour toquer à ma porte — c’est une image, mais les circonstances de notre rencontre n’ont rien d’incroyable —. Comme toi, ce garçon aimait lire plus que tout, et il était tombé un peu par hasard sur un récit politique de Edmond III de Celune dans lequel il relatait une bonne partie de son programme pour le royaume. Comme moi, il souhaitait ardemment voir ces projets se réaliser, convaincu qu’ils sortiraient Karfeld de la torpeur dans laquelle la plonge l’obscurantisme de l’Église. Je l’ai alors formé du mieux que j’ai pu, sans connaître exactement la portée de ses ambitions. Cet élève, tu l’auras deviné, c’est l’Étranger. Mais j’enseignais également à l’Université comme jeune professeure à ce moment, et l’histoire s’est sue. Je me suis retrouvée chassée, excommuniée, et grand bien leur en a pris, car nous avons pu travailler à la mise sur pied d’une révolution. Car vois-tu, même si l’État a été décapité, les partisans d’Edmond lui sont restés fidèles. Nous avons donc pu reprendre contact avec eux et une partie des politiques nous aident désormais dans notre entreprise. C’est pour cela que tu es arrivée ici en passant par la grande porte d’une banque d’État.

— Louis fait donc partie de votre projet ?

Anna frissonna en repensant au petit rabougri qui les avait accueillis lors de leur arrivée à Cyclone.

— Oh, Louis est quelqu’un de formidable, fit Estelle en riant. En plus de la cave bien fournie de son père, il est l’être le plus incorruptible qu’il soit. Car dans son cœur il n’y a de place que pour l’or. Et l’or bien compté et rangé, celui qui ne sort pas de la poche d’un malandrin ou des soi-disant rivières de joyaux de l’Extérieur. Car dès lors, il serait exonéré d’impôt, et cela lui est insupportable. Et puisque cet argent occupe toutes ses pensées, il n’y a guère de place pour une quelconque croyance ésotérique, ce qui exclut l’Église de ses affinités.

— Mais s’il aime la monnaie bien comptée, comment aide-t-il la révolution ?

La jeune femme grimaça alors qu’Estelle semblait lutter contre un nœud dans ses cheveux.

— Seul celui qui connaît toutes les règles sait comment les contourner sans tricher. Il appelle cela de « l’optimisation fiscale », je crois. Pour faire court, tout l’argent que nous recevons — pour acheter des maisons nous permettant des accès discrets vers l’extérieur par exemple — est parfaitement en règle.

— Et donc l’Étranger mène cette révolution pour voir appliquer les lois d’un roi mort ?

— En partie, oui. Mais avant de se lancer à corps perdu dans cette lutte il s’est beaucoup renseigné sur l’Église, qu’il percevait déjà comme une menace, jusqu’à suivre un cortège vers l’Extérieur. Impossible qu’il ne t’ait pas parlé de l’Extérieur. Depuis lors, en plus d’une cause pour laquelle se battre, il a trouvé un ennemi à affronter. La suite tu la connais. Il rallie les villages et villes les plus pauvres à sa cause. L’aversion de ces bourgades pour l’Église étant souvent déjà bien ancrée, la tâche n’est souvent pas bien ardue. Ai-je répondu à toutes tes questions, mon enfant ?

— Je crois oui…

Anna cligna plusieurs fois des paupières. : elle venait d’ingurgiter une quantité folle d’informations.

— Si j’ai bien compris, reprit-elle après un bref silence, le but final des manigances de l’Église c’est de prendre le pouvoir absolu sur Karfeld au détriment de l’État ?

— Exactement. La disparition de Florial est le déclic que le Pape attendait. Quant à savoir pourquoi il le souhaite, c’est difficile à comprendre. Mégalomanie, soif du pouvoir, fanatisme religieux, tout ça la fois… je l’ignore.

— Merci Estelle.

— À mon tour de te poser une question, mon enfant. Pourquoi m’interroger moi plutôt que lui ?

— Je crois que le sujet est trop personnel pour lui. Ses réponses auraient été emplies de haine et de colère et il m’aurait été difficile d’en tirer des informations objectives.

— Et il en va différemment pour moi ? rétorqua Estelle, les yeux pétillants.

Anna se retourna sur sa chaise pour regarder la clergesse dans les yeux.

— Je ne crois pas, mais vous le cachez plus habilement.

La professeure lui offrit un grand sourire et posa affectueusement sa main sur l’épaule de la jeune femme.

— C’est exactement ça. Maintenant cesse de gigoter que je finisse de te coiffer. Sinon je te tire les oreilles.

***

Les jours s’enchaînaient aux semaines de manière particulièrement redondante, mais sans jamais laisser place à l’ennui. De toute façon, elles n’en avaient pas le temps, de s’ennuyer. Les deux femmes se levaient en même temps, avec les cloches de la cathédrale qui sonnaient les six heures au matin. Estelle cuisinait un copieux petit-déjeuner à base d’œuf et de lard, puis l’entraînement commençait. À midi précis, l’une préparait le repas pendant que l’autre participait aux tâches ménagères : lessive dans le réservoir, vaisselle... À quatorze heures, l’entraînement reprenait.

La nature de ces entraînements variait beaucoup. Au début, la clergesse s’assit auprès d’Anna sur le lit et lui racontait des histoires sur les Échosianes précédents. Puis elle lui répéta les mécanismes de la magie dont l’Étranger avait abordé la surface près de la vague d’Ulmë.

La jeune femme écoutait et retenait tout avec une attention exemplaire. Même lorsqu’Estelle entrait dans les détails les plus complexes des secrets arcaniques, rien n’échappait à l’apprentie.

Elle ne passa aux exercices pratiques qu’après plusieurs jours. Chacune des deux femmes postées d’un côté du bassin, Estelle lui dictait ses consignes. Faire varier l’intensité des braseros, créer des ondes dans l’eau, ou un courant d’air. Mais rien n’y fit. Anna n’était pas magicienne.

Alors, ensemble, elles se mirent à chercher comment déclencher l’embrasement de son pouvoir. L’alcool, l’encens, la méditation… mais rien de tout cela ne fonctionnait. Anna restait face à ce plan d’eau délibérément stagnant. Chaque jour qui passait sans résultat faisait monter en elle une colère sourde. Une ire dirigée contre elle-même.

C’est ainsi qu’elles trouvèrent une partie de la réponse. Un matin qui donnait tout aussi peu de résultats que la veille, Anna n’en put plus. Elle hurla sa colère à son reflet aqueux. Mais elle ne cria pas seule. Au fond de son être, tapie derrière ses côtes, une entité cria avec elle.

Le reflet dans l’eau se déforma, jusqu’à bouillir. Des geysers jaillirent jusqu’à éteindre les brasiers suspendus. Finalement, une vague traversa le bassin jusqu’à tremper Estelle qui tomba à la renverse sous l’impact.

La sphère d’énergie dans les entrailles d’Anna se rendormit immédiatement tandis qu’elle se ruait vers sa mentore.

— Estelle ! Estelle vous allez bien ? Je suis désolée…

La clergesse se releva sans l’aide de son élève en se frottant l’arrière du crâne.

— Ça va, ça va, ne t’inquiète pas. Bon au moins nous avons trouvé le déclencheur : la colère. Ça va être pratique pour travailler si tu dois te mettre en rogne à chaque fois…

— Je suis confuse je..

— Ne t’inquiète pas, mon enfant. Ça ira pour aujourd’hui. Va lire, je vais réfléchir à tout ça.

Lorsque le temps du travail s’achevait, débutait celui que préférait Anna. Elle courait lire au jardin avec une énergie retrouvée, choisissant les livres au hasard tant elle était curieuse de tout, jusqu’à ce que l’absence de lumière du jour l’en empêche. Alors l’apprentie rentrait déguster un dîner fabuleux préparé par sa maîtresse. Après le repas venait l’instant de toilette quotidienne, ce dont Anna n’avait pas l’habitude. Tout à tour, elle barbotait dans le bain chaud aux effluves parfumés en discutant. La pudeur n’était pas de mise entre les deux femmes, ce qui ne gênait pas Anna outre mesure, puisque la vie à la montagne laissait rarement place à l’intimité. Malgré tout, la première fois qu’elle avait posé son regard sur le corps nu de son aîné, il lui avait fallu un effort de volonté colossal pour détourner les yeux de sa peau métisse.

Estelle de son côté s’était étonnée de la pilosité de la jeune femme dont les jambes, aisselles et le pubis se couvraient d’une toison touffue.

— Ce sont des manières de noblions de la capitale en vérité, se justifia la clergesse. Ici les femmes se doivent d’être glabres… de partout. Pour plaire à ces messieurs, et aussi parce que les médecins de l’Église racontent que cela évite la teigne et autres parasites. J’ignore si c’est vrai. Enfin, ici tu es libre de faire ce que tu veux.

Finalement, elles allaient se coucher dans le vaste lit à baldaquin qu’elles partageaient, chacune vêtue d’une simple nuisette en satin. Relaxée par le bain et terrassée par une journée d’entraînement Anna trouvait le sommeil sans trop de difficulté. À l’exception de certaines nuits, où, dans la chaleur des draps, la proximité de leurs deux corps donnait naissance à une sensation étrange en elle. La jeune femme ne savait pas réellement définir l’amour, ou l’attirance, et si elle avait déjà vécu une histoire avec Ahkim à Val-de-Seuil, c’était davantage pour faire comme Esther que par réel attrait de la personne. De fait, les situations se différenciaient grandement, car Anna voulait qu’Estelle la remarque, la complimente. Elle frissonnait dès que sa tutrice l’effleurait ou la coiffait et le lendemain de ces nuits, Anna se réveillait les joues rosies par la nature inavouable de ses rêves…

Un matin, Estelle vint la tirer de son sommeil avant le son des cloches. La femme se tenait, déjà vêtue, près du lit et souriait à son élève.

— Allez, habille-toi mon enfant, aujourd’hui nous sortons, et les meilleurs vivres se vendent tôt.

À entendre ces mots, Anna se leva d’un bond et revêtit l’une des nombreuses robes qu’Estelle lui avait données. Bien que très ajustées, elles lui allaient à merveille. Son choix se porta sur un chiton vert et blanc au décolleté prononcé, malgré sa timide poitrine.

Anna rêvait de sortir. À chaque fois que Estelle allait au marché remplir les réserves, elle l’enviait à mourir. Mais sa professeure préférait attendre plusieurs semaines par sécurité, avançant que si l’Étranger avait été reconnu avec elle à ses côtés, il fallait que son visage soit oublié.

Mais cette fois, elles iraient ensemble. Chacune armée d’un panier en osier, elles s’engouffrèrent dans le dédale de tunnels. Quinze bonnes minutes plus tard, Estelle grimpa à une échelle suivie de près par Anna qui constata une nouvelle fois l’absence de pilosité de sa mentore. De partout.

Les deux femmes émergèrent au milieu d’une pièce vide d’une maison vraisemblablement abandonnée. Si l’on omettait la généreuse couche de poussière présente un peu partout, on aurait pu croire les lieux habités par une famille bourgeoise. Le duo sortit par la porte principale et prit la direction du marché.

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