VII - 1 [corrigé]

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C’est aux aurores, après un petit-déjeuner copieux qu’Anna et son compère se rendirent au centre de la ville.

Sur la grande place ornée d’une centaine de statues aussi diverses qu’étranges trônait la fameuse église. La bâtisse était tout-à-fait remarquable. Construite à partir d’une roche blanche comme de la neige, elle dénotait sévèrement avec les habitations environnantes en chaux ou en granit sombre. L’édifice se dressait là et narguait tous et tout le monde du haut de sa flèche vertigineuse.

La façade, sertie de milliers de minuscules motifs ouvragés et sculptures abstraites, renvoyait l’image d’une richesse ostentatoire. Sans un mot, se couvrant avec la capuche de son bliaud, Anna entra par la grande porte à double battant.

Ce qu’elle vit à l’intérieur dépassait toute son imagination. Chacune des lourdes colonnes qui accompagnaient la nef centrale jusqu’au chœur étincelait d’or. Les nombreuses voûtes du plafond rutilaient, serties d’un nombre difficilement imaginable de pierres aux couleurs variées. Sur le sol, une mosaïque représentait une étoile à onze branches, le symbole universel de l’Église.

— Mais comment est-ce possible ? souffla-t-elle à l’Étranger.

— Dois-je vraiment répondre à cette question, mon amie ? Nous ne sommes pas si loin de l’Extérieur ici, tu sais…

La Religion soutenue par l’Église se trouvait être, à l’image des sculptures qui ornaient ses bâtiments, abstraite. Un baptême, une prière quotidienne vouée aux Agides, préférablement au sein d’un lieu consacré, et quelques offrandes ainsi qu’une confiance absolue en ses représentants. Voilà tout ce qui était demandé. En échange de quoi, l’Église fournissait éducation, santé, protection de la chair par la garde des frontières, et de l’âme par l’obsécration. Mais plus important encore, elle formait et envoyait aux quatre vents des mages dont l’unique mission était d’apporter leur aide aux nécessiteux.

Dirigée par le saint Pape, figure toute puissante quasi divine, elle ne reposait sur aucun livre ni aucune relique d’aucune sorte et représentait une force politique en plein essor, au détriment de l’État.

Arrivés au niveau du chœur, une grille forgée dans un métal bleuté leur empêchait d’accéder au déambulatoire, où trois jeunes prêtres discutaient entre eux. Aussi firent-ils demi-tour, prenant la direction du transept sud. Ils ne croisèrent que quelques rares fidèles priant sur les bancs de la nef, ou allumant des cierges en implorant le Pape de leur venir en aide.

Passé le seuil de la porte sud, le bruit ambiant gagna instantanément leurs oreilles et fit prendre conscience à Anna du silence lourd qui pesait à l’intérieur de l’église.

Puis ce fut un tout autre spectacle qui se joua sous leurs yeux. Ils ne l’avaient pas remarqué tout de suite, mais sur ce côté de la grande place, un échafaud de bois avait été installé, surplombé par un mât au sommet duquel, se dressait une étoile à onze branches en bronze.

Mais le plus perturbant, c’est qu’une foule assistait à la même représentation macabre qu’eux. Sur scène, un ecclésiaste semblait haranguer son auditoire contre un homme dont la corde avait déjà été glissée autour du cou. À ses côtés, évidemment, le bourreau se tenait prêt. Mais ce bourreau arborait lui aussi une toque sur laquelle on avait brodé le sigle pieux.

— Depuis quand l’Église s’occupe-t-elle de la justice ici ?

Les mots avaient fusé à travers les dents serrées de l’Étranger comme une volée de flèches. Ce dernier décida de gagner le devant du décor, jouant des coudes sans ménagement. Anna essaya de suivre tant bien que mal. Ignorant les interjections des badauds, ils atteignirent finalement le devant de l’estrade.

C’est là qu’elle les rencontra pour la première fois. Des Templiers, au moins quinze, montaient la garde.

Tels d’immenses colosses en or, ils se tenaient droits, leur masse d’arme posée contre l’épaule.

Elle aurait pu jurer que l’un d’eux les dévisageait à travers la visière de son heaume.

— Celui qui vole l’Église vous vole, vous ! hurla l’ecclésiaste à l’attention de son public. Et celui qui la vole par deux fois s’expose au châtiment. Puisque l’État reste laxiste envers la racaille, il est temps que, dans cette ville, l’Église reprenne le flambeau de la justice ! Et justice sera faite !

Il se tourna théâtralement vers le condamné dont les braies fraîchement maculées témoignaient de sa terreur. Le pauvre homme avait les yeux rougis par les pleurs. Les traces sur son torse nu laissaient penser qu’il avait goûté aux déplaisantes caresses du fouet. Et ce à de nombreuses reprises.

— Tu ne verras plus de soleil se coucher ni se lever. persifla le religieux. Ta sentence est irrévocable. Désires-tu adresser un dernier mot à la foule ?

— Je vous en supplie…

Il n’eut même pas le temps de finir :

— Tu seras pardonné mon enfant. Bourreau !

Et le triste interprète abaissa le levier, comme pour tirer le rideau de cette mascarade. Le public retint sa respiration tel un seul homme lorsque la trappe s’ouvrit sous les pieds du condamné.

Il y eut un bruit sec, et puis le silence.

Anna remarqua les phalanges blanchies du poing de l’Étranger dont les yeux criaient une colère qu’elle ne lui connaissait pas. Sans mot dire, il fit volte-face et sortit du rassemblement. La tragédie était de toute façon terminée, sans applaudissement ni rappel.

Il s’accroupit près de l’une des statues, tentant de retrouver son calme.

— Messire ?

Un homme dans une robe noire, une clé dorée attachée autour du cou fixait l’Étranger avec un air interrogateur. Ce dernier leva la tête et écarquilla les yeux de stupeurs.

— Javier ! Pas ici, pas un mot.

De nouveau au pas de course l’Étranger mena l’homme et Anna dans une petite ruelle à l’écart, puis interrogea l’inconnu :

— Bon sang, Javier, que se passe-t-il ici ? Pourquoi l’Église procède-t-elle à des exécutions publiques ? Où est la garde ?

— Calmez-vous, mon ami, répondit Javier. Je vais vous répondre, mais vous n’allez pas aimer le sens de mes réponses (il s’éclaircit la voix). La paroisse a racheté la garde comme de vulgaires mercenaires, il y a quelques semaines de cela. Difficile d’en vouloir aux soldats... L’État ne les paie pas bien, l’Église oui, en plus de leur servir un discours puant sur le retour à la piété… Elle nous accuse ensuite de ne pas faire régner l’ordre, mais nous prive du moyen de le faire. Un cercle vicieux en somme.

— Et les habitants ? Ils laissent faire ? Je croyais que l’Église n’avait même pas remplacé l’unique professeur de Sigurd.

— Ho non. La grande majorité des gens d’ici ne sont pas pour cet état de fait. Mais qu’y peuvent-ils ? Ils acceptent en bougonnant dans les tavernes. Mais regardez ce qu’il vient de se passer. Croyez-vous réellement que cet homme ait volé quelque chose ? Non. Ivre, il a gravé un mot de protestation contre un mur de l’église. Une broutille condamnée par une amende de circonstance pour dégradation de bien. On convoque l’accusé, remplit les papiers et sous quinze jours il est sommé de…

— Javier. Viens-en aux faits, le pressa l’Étranger ?

— Oui, pardon. Hélas pour lui, un Templier l’a attrapé. Et l’Église ne se contente jamais d’une amende. J’ai tenté d’empêcher cette mascarade, mais on m’a rapidement fait comprendre que je prendrai la suite de cette canaille si j’insistais.

— Qui ? Qui t’a menacé, Javier ?

— C’est insidieux, messire. On vous le fait comprendre, c’est tout.

Le vagabond inspira longuement en se frottant les sourcils. Un éclair de lucidité sembla soudain le frapper.

— Oh ! Excuse-moi, Anna. Je te présente Javier, un ami et actuel bailli de cette ville

il poussa un nouveau soupir, et sembla reprendre le contrôle de ses émotions :

— Bon, allons voir l’apothicaire, nous quittons cette ville dès demain, au lever du jour. Je n’ai plus rien à faire ici.

— Je passe mes journées à ne rien faire d’autre que déambuler dans les rues, se justifia Javier. Je perçois bien la peur au fond du regard des gens. Les enfants n’osent plus jouer sur les pavés, les Templiers veillent. Je n’en ai jamais vu autant, mais à l’inverse aucun mage n’est passé ici depuis des années. L’Église s’arme, mais n’aide plus. Je suis désolé, messire… la situation nous échappe.

— Je le vois bien, Javier. Je le vois bien. Reste prudent, fais-toi petit. J’espère que cette situation changera bientôt…

Il lui posa une main lourde de sens sur l’épaule. Anna observait en silence, encore secouée par la vision du corps sans vie pendant au bout d’une corde.

En ôtant la vie de cette personne, combien d’autres venaient d’être condamnés ? Avait-il des enfants ? Une femme ? Un proche dont il devait s’occuper ? La mort, cette chose inéluctable et si définitive, terrorisait la jeune femme.

Le bailli prit congé du duo après une rapide courbette adressée tant à Anna qu’à l’Étranger. Ce dernier sortit de son pourpoint bleu sa pierre de feu et sa longue pipe puis l’alluma. Il crapota frénétiquement, provoquant un bruissement agréable dans le foyer rougeoyant de l’objet dont il émanait une fine fumée blanche. Si Anna n’en aimait pas le goût, elle appréciait l’odeur de la valériane brûlée. Cela l’apaisa même un peu.

Il leur fallut un moment pour regagner la maîtrise de leurs pensées et émotions. Ils prirent alors la direction de l’apothicaire, situé non loin, en silence. La jeune femme guidait machinalement son compagnon à travers quelques ruelles et traverses avant de se retrouver devant la lourde porte voûtée renforcée de fer et de clous qu’elle connaissait bien. Mais il y avait quelque chose de nouveau : au-dessus de l’entrée, gravée dans la pierre angulaire de l’arche, la sempiternelle étoile religieuse semblait se jeter sur eux, comme un rappel mortel. Même s’il était de notoriété publique que les médecins, apothicaires et moindre rebouteux devaient être avalisés par l’Église, jamais cette dernière n’avait rendu obligatoire d’y apposer son sceau.

L’Étranger fit un signe à Anna : il préférait attendre seul, dehors. Elle ne contesta pas.

Une nouvelle fois, elle fut accueillie dans l’échoppe par le son d’une cloche. L’étroitesse de la boutique répondait avec justesse à la ruelle étriquée où elle se situait. Sur chaque parcelle de mur, des étagères en bois supportaient une myriade de petits bocaux, tous différents, étiquetés avec soin dans une calligraphie absconse. Devant la jeune femme, de l’autre côté du comptoir, une dame leva la tête de son parchemin et la salua. Ça n’était pas celle avec qui les pèlerins de Val-de-Seuil avaient pour habitude de traiter.

Elle était la plus vieille personne qu’Anna n’eut jamais vue. Ses cheveux argentés et filasses dégoulinaient sur des épaules basses. Ses grands yeux vitreux marqués par les âges fixaient néanmoins sa cliente avec bienveillance.

— Bonjour ! Bonjour ma jolie. Que puis-je faire pour toi ?

— Bonjour madame. À vrai dire, c’est peut-être moi qui peux vous être utile. Je viens du village de Val-de-Seuil et nous avons quelques plantes que nous avons pour habitude de céder contre monnaie ici même, dans cette boutique.

— Ha oui ! Je comprends, je comprends, tu t’attendais à trouver Agathe n’est-ce pas ? Hélas, ma prédécesseure ne vit plus ici. Elle a disparu du jour au lendemain, sans laisser trace ! Comment le croire, hein ? Une histoire bien singulière. Mais peu importe, cela ne change pas grand-chose pour toi mon enfant, je suis toujours acheteuse d’herbes, surtout venues des montagnes ! Qu’as-tu à me proposer ?

— J’ai ici des racines de gentiane jaune, des edelweiss séchés, du genévrier et de l’ulmaire. Je peux ajouter à cela quelques quartz, béryl, et un peu d’ambre.

Anna posa le sac qu’elle portait en bandoulière sur le comptoir et en sortit tout ce qu’elle venait d’énumérer. Elle en extrait également le bloc de la taille du poing, aux formes tranchantes, noir comme la nuit que l’Étranger lui avait donné plus tôt.

— Oh, j’ai également cette pierre bizarre, j’ignore ce dont il s’agit.

Les yeux de la grand-mère s’écarquillèrent.

— Ça mon enfant, c’est sans aucun doute de l’obsidienne. Une pierre rare. Très rare. Puis-je ?

Anna hésita un instant, puis lui tendit l’objet. L’aïeule remonta les lunettes qui pendaient à son cou et les posa sur son nez.

— Mh, c’est un beau morceau. Très pur. C’est… extrêmement rare d’en trouver de ce côté-ci, insista-t-elle avant de le reposer délicatement sur le comptoir. Je t’en propose quatorze pièces d’argent. Pour le lot.

Anna hoqueta. Agathe lui en proposait souvent le double, pour des quantités moindres. Et sans obsidienne, qui semblait pourtant avoir une valeur certaine.

Cependant, elle accepta. Quelque chose au fond d’elle lui dit de ne pas discuter. L’atmosphère était soudainement devenue notoirement plus lourde, plus dense. L’envie de se retrouver dehors la saisit à la gorge.

Après un « merci » étranglé, elle prit congé de la grand-mère, dont le regard n’avait plus rien de bienveillant, avant de rejoindre son compagnon, essayant tant bien que mal de donner l’illusion de ne pas se précipiter.

— Tout va bien, Anna ?

Le jeune homme avait bien sûr perçu le malaise de sa comparse.

— Rentrons à l’auberge, souffla-t-elle. Cet endroit me donne la chair de poule.

Une nouvelle fois, le trajet se fit sans mot dire. La jeune femme sentait que son sang s’était dérobé, et le regard appuyé de l’Étranger ne l’aidait pas à reprendre contenance. Elle se devinait pâle comme un linge.

Ses couleurs revinrent une fois assise à la même table que la veille, un repas fumant devant eux et leur chope remplie par la tenancière.

— L’emprise de l’Église sur cette ville est absolue. remarqua Anna. Toi qui as parcouru les contrées de Karfeld, qu’en est-il ailleurs ?

— Cela fait maintenant quelques mois que je ne suis pas passé par une ville de cette taille. Tous les villages semblent épargnés. Du moins presque tous. Tout à l’Est, l’un d’eux n’abrite plus que des fanatiques costumés. Certains se sont même scarifié le sigil à onze branches sur le corps. Je pense qu’une partie d’entre eux étaient infectés par un mal venu de l’Extérieur. La situation est pire que je ne le pensais. Passons le reste de la journée ici, reposons-nous, et partons aux premières lueurs demain.

— Je suis on ne peut plus d’accord.

Anna vida le contenu de sa choppe en prenant à peine le temps de respirer.

Mais bien entendu, l’Étranger ne put aller contre sa nature et occupa une immense majorité de l’après-midi à tenter de rallier à sa cause les quelques citoyens qui avaient fait de cette taverne leur second foyer. Certains l’écoutaient avec attention, d’autres l’ignoraient ou n’étaient de toute façon plus capables de comprendre.

Avant que le soleil ne se couche, Anna avait rejoint sa chambre à l’étage, épuisée par cette matinée houleuse. Elle s’endormit rapidement, du sommeil qui ne repose pas. Le visage de cet homme à la nuque brisé lui tint mauvaise compagnie, torturé par ce prêcheur anonyme.

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