VII - 2 [corrigé]

5 minutes de lecture

Aux premiers chants du coq, la paire de voyageurs se retrouva dans la grande salle. Le feu dans l’âtre s’était consumé et ni la tenancière ni son gros mari n’était présent. Ils étaient seuls.

Ils récupérèrent leur charrette à l’écurie voisine, l’Étranger payant son dû au palefrenier matinal, puis s’engagèrent dans la grande rue bordée de sycomores qui traversait Sigurd de part en part. Le chant des oiseaux les accompagnait dans l’avenue tranquille. Le vent frais du matin revigorait les deux protagonistes encore assoupis. Cette fois, Anna avait confié les rênes à son compagnon, profitant un peu de l’instant pour se reposer à l’arrière de la charrette en compagnie de quelques débris, d’un fagot pour le feu et des bagages.

— Ici ! Ce sont eux ! hurla une voix éraillée.

Du coin de l’œil, la jeune femme vit la marâtre de la veille les pointer d’un doigt crochu. Aussitôt, trois cavaliers s’élancèrent à leur trousse sur des chevaux armurés, alors qu’ils quittaient les voies pavées pour les faubourgs.

— Heu... nous avons un problème ! cria la jeune femme à son cocher.

— J’ai vu, accroche-toi.

L’Étranger fit claquer deux fois les rênes, et les canassons bondirent au galop, tractant le chariot comme s’il ne pesait rien.

— Des Templiers ? cria-t-elle contre le vent.

— Non, la garde… mais ça revient au même, ils sont à la botte de l’Église.

La course-poursuite s’engagea dans entre les maisonnettes des fermiers et des artisans encore endormis.

— C’est pas bon, ils gagnent du terrain, remarqua l’Étranger.

En effet, Anna pouvait maintenant distinctement voir le blason étoilé sur l’armure noire des chevaux et des gardes. Ils étaient à une centaine de mètres pas plus.

Au fond de son être, l'inquiétante boule se manifesta, sans douleur cette fois. Par instinct, la jeune femme clôt ses paupières et accueillit la douce sensation de chaleur. Elle visualisa les trois cavaliers sur leur monture, galopant au ralenti, comme si une masse visqueuse agissait sur le temps lui-même, grippant ses rouages. Sa concentration s’accentua sur le poursuivant de tête, celui qui braillait à ses deux congénères des ordres incompréhensibles.

Soudain, le cheval décida de stopper net sa course, freinant des quatre fers dans la poussière et envoyant son hussard au tapis. Les autres soldats ne parvinrent pas à esquiver l’animal paniqué et tous s'effondrèrent comme un château de cartes, dans un nuage de saletés. L’Étranger ne ralentit pas sa course et ne prit pas non plus le temps de s’émouvoir du sort de leurs agresseurs. Il dirigea la carriole vers un chemin qui s’enfonçait dans la forêt, laissant sur place leurs poursuivants.

Ils passèrent le reste de la journée au galop, mettant le plus de distance possible entre eux et cette ville. Astucieusement, l’Étranger n’avait pas tout de suite pris la direction de Felerive afin de brouiller les pistes, mais de fait, leur route s’allongeait significativement.

Hélas, aussi endurants que pouvaient l’être ces chevaux de montagne à longue crinière, leur limite fut atteinte avant que le soleil n'eût disparu.

Ils s'aventurèrent hors du chemin à la faveur d’un replat, sous couvert des branches hautes d’une hêtraie dont les feuilles nouvelles luisaient d’un vert presque surnaturel.

Dès que la piste fut hors de vue, ils installèrent leur camp de fortune et attachèrent les chevaux assoiffés. Par chance, un ruisseau s’écoulait avec remous au bas d’une petite combe voisine envahie par les ronces. Anna prit en charge l’abreuvage alors que l’Étranger allumait un petit feu en fumant sa pipe, assis sur une souche.

Pour la première fois depuis l’aube, les deux compagnons disposaient d’un peu de temps pour réfléchir. Le vagabond avala quelques gorgées d’eau puis demanda :

— Avons-nous été dénoncés ? Est-ce à cause de mes propos tenus dans cette auberge ? Je n’ai pourtant pas dépassé certaines limites. En tout cas certainement pas de quoi envoyer des limiers à nos trousses.

— Non je ne crois pas, répondit Anna. La vieille femme qui nous a désignés, c’est l’apothicaire. C’est celle à qui j’ai vendu mes herbes et mes roches.

— J’en déduis que tu entretiens avec elle des relations moins cordiales qu’avec Hector le tanneur ?

Il lui sourit, essayant vainement de détendre l’atmosphère.

— Ce n’était pas Agathe. Je ne connais pas cette femme.

— Pour quelle raison aurait-elle pu nous dénoncer ?

— Une raison assez sérieuse pour que l’Église juge opportun de nous envoyer des cavaliers en armure…

Anna essaya de fouiller dans sa mémoire. Quelque chose, à un moment donné, avait complètement chamboulé le comportement de la vieille dame, transformant la grand-mère amicale en marâtre agressive.

— Lorsque j’ai sorti la pierre noire... Elle l’a reconnue immédiatement comme étant de l’obsidienne, réalisa Anna. Elle m’a dit une phrase que je n’ai pas interprétée : cette pierre est rare de ce côté... ce côté, insista-t-elle plus bas. Par opposition à…

— L'Extérieur. Et si elle te croit capable de te rendre à l'Extérieur au nez et à la barbe des Templiers, tu représentes une menace certaine.

Il y eut un blanc pendant lequel chacun se perdit dans ses pensées. Celles d’Anna la menèrent à Val-de-Seuil, aux côtés de ses amis, sa famille, ses montagnes… Si elle souhaitait de tout cœur y retourner, elle espérait aussi ne pas apporter avec elle le courroux du clergé, car elle s’était présentée comme venant de Val-de-Seuil auprès de l’apothicaire. Quel futur pour le village s’ils ne pouvaient plus commercer avec Sigurd ?

— Penses-tu qu’ils nous recherchent ? reprit-elle, hésitante. Qu’ils aient envoyé des soldats à nos trousses ?

Elle posa sur l’Étranger un regard plein d'inquiétudes.

— Peu probable. La rassura-t-il Javier disait que la population ne leur était pas acquise. Ils auront besoin de la garde pour faire régner l’ordre. Malgré tout, il serait plus prudent d’organiser des tours de garde cette nuit. D’ailleurs nous dormirons dans la charrette, hors du sol, car sitôt que la pénombre sera installée, j’éteindrai le feu. Cela nous évitera d’être dérangés par des sangliers. Ou pire.

Voyant la jeune femme bâiller et s’étirer à mesure que l’adrénaline descendait, il ajouta :

— Je prendrai le premier tour. Oh et… une dernière chose.

Il se leva et se dirigea vers ses bagages. Il en tira le sabre qu’il lança à Anna. Celle-ci le réceptionna d’une main et leva vers l’Étranger un regard entendu.

— Je sais que tu n’aimes pas ça. Mais il serait préférable que tu aies de quoi te défendre si le pire arrivait. Quoiqu’il semblerait que tu ais des talents cachés, mon amie.

Avait-il compris ? Anna attacha fébrilement le fourreau à sa ceinture, parfaisant sa silhouette guerrière.

— Nous avons eu de la chance, conclut le jeune homme. J’ignore ce qu’il s’est passé, mais inutile de forcer le destin : nous repartirons tôt demain.

La soirée, puis la nuit passèrent sans encombre et au matin, ils s’engagèrent de nouveau en direction du Nord-Est, vers Felerive, où Anna comptait bien récupérer rapidement les lingots de fer avant de regagner avec hâte Val-de-Seuil. Son cœur se serra à l’idée de se séparer de son compagnon de route, mais l’état de santé d’Esther ne cessait d’empirer et être présente pour elle importait plus que tout.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Ewøks ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0