XVIII [corrigé]

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— Où est-elle passée cette gosse ? C’est pas vrai. Je t’avais dit que c’était une mauvaise idée de venir jusqu’ici, on ne connaît pas cet endroit !

— Calme-toi, ma mie, elle n’a pas pu aller bien loin, regarde : elle n’a même pas terminé son repas.

Le père d’Anna ramassa une tranche de viande séchée bien entamée posée à même le sol et en chassa les quelques fourmis opportunistes qui se ruaient déjà sur la corne d’abondance.

— C’est quand même incroyable qu’elle arrive à nous fausser compagnie comme ça sans qu’on ne remarque rien, s’étonna la mère, les bras ballants.

— Ce n’est pas la première fois, ça ne sera pas la dernière. Allez, prends vers le nord, le vais voir à l’ouest. Hurle si tu vois quelque chose.

Le couple se sépara. La mère avançait plus avant sur la vaste plaine herbeuse dégarnie de tout arbre, longeant le lac, alors que le père se dirigeait vers une forme étrange dont il apercevait les contours.

— Une construction ? Ici ? Jamais aucun montagnard ne s’est installé si haut, ça serait de la folie. Tenir un hiver ici…

Il frissonna à cette idée. Déjà que le climat de Val-de-Seuil pouvait s’avérer hostile pendant la saison froide, mais si haut, coincé entre les cols ? Quelle idée saugrenue !

L’homme d’un certain âge à la barbe hirsute s’approcha de l’anomalie. Aucun doute, c’est bien la main de l’homme qui avait érigé ce petit mur, des dizaines, peut-être même des centaines d’années auparavant.

Il longea l’étrangeté jusqu’à se retrouver devant une grotte d’où irradiait une lumière discrète. Sur le sol boueux de l’entrée de la caverne, des traces de pas familières lui arrachèrent un sourire.

— Petite curieuse, va. fit-il à lui-même.

Puis il prit sa voix de père de famille, celle qui portait d’un bout à l’autre de la vallée :

— Par ici ma mie ! J’ai trouvé sa trace.

Il n’eut pas à attendre longtemps puisque sa femme rappliqua dans la minute, le visage rougi par la colère et l’effort.

— Elle n’est quand même pas là-dedans ? Oh misère, j’espère que c’est pas une de ces fichues grottes labyrinthiques. Anna ? Anna, où es-tu ?

Mais seul l’écho leur répondit. Cela devait maintenant faire plus d’une heure que la jeune fille s’était soustraite à la vigilance de ses parents. Ils avaient d’abord attendu, pensant que l’enfant devait soulager un besoin naturel, mais le temps passa et Anna restait introuvable.

— Bon allons-y, on avisera au premier croisement.

Le duo s’engagea dans le tunnel sans regarder en arrière. Ils souhaitaient tant retrouver leur fille qu’ils ne remarquèrent même pas les inscriptions gravées dans la roche.

Lorsqu’ils eurent fait une dizaine de mètres dans l’obscurité relative, un cri strident leur perça les tympans. Un cri long, déchirant et puissant. La voix d’Anna.

Autour d’eux, la pierre commençait à s’effriter, comme si elle voulait fuir les lieux, consciente du drame qui allait arriver. Mais les parents, mus par un instinct animal, se précipitèrent plus avant dans la caverne.

Il y eut un autre hurlement. Plus grave, on aurait pu croire à un fauve blessé. Cette fois, sous leurs pieds, dans un vacarme assourdissant, la terre et la pierre se déchirèrent, régurgitant autant de ténèbres. Mais, rien ne pouvait stopper cet homme et cette femme dont l’enfant hurlait à la mort. Rien, sauf la galerie qui s’effondra sur eux. Une avalanche de débris mortelle jeta un voile d’obsidienne sur le couple, qui n’eut même pas le temps de contempler son trépas.

***

Était-ce un rêve ou une réminiscence ? Anna était perdue, confuse. Elle venait de voir et d’entendre ses parents à travers les yeux d’un spectateur, envolée au dessus de la scène et des montagnes d’Aralie. Comme un aigle ou un choucas, elle les avait retrouvé un bref instant par l’entremise de souvenirs qui ne pouvaient être siens.

Désorientée, elle ouvrit lentement les yeux. Prenant appui sur ses mains à plat dans la boue, Anna se releva péniblement et soupira. Même ça, elle ne pouvait se résoudre à le faire : elle devrait être morte. Terminé, plus d’Anna, plus d’Échosiane. Plus rien d’autre que le vide et l’oubli.

De toute évidence, le choix ne lui appartenait toujours pas. De la fange jusqu’aux chevilles, elle se retourna pour faire face au lac. Au loin, perçant la brume, elle devinait le donjon du château. Pas de montagnes, pas de tertre ni prairie verdoyante.

Elle était à peu près certaine de ne pas avoir nagé jusqu’ici. D’ailleurs elle n’était pas trempée. Il fallait s’y résoudre, à l’instar de l’épisode de la mine Agide, son foutu pouvoir s’était manifesté, en la transportant instantanément d’un endroit à l’autre.

Anna se rappelait pourtant avoir apprécié la caresse du vent s’accélérant sur ses joues à mesure qu’elle tombait vers la plage de galets. Mais du choc avec le sol, rien. Pas même un bleu ou une égratignure. Rien que ces souvenirs douloureux.

Bien sûr, elle pourrait toujours se pendre, ou trouver un couteau et s’ouvrir les bras, mais elle n’était plus si sûre de son choix. Une honte inexplicable l’habitait. Une sensation latente qui lui répétait qu’elle ne méritait pas de mourir. Pas encore, car en la présence illustre de ses parents et de son frère, elle n’avait pas sa place.

Elle fit un pas, encouragée par le chant d’une nuée de grillons. Puis un autre. Lent, d’abord. Régulier, ensuite, jusqu’à ce que ses bottes eurent cessé leur bruit de succion immonde à chaque nouvelle avancée. La vase nauséabonde du lac laissa place à une végétation qui venait lui chatouiller les coudes de manière désagréable. La seule chose qui ne changea pas fut la moiteur de l’air.

Anna savait parfaitement où elle se situait sur la grande carte de Karfeld. Les abords sud-est du lac demeuraient relativement sauvages. Aucune ville ni aucun bourg de taille raisonnable n’avait pu perdurer dans cette région humide et marécageuse. Les gens y tombaient trop souvent malades, et rien ne poussait à l’exception de cette herbe vert foncé qui s’étendait à perte de vue. De tous les lieux enchanteurs ou dangereux de Karfeld, les Landes du levant restaient le seul où elle souhaitait ne jamais mettre les pieds.

Mais la vie a le sens de l’humour.

« Il faut que je sorte d’ici. Que je sorte d’ici le plus vite possible. » pensa-t-elle. D’une main, elle chassait les insectes qui lui volaient jusque dans les yeux, de l’autre, elle se tenait le ventre, dont les bandages maculés témoignaient d’une hémorragie persistante.

« Rien à manger, rien à boire que cette eau croupie. Si c’était pour ne pas me laisser mourir, pourquoi me faire agoniser de la sorte ? Hein ? Faut-il que je souffre pour expier mes crimes ? C’est ça ? »

Tout à coup, elle ne souhaitait plus mourir du tout. Fût-ce par fierté ou désespoir, elle l’ignorait, mais si chaque pas représentait une épreuve herculéenne, il était invariablement suivi d’un autre.

Finalement, après quelques heures à lutter, elle aperçut un mince filet de fumée à travers la brume environnante. Une fumée blanche dans la nuit si noire.

Elle déploya le peu d’énergie qui lui restait pour atteindre ce nouvel objectif, mais le destin décida qu’elle avait assez souffert pour aujourd’hui. Après une ultime enjambée, elle manqua de tomber, le nez dans l’ornière d’une route embourbée.

« Une route ? Sérieusement ? Tu te fous vraiment de moi... »

Même sans indication, il lui paraissait évident que la piste menait à l’origine de cette fumée providentielle aperçue plus tôt.

Une auberge. Après quelques dizaines de minutes de marche supplémentaire, Anna se retrouva devant le portail en fer rongé par la rouille d’une auberge. Le bâtiment était au demeurant magnifique : haut de trois étages, un lierre centenaire recouvrait l’immense majorité de la façade comme un éclair persistant venu du sol. Chaque fenêtre disposait de son propre volet en bois dont l’un d’eux claquait paresseusement sous la brise nocturne. Du toit en ardoise perçait une imposante cheminée.

Anna se mit à grelotter. Elle n’avait pas vraiment eu l’occasion de se pencher sur ses sens, mais il apparaissait clairement qu’elle crevait de froid.

Après une brève hésitation, elle fit grincer le portillon et s’engagea dans la cour déserte agrémentée de quelques tables en bois ou en fer, ainsi qu’une parodie de puits, sans doute en construction. Enfin, elle passa le seuil de l’établissement.

Sitôt qu’elle fût entrée dans la grande salle, elle dû se couvrir les yeux pour ne pas se faire éblouir par la flambée généreuse qui crépitait dans son âtre. Sur sa gauche, un comptoir massif cachait la plus grande partie d’un aubergiste dont seul le haut du crâne dépassait.

— En voilà une heure tardive pour arriver. Attendez, un instant.

Il y eut le son d’une bûche que l’on traîne sur le plancher, et le nain apparut comme par magie au-dessus du comptoir, fièrement dressé sur son marchepied.

— Oh ! Elle a une sale tête la p’tite dame. Sans vouloir vous offenser. Qu’est-ce que je peux faire pour elle ?

— De l’eau…

— Bien sûr ! De l’eau pour la p’tite dame. Et avec ça ? Elle voudra un bain ? De quoi manger ? Et un gigolo pour passer la nuit aussi ? C’est pas que j’vous aime pas, mais on voit d’un mauvais œil les vagabonds par ici. Ils nous volent nos poules et nos navets. Vous avez de quoi payer ?

La jeune femme défit les lacets de son haut et le releva jusqu’à révéler l’épais bandage qui la ceignait. S’il avait été blanc un jour, il suintait maintenant de sang mélangé à de la boue.

— Oh… Il aurait fallu commencer par ça ma p’tite dame ! On n’aime p’tet pas les vagabonds, mais on ne laisse pas crever les dames sur le bord de nos routes, ça non !

Il descendit de son estrade et se précipita dans une petite salle au pied de l’escalier qui faisait face à la porte d’entrée.

— Ivan ! Danska ! Venez par ici ! Et j’en ai rien à foutre que vous dormiez, venez ici que j’vous dis !

— Mais papaaaaa !

Deux géants qu’Anna supposa frère et sœur émergèrent de la sombre pièce dont le nain à l’âge incertain avait laissé la porte ouverte. Chacun des deux devait mesurer au moins deux mètres, probablement plus. Fins comme des quenouilles, ils ressemblaient davantage à des épouvantails qu’à des adolescents.

— Vous allez aider cette p’tite dame à monter dans la chambre numéro quatre. Pas la trois, pas la cinq, la quatre. Ensuite vous irez me chercher la bassine des cochons et vous la laverez. Avec du savon ! Après quoi vous la lui monterez et la remplirez d’eau tiède. Vous avez bien tout saisi ?

— Oui papaaaaa.

Traînant leur corps dégingandé sans aucune grâce, les deux jeunes gens sortirent par la porte de derrière.

— Ils sont gentils, mais ils n’ont hérité ni de ma taille ni de ma vivacité !

Il plongea ses yeux marron dans ceux d’Anna.

— Ils sont pas finauds, si vous voyez c’que j’veux dire. Mais je jacasse, et vous, vous souffrez. Allez vous asseoir, je vous apporte de quoi boire et manger.

Il accompagna l’estropiée jusqu’à une table avant de regagner en trottinant l’arrière de son comptoir. Mais en cours de route il s’arrêta.

— Par contre, je suis pas les bonnes œuvres moi. Ni un hôpital. J’veux bien que vous vous retapiez ici, ma p’tite dame, mais si vous survivez et que vous n’avez pas le sou, vous bosserez pour moi, vu ?

La jeune femme acquiesça d’un hochement de tête. Quelle alternative avait-elle donc ? Elle sentait ses forces s’en aller à mesure qu’elle se vidait de son sang. Mais pas une fois, pas un instant, elle ne songea à se servir de ses pouvoirs pour guérir.

***

Quelques jours passèrent. Devant l’urgence de la situation, Anna s’était résolue à se recoudre elle-même une fois la plaie nettoyée du mieux qu’elle pouvait. Rompue à ce genre d’exercice par sa vie à la montagne, elle avait d’abord demandé une gnôle bien forte que le nain répondant au nom de Tarld avait quelque peu rechigné à lui donner, avant d’en verser généreusement sur la plaie.

Mais elle allait mieux maintenant ; elle parvenait à se lever seule et la fièvre était tombée. Elle le savait, et Tarld le devina lui aussi.

À peine eut-elle posé le pied hors de son lit qu’une voix venant d’en bas retentit :

— Danska ! Va me chercher la p’tite dame !

Anna se présenta d’elle-même dans la salle commune, tombant nez à nez avec la géante longiligne.

— Heu, papaaaaa, comment je vais la chercher si elle est déjà là ?

— Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes encore comme…

Le nain, occupé à lustrer une table se retourna et dévisagea un instant l’Échosiane.

Ha ! Vous voilà, reprit-il. Parfait. Attrapez un chiffon, le seau là-bas, et lustrez-moi toutes les tables. J’veux pouvoir y voir ma trogne dedans, compris ? Puis quand vous aurez fini les tables, vous passerez aux tabourets !

Anna ne discuta pas et s’en alla chercher chiffon et seau, avant de se mettre à l’ouvrage. Tout ceci ne lui déplaisait pas. Pendant qu’elle travaillait, aujourd’hui sur le mobilier, demain auprès de toute la ménagerie dans l’arrière-cour, elle ne se posait pas de question. Et tant que Tarld était là à lui hurler dessus, Sélène ne lui manquait pas.

La seule chose vraiment curieuse fut qu’en une semaine passée dans l’établissement, elle ne vit pas un seul client.

Comment pouvait-il en être autrement ? La région était inhospitalière et même les marchands se rendant à Cyclone préféraient faire le tour par le nord plutôt qu’emprunter la route des Landes du levant.

Tarld passait le plus clair de son temps à creuser le puits dans la cour, ou préparer des plats avec les ingrédients qu’il produisait lui-même. Il ne dormait presque pas, à l’inverse de sa progéniture.

De fait, le trio vivait en autarcie complète, principalement grâce à l’énergie que déployait le nain au quotidien, même si l’absence d’accès aisé à l’eau douce s’avérait particulièrement gênante.

Un soir qu’ils se reposaient tous les quatre devant la cheminée après une journée inégalement productive, la jeune femme osa demander :

— Depuis quand n’avez-vous pas reçu de client ici ?

Tarld tira longuement sur sa pipe à tête de loup et répondit dans un nuage de vapeur odorant :

— Un an ? Deux ans ?

— C’est pas vrai papaaaaa. Ya eu ce gugus ya quelques mois. Tu sais ? Celui avec son joli veston bleu.

— Ha ! Ha ouais. Ya eu lui. Le bougre n’a jamais voulu nous dire son nom. Il est resté une journée, à nous parler de trucs sur l’Église et l’État à nous en faire péter la cafetière. C’est limite si on l’a pas foutu dehors à coup de pied au cul.

Anna eut un rictus. Évidemment. L’Étranger semblait la suivre comme une ombre, comme un motif redondant sur une tapisserie. Elle ne savait pas, au demeurant, s’il avait survécu au massacre des champs de Cyclone.

— Mais tu sais ma p’tite Anna, on n’en a pas besoin nous, des clients. On vit très bien tous les trois dans nos landes. Personne pour nous faire chier. Alors l’autre ahuri avec ses discours sur l’État et tout le tralala, il pouvait pas plus mal tomber. Je fabrique ma gnôle, je fais pousser mes navets, j’élève mes cochons ainsi qu’ces deux grands guignols et les moustiques nous foutent la paix. Pour rien au monde je ne retournerai vivre dans une ville, entouré d’hypocrites ou de saltimbanques. Fini !

— Et n’y a-t-il pas de madame Tarld qui vous attende quelque part ?

— Tu causes beaucoup ma p’tite Anna. Mais j’vais t’répondre : ya jamais eu de madame Tarld. Ces deux nigauds, je les ai récupérés chouinant dans la lande. Perdus comme des veaux sans leur mère qu’ils étaient. Ha ! D’ailleurs leur mère les avait abandonnés en voyant comme ils bouffaient, mais ne servaient à rien. Faut dire qu’ils sont cons. Mais j’les aime bien.

— Pourtant vous avez dit qu’ils n’avaient pas hérité de… non rien. Oubliez.

Après tout, elle se moquait bien de savoir la vérité. Le simple fait que trois personnes puissent toucher du doigt le bonheur dans un endroit comme celui-là par des temps de malheurs comme ceux qui se profilaient à l’horizon lui donnait chaud au cœur. Elle appréciait aussi à sa juste valeur le fait que chacun d’entre eux se fichait éperdument du passé ou de la condition de la jeune femme. Mais il lui faudrait partir un jour. Et ce jour arrivait à grands pas.

— Vous savez, Tarld, reprit-elle, je ne vais pas pouvoir rester ici indéfiniment. Même si, à ma grande surprise, votre compagnie à tous les trois m’est agréable, il faut que je me rende à Ain Salah.

— Ha… oui… La Perle du sud. Si je devais un jour bouger d’ici ça serait pour aller mourir là-bas. On dit que tout y brille et que même les putains savent lire !

— Mais papaaaaa, comment on fera pour terminer le puits si tu t’en vas ?

— T’en fais pas Danska. J’vous laisserai pas. J’vous laisserai pas… Quant à toi, ma p’tite Anna, j’pense que tu as bien bossé ces derniers jours et que t’as payé ta dette. Tu pourras partir quand tu voudras.

— Merci Tarld.

Sans rien ajouter, elle se leva et rejoignit sa chambre. Elle quitta sa tunique de cuir qu’elle avait dû repriser plusieurs fois, pour enfiler un habit qui eût servi de chemise à Danska, avant qu’il ne devienne trop petit pour elle. Il tombait jusqu’aux genoux d’Anna et lui faisait désormais office de liquette.

Elle se pencha à la fenêtre et inspira l’air frais, mais humide des landes. En contrebas, le puits qu’essayait vainement de bâtir le nain depuis plusieurs mois se dressait au milieu de la courette. Entre la petite taille de Tarld et le travail prodigieux que représentait une tâche comme celle-ci, l’aubergiste avait plusieurs fois hésité à abandonner le chantier, se cantonnant à faire chaque jour au moins un aller-retour au lac. Mais ce travail lui tenait à cœur. C’était la dernière petite chose si importante qui le séparait de la vie dont il rêvait.

Derrière les nouveaux bandages de l’Échosiane, dans ses tripes, un tourbillon d’énergie répondit à son soupir. Le soupir se fit berceuse, la berceuse, un chant mélancolique qui transperçait la nuit.

Sans à-coup, sans brutalité, le trou dans la terre s’élargit. Des briques se formèrent depuis les étoiles et vinrent renforcer les contours du gouffre, lequel s’enfonçait de plus en plus progressivement, jusqu’à ce que le chant se fit étouffé, noyé. Alors Anna sut qu’elle avait atteint l’eau. Elle continua encore un peu, puis s’affaira aux finitions. Au-dessus du puits, elle composa un solide arc en fer armé d’une poulie qui venait surplomber sa création. La tempête dans son ventre se calma, et la jeune femme observa un instant son invocation terminée. Il était parfait ce puits. Elle gagna son lit, où elle eut à peine le temps de se couvrir de son plaid que le sommeil vint la trouver.

Anna fut réveillée en sursaut par une série de jurons éructés par Tarld. Elle décolla péniblement ses paupières avec la sensation d’avoir dormi un siècle, puis se traîna jusqu’au bord de la fenêtre. En contrebas, le nain faisait les cent pas autour de son nouveau point d’eau, clignant frénétiquement des yeux tout en se grattant le menton.

— Nom d’une pie sans plume, d’où est-ce que ça sort ça ? Ivan, Danska, vous savez quelque chose ? Vous avez vu, entendu, flairé un truc ?

— Non papaaaa, on vient juste de se lever, comme la p’tite Anna là-haut.

Tarld suivit le doigt qui semblait comporter plus de phalanges qu’à la normale de sa fille vers l’encadrement où se tenait la jeune femme. Ses yeux s’éclairèrent d’un coup, d’une lueur entendue. Il avait compris que, d’une manière ou d’une autre, l’Échosiane était ce qu’elle était et portait l’entière responsabilité du miracle dont son fils remontait le seau rempli d’une eau claire.

Si les nuages empêchaient de deviner l’heure, Anna se doutait qu’il ne devait pas être loin de midi. L’utilisation de sa magie l’avait une nouvelle fois épuisée, elle n’avait que trop dormi. Elle s’habilla rapidement et entreprit de rassembler dans une besace empruntée à son hôte ses quelques effets personnels. Elle y ajouta l’épais plaid qui l’avait sauvée du froid dans sa couche. Fouillant dans la doublure de sa tunique, elle en sortit la petite bourse garnie de pièces qu’elle avait remplie à Sigurd. Évidemment, Tarld ignorait que la jeune femme aurait pu régler ses soins et son logis contre monnaie sonnante et trébuchante, mais cette dernière avait préféré profiter d’un instant de sérénité après la succession d’événements qui avaient récemment perturbé le cours de sa vie. Ces quelques jours passés en compagnie du nain et de ses deux enfants s’étaient avérés particulièrement ressourçant, tant pour le physique que pour le mental. Aussi laissa-t-elle la moitié du contenu de sa cagnotte bien en vue sur le lit.

Car désormais elle savait quoi faire. Elle devait gagner Ain Salah à tout prix afin de connaître. Connaître qui elle était, pour commencer, et comment s’apprivoiser. Pourquoi cette colère, et pourquoi cet orgasme à chaque acte destructeur ? Tant de questions auxquelles personne n’avait encore trouvé de réponse. Pas même Morald.

Elle descendit les marches qui menaient à la grande salle pour rejoindre le trio déjà attablé, profitant chacun d’un énorme pichet d’eau plate. Les six yeux regardèrent la besace avec insistance.

— Alors ça y est, hein ? Tu t’en vas ?

Le nain sauta au bas de son tabouret.

— Oui Tarld. Je pourrais vous expliquer pourquoi rester ici plus longtemps vous mettrait tous les trois en danger, mais je ne suis pas certaine que vous vouliez savoir.

— Effectivement. Rien à foutre. Tu as besoin de quelque chose pour t’aider dans ton voyage ? Pas que j’ai beaucoup à te proposer, mais bon.

— Je t’ai déjà dérobé un plaid.

— Oh ! Je sais, l’ignora le petit homme. Bouge pas.

Il s’éloigna en trottant vers la réserve, d’où il sortit un instant plus tard les bras chargés de provisions.

— Du poisson et du porc séché. Une outre pleine d’eau bien fraîche du puits et divers trucs qui ne devraient pas pourrir si rapidement. Pas question de te soigner pour que tu crèves comme une pauvrette au milieu des landes. Allez maintenant file, t’en as pour une sacrée trotte d’ici à la Perle du sud. Puis le climat te changera. Attrape la cape de Danska en sortant, elle sera un peu grande pour toi, mais elle te couvrira bien du crachin.

— Mais papaaaa, et moi ?

— Je t’en fabriquerai une autre. Allez faire un bécot à la p’tite Anna qu’elle puisse se tailler d’ici.

Les deux géants embrassèrent tendrement Anna sur la joue. Un acte qui émut la jeune femme plus qu’elle n’aurait voulu l’admettre. Mais le dernier geste de tendresse qu’elle avait reçu remontait à si loin, que ses yeux s’embuèrent. Bien sûr, Tarld ne se donna pas cette peine. Il adressa un vague geste de la main à la voyageuse et retourna derrière son comptoir. Anna n’en espérait pas moins venant de ce curieux personnage. Elle attrapa la cape, la noua autour de son cou et sortit sans se retourner.

En passant devant le puits, elle ne put s’empêcher de sourire et faire courir sa main dessus, comme pour en vérifier l’existence réelle.

Alors qu’elle franchissait le portillon tout rouillé, une voix s’éleva derrière elle :

— Hé, ma p’tite Anna !

Elle se retourna, surprise, pour constater que Tarld se tenait dans l’encadrement de la porte de l’auberge sans nom.

— Merci.

Il n’ajouta rien d’autre que ce mot dont Anna comprit tout le sens, puis referma la porte sur lui. Ainsi disparu Tarld, le nain des Landes du levant et ses deux enfants, Ivan et Danska.

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