XIX - 1 [corrigé]

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La cape lui servit plus qu’elle ne l’aurait souhaité, puisque les trois jours qui suivirent son départ s’accompagnèrent d’une pluie fine sans discontinuer. Elle parvint par miracle à trouver un abri avant chaque nuitée qu’il s’agisse d’une ruine, d’une maisonnette en partie engloutie par la tourbière, ou d’un des rares arbres au feuillage dense qui perturbaient la monotonie du paysage alentour. Malgré tout, ses habits détrempés ne parvenaient jamais à sécher.

Durant le quatrième jour, le paysage autour d’elle changea. L’herbe se faisait plus rase et les arbres plus nombreux. L’air qu’elle respirait paraissait plus léger, plus fluide. Progressivement, elle quittait les landes pour les forêts clairsemées de résineux aux aiguilles sèches du Sangaréen. Une région vastement arborée dont la réputation de repère à brigands datait de l’époque clanique. Malgré tous les efforts de l’État pour sécuriser les routes, les formations rocheuses et les bois de la région dessinaient un labyrinthe naturel, lequel rendait la tâche impossible. Aussi arrivait-il encore à cette époque que des voyageurs se fassent dépouiller de leurs richesses par quelques malandrins téméraires.

Un nombre impressionnant d’auberges, gîtes, prieurés publics et dortoirs bordaient la route principale qui traversait le Sangaréen. Ne pas y recourir signifiait généralement se faire réveiller au milieu de la nuit, un couteau sous la gorge, et rentrer nu chez soi. Ceci alimentait la rumeur selon laquelle la plupart des tenanciers de ces lieux finançaient eux-mêmes les coupe-jarrets.

De fait, les trois nuits qui suivirent, Anna les passa au fond d’un lit, un toit au-dessus de la tête. Hélas, ses ressources n’étaient pas infinies et au quatrième jour, après avoir réglé sa nuit et son repas, la jeune femme se retrouva sans le sou.

Ce fut donc avec une certaine voracité et en n’oubliant aucun morceau de viande qu’elle dévora sa volaille servie avec son lot de champignons poêlés. Elle regretta ne pas même pouvoir s’offrir une chope de bière.

Alors qu’elle rongeait avidement un os déjà bien blanchi, une discussion à la table d’à-côté capta son attention :

— Tous morts, je te dis ! Plus un qui respirait. Et dire que si j’avais pas écouté ma régulière, j’y serais allé, la fourche à la main, déclara un homme chauve.

— Ouais. Même qu’on sait pas ce qui a fait ça. J’ai un cousin qui habite Cyclone qui m’a dit que ça serait l’œuvre d’un dragon. Il aurait cramé tout le monde sans exception, faisant cuire ces grosses marmites de Templiers dans leur armure ! répliqua un maigrelet à la tignasse grasse.

— Qu’est-ce que tu peux être con !

Un troisième gaillard, costaud, mais l’air particulièrement idiot vida sa chope d’une traite, rota et reprit :

— Ça existe pas les dragons. Non, on parle plutôt d’une sorcière maléfique, volant sur une branche de sureau, qui aurait jeté un maléfice sur tout le monde parce que…

— Parce que ? coupa le maigrelet.

— Bah je sais pas moi ! P’tet qu’ils l’empêchaient de dormir, j’ai jamais côtoyé de sorcière.

— Bref, repris le chauve, c’qui est sûr, c’est que maintenant, ya plus grand-chose pour arrêter l’Église. Ha ils ont eu des morts, pour sûr, mais en écrasant cette rébellion dans le sang, plus personne va oser moufter, ça j’vous l’dit. C’est l’moment d’aller vivre en ermite ou déménager au fond du désert.

— Ouais, renchérit le costaud. En attendant, on sait pas qui a buté tout le monde.

— Et on l’saura jamais.

La suite de la discussion dévia sur les formes des poitrines des filles salaïdes où il fut admis que plus ils rappelaient ceux de leur mère, le mieux c’était.

Les yeux d’Anna se perdirent dans le dédale d’ossements qui décoraient son assiette en terre cuite. Il lui restait au bas mot deux jours de marche avant d’atteindre la lisière de la forêt. Si sa mémoire ne la trompait pas s’en suivraient une ou deux journées supplémentaires dans des steppes avant de passer les portes du désert. D’où, il lui faudrait cinq à six jours pour rallier Ain Salah. Le tout sans le moindre sou.

Elle avait par ailleurs dû se séparer d’une partie des provisions du bon Tarld puisque celles-ci émettaient une odeur plus que louche qui avait imprégné toute sa besace.

La jeune femme s’apprêtait à rejoindre sa chambre, laissant ses inquiétudes sur la chaise lorsqu’une personne fit irruption dans le hall commun. La silhouette encapuchonnée, assurément celle d’une femme, revêtait une cape rouge aux revers blancs. Elle portait en bandoulière une sacoche trop plate pour être remplie. Ses yeux luisants d’une lumière argentée parcoururent la salle et se fixèrent sur Anna. L’étincelle qui brilla alors dans l’ombre de la capuche finit d’ôter le doute quant à son identité.

— Noiraude !

— Sélène ?

Cette dernière traversa la pièce à grandes enjambées sous le regard interloqué des voyageurs en transit, sans s’en soucier.

— Sélène ? Mais comment ?

— Hé bah ma vieille, t’es pas facile à rattraper. T’as déjà une chambre ici ? Parce que moi j’ai pas un rond, il faut que l’on discute, toutes les deux.

— Oui, suis-moi.

Les deux comparses gagnèrent la chambre qu’Anna avait louée pour la nuit avec ses derniers deniers. La pièce n’était pas grande et comportait seulement un lit étroit, un tabouret et une table à trois pieds qui ressemblait davantage à un second tabouret à peine plus haut.

Sélène grimpa sur ce dernier et s’assit en tailleur.

— Par où je commence ?

— Pourquoi pas, je ne sais pas, par… comment m’as-tu retrouvée ?

— J’ai bien cru ne jamais y parvenir. C’est malin de se volatiliser ainsi, comment je peux te suivre moi ? Enfin bref. Quand tu as sauté comme ça dans le vide, je n’avais pas vraiment d’autre choix que de te suivre des yeux. J’espérais que tu atteignes l’eau pour que je puisse venir t’y chercher, mais je voyais bien qu’au bout de la course, c’était les galets et les rochers. Alors j’ai fermé les yeux. Mais derrière mes paupières il y a eu comme une explosion de lumière. Quand j’ai regardé, en bas il n’y avait personne. Aucune tâche sanglante ayant pu un jour ressembler à la Noiraude. À partir de là, j’ai juste espéré que tu m’aies écouté que tu aies pris la direction d’Ain Salah. Mais je n’avais aucune idée d’où tu avais filé, donc j’ai juste couru vers le sud-est. À chaque village, chaque taverne plus ou moins bien famée que j’ai croisés j’ai demandé s’ils n’avaient pas vu un beau brin de jeune femme aux cheveux noirs et portant probablement du vert. Jusqu’à deux jours de ça, évidemment, rien. Puis un tenancier de l’auberge à l’entrée de la forêt m’a dit qu’il avait vu quelqu’un comme ça, même qu’il n’en oublierait jamais le cul. Puis j’ai eu le même discours à celle d’après et celle d’encore après, alors j’ai couru tout ce que j’ai pu, en dormant dans les arbres jusqu’à arriver ici. Pour la faire courte, j’ai suivi ton cul, Noiraude.

Anna leva des yeux coupables vers son amie, avant d’enfin l’enserrer dans ses bras dans une accolade douce et pleine de tendresse.

— Je suis désolée, mon amie, articula-t-elle. Je ne voulais pas que tout cela arrive. Ça… ça me dépasse totalement. Il n’y a pas si longtemps, je n’étais qu’une simple villageoise. Je chassais seule dans la forêt pour manger et j’aidais mes amis à construire leur maison. Je remplissais les baquets d’eau pour les chevaux et les moutons et j’allais cueillir des fleurs. Maintenant je dois faire face à un destin dont je ne veux pas. J’espère sincèrement trouver un peu de quiétude à Ain Salah.

Sélène se sépara poliment de l’étreinte de sa comparse, rabattit sa capuche sur ses épaules et planta son regard dans les yeux turquoise d’Anna.

— De toute façon, Ain Salah et maintenant ta seule option. À l’heure qu’il est, l’Église doit te chercher et si tu restes trop longtemps ici, elle te trouvera. Je ne pense pas qu’Elle ait envie de laisser une Échosiane dans la nature sans l’avoir ralliée à sa cause. Et par extension, Elle doit me chercher aussi. Ain Salah étant la seule ville sans l’influence de l’Église, il y a fort à parier qu’Elle soit déjà sur tes traces.

La jeune fille marqua une pause. Elle fouilla un court instant dans sa sacoche et en sortit un livre qu’Anna reconnut. C’était un des grimoires qu’elle avait elle-même emprunté à la bibliothèque du couvent, à propos des anciennes créatures ayant peuplé Karfeld avant la purge orchestrée par l’Église. Un ouvrage assez passable s’il en est. Sélène le brandit, et l’abattit sans le retenir sur le crâne d’Anna qui gémit de douleur. Devant la question muette de la victime, la fille aux cheveux platine répondit :

— Ça, c’est pour m’avoir abandonnée. Je suis maintenant dans la même panade que toi, que tu le veuilles ou non. Donc où tu iras, j’irai, et si tu essayes à nouveau de me fausser compagnie, je te retrouverai, encore, et je t’assommerai pour de bon avec cet exact bouquin. Vu ?

Pour toute réaction, Anna se massa le sommet du crâne, encore étourdie par l’assaut. Mais elle ne répliqua pas : elle l’avait mérité.

Elles passèrent une nuit parfaitement inconfortable, serrées dans le même lit. Mais au moins étaient-elles ensemble, et ça, Anna l’appréciait grandement. Occupée comme elle l’avait été ces derniers temps, elle ne s’était même pas rendu compte à quel point son amie lui avait manqué.

Elles n’abordèrent jamais la tentative de suicide d’Anna ni même sa survie miraculeuse. De toute façon, l’Échosiane ne savait pas vraiment quoi en dire, et Sélène semblait vouloir occulter cet événement.

Le lendemain, elles reprirent la route en direction du sud.

— Nous ne devrions pas rester sur la route principale...

Comme à son habitude, la fille au manteau rouge ne laissa pas à Anna le temps de répondre qu’elle s’engouffra entre les pins espacés de la forêt. L’odeur de résine qui parfumait les lieux pouvait se comparer à celle des bois de sapins de la vallée d’Aralie. Cependant, tout ici était plus sec, comme prêt à s’enflammer à la première étincelle.

L’Échosiane ne pouvait s’empêcher de regarder de tous côtés, les sens aux aguets. Si dormir hors des auberges pouvait être une mauvaise idée, sortir de la route principale s’apparentait carrément à du suicide. Car même en dehors de la menace des brigands, le paysage monotone amenait à se perdre même les rôdeurs les plus aguerris.

Mais Sélène, elle, se jouait de cela. Rien ne pouvait entamer sa bonne humeur, a fortiori maintenant qu’elles étaient réunies. Elle gambadait entre les buissons épineux et les troncs dégoulinants de résine comme une enfant insouciante.

À la mi-journée, le duo finit par arriver devant un ruisseau paisible qui dessinait sa course au milieu des rochers moussus. L’occasion était inespérée, car le soleil tapait de plus en plus fort et les lourdes capes devinrent vite un fardeau, si ce n’était par la capuche qui protégeait leur crâne.

Les deux compères burent sans retenue avant de remplir leur outre respective. Elles humidifièrent leur manteau, et Anna retira même le haut de sa tunique, n’arborant plus qu’une brassière beige.

— Ça te fait mal ? demanda Sélène en remarquant la blessure encroûtée sur le ventre d’Anna.

— Plus maintenant non. Le matin en me levant, oui, mais une fois que mon corps entre en mouvement, je l’oublie assez vite.

Elle soupira.

— Je ne m’explique toujours pas la réaction de Valian. M’a-t-il prise pour quelqu’un d’autre ? Je ne crois même pas… Il savait qui j’étais, il…

— N’y pense plus, noiraude. Il n’y a plus rien qui puisse être fait de toute façon. Gardons en tête notre seul objectif du moment : le sud-est ! Allez, mauvaise compagnie. En route !

La jeune fille précéda son amie sans prendre le temps d’éviter le cours d’eau : elle le traversa allégrement en pataugeant dedans, prenant bien son temps avant de sortir sur l’autre rive. Anna l’imita aussitôt. Elle se prit à sourire pour la première fois depuis…

Toutes deux avalèrent les kilomètres sans vraiment s’en rendre compte. Le simple fait de s’être retrouvées leur donnait des ailes. L’Échosiane oublia bien vite de surveiller ses arrières et baissa quelque peu sa garde. Elles se repéraient à l’instinct de la plus jeune, mais surtout grâce aux connaissances et au sens de l’orientation de la montagnarde, dont l’intuition lui ordonna de suivre le courant du ruisseau. La jeune femme revivait par procuration quelques sentiments similaires aux prémices de sa quête, lorsqu’en compagnie de l’Étranger, ils avaient descendu la piste jusqu’à Sigurd, encore insouciants des péripéties à venir.

La nuit tomba lentement, passant par tout un nuancier de couleurs qui s’étiolaient entre les chênes et les pins clairsemés. Nul feu ne fut allumé ce soir-là. Sélène choisit un quercitron robuste au tronc large comme un cheval et l’escalada. Les risques de se faire réveiller par les bandits se voyaient considérablement réduits en dormant à quatre mètres au-dessus du sol. Anna l’imita, quoique sa carrure ne lui permit pas de tenir sur une branche aussi fine. Adossées contre le tronc de leur arbre respectif, elles trouvèrent le sommeil sans tarder, bercées par les murmures du vent dans les feuilles, accompagné par le chant de l’eau en contrebas.

Lorsque le jour reprit ses droits, une sensation de vide dans leur estomac leur rappela qu’elles avaient toutes deux sauté les repas de la veille. Leurs ventres se lancèrent des défis rappelant le brame du cerf, telles autant de suppliques gargouillantes.

— Je crois que le tien hurle encore plus fort que le mien, se moqua Sélène en attachant à regret sa cape. Il va nous falloir trouver quelque chose ou jamais nous n’atteindrons la capitale du sud.

— Il faudrait déjà commencer par sortir de cette forêt.

Anna se pencha pour remplir son outre dans le cours d’eau et reprit avec un rictus :

— Mais au moins nous ne mourrons pas de soif.

S’octroyant le droit à une gorgée en guise de petit-déjeuner, son attention se porta sur une forme en aval.

— Qu’est-ce que ceci ? Là-bas, tu le vois ?

— Oui...

Une fois encore, Sélène partit en cavalant, ignorant les mises en garde de son amie qui fut contrainte, à nouveau, de la suivre. Elle, qui se pensait curieuse, avait trouvé maîtresse en la matière.

Elle finit par la rejoindre devant ce qui s’avéra être un moulin à eau parfaitement fonctionnel. Bâti sur une dérive du ruisseau, la roue tournait mollement, entraînée par le courant des rapides en amont. Le bois de la structure craquait de façon régulière.

Anna vint se camper à côté de la jeune fille, les poings sur les hanches :

— Tu finiras par nous attirer des ennuis à te précipiter vers l’inconnu comme ça. Nous sommes probablement recherchées par l’entité la plus puissante du royaume, il serait plus sage d’éviter la civilisation jusqu’à ce qu’on ait atteint les premières dunes, ne crois-tu pas ?

— Recherchées ou pas, si je ne mange rien rapidement, je leur aurai déjà mâché le travail. S’il y a un moulin, il y a un village. S’il y a un village, qui sait ? Des pommes ? J’ai tellement envie de pommes…

Anna repensa à l’un des nombreux repas d’exceptions préparés par Tarld il n’y a pas si longtemps de cela. La salive lui vint à la bouche comme une crue. Sélène n’avait pas tort. Dans les priorités, manger venait de passer devant la discrétion.

— Bon, décida-t-elle. Allons voir. Si village il y a, il sera forcément à proximité de la source d’eau potable. Continuons à longer la rivière, nous tomberons dessus.

— Dans quelques dizaines de minutes si vous ne faiblissez pas, si je peux me permettre.

La voix masculine qui émanait de la cabane du moulin fit sursauter les deux femmes.

— Oh excusez-moi, mes demoiselles, reprit la voix, je ne comptais pas vous effrayer.

Une fenêtre en bois sans carreaux s’ouvrit, dévoilant le visage fripé et fatigué d’un vieillard au large sourire édenté.

— Je peux vous y mener si vous le souhaitez. C’est ma route !

— Nous y parviendrons de nous-mêmes, répliqua Anna du tac au tac.

— Bien ! Bien ! Comme vous voudrez, mes demoiselles !

Sans demander son reste, l’Échosiane saisit Sélène par la manche.

— Allons-y.

Elles reprirent leur marche à un rythme soutenu imposé par Anna, louvoyant entre les rochers de la berge. Sélène, à bout de souffle, tira finalement sur la cape d’Anna :

— Mais enfin, vas-tu m’expliquer pourquoi cette précipitation soudaine ?

— Ils étaient trois dans ce cabanon. Équipés d’arbalètes. De deux choses l’une : ils sont armés jusqu’aux dents pour repousser d’éventuels brigands, ou alors ils sont eux-mêmes des salauds. Dans un cas comme dans l’autre, je te donne finalement raison et le plus tôt nous atteindrons ce village, le mieux ça sera.

Mais la jeune femme savait déjà dans quelle catégorie placer le grand-père et ses deux acolytes. Car de son ouïe fine de chasseresse, elle entendait déjà des bruits de pas les suivre dans l’humus sec. Malgré tout, un infime espoir tentait de la persuader qu’elle faisait erreur, et qu’elles apercevraient les premières habitations du village voisin sans encombre.

Bien entendu, elle se trompait.

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