XV - 1 [corrigé]

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L’automne, enfin. Il avait débarqué avec sa palette surréaliste d’ocres, d’oranges et de jaunes, disséminés ça et là à la manière d’un peintre pointilliste. Anna avait toujours préféré cette saison aux autres, surtout les premiers jours lorsque le vert se mêlait au rouge et que la pluie tombait sur le sol encore sec de l’été, exhumant cette odeur de pétrichor typique et enivrante. Tous ses sens lui remémoraient ses innombrables sessions de chasse en solitaire dans la forêt au sud de Val-de-Seuil où les animaux de la vallée se réfugiaient avant l’hiver.

Comme prédit par Morald, ses après-midi laissées vacantes par son départ avaient mimétisées celles des autres sœurs : elle s’ennuyait à mourir. La liste des ouvrages non lus de la bibliothèque pourtant bien fournie diminuait à vue d’œil, et même la compagnie de Sélène ne parvenait plus à lui faire oublier ses montagnes.

Elle en était rendue au point de départ. Isolée dans un endroit où elle ne voulait pas être, loin des siens, loin de Val-de-Seuil.

Puis, alors qu’elle refermait un livre assommant consacré aux exploits du mage « Auroch le courageux », écrit par « Auroch le courageux », elle entendit les pas dansants si typiques de son amie s’approcher de sa porte. Avant-même que cette dernière ne put toquer, Anna ouvrit.

— Bonjour Sélène. Tu as encore brillé par ton absence ce matin. Pourtant ça n’est plus la saison des prunes, si ?

— Les prunes, les pommes… tu sais, j’ai toujours plus intéressant à faire que recopier des lignes de textes à m’en faire sauter le ciboulot. Rester assise quatre heures dans une pièce en silence ? Non, c’est pas pour moi ces trucs-là.

— Et… qu’est-ce que tu as de plus intéressant à faire ? Parce que ça pourrait m’intéresser…

— Bah en fait… rien. Enfin, la plupart du temps. Parce que là, il s’avère que j’ai trouvé un truc. Un GROS truc. Un gros truc sympa !

— Je t’écoute.

Anna s’adossa contre l’encadrement de la porte, les bras croisés sur le buste. Elle se sentait sourire malgré elle devant la désinvolture de son amie. Heureusement qu’elle était là…

— J’ai p’tet trouvé comment aller sur le toit de la salle de copie ! Tu sais avec la verrière et tout. Si tu veux, je te montre, suis-moi !

Sans attendre, la jeune fille détala vers le cloître. Anna s’élança après elle, intriguée.

Après une course à vive allure entre les pommiers, les chats et les autres sœurs, elles arrivèrent ensemble au pied de l’aile ouest du bâtiment central. Un endroit clôt, ressemblant à s’y méprendre à son aire d’entraînement.

Sélène recula de trois pas pour faire face à un arbre imposant qui jouxtait le mur borgne.

Sélène sautillait au pied du feuillu.

— Regarde. Si tu parviens à attraper la deuxième branche ici, tu peux te hisser sur le rebord de pierre de la fenêtre et monter sur le toit.

Anna se fendit d’une moue moqueuse.

— Je vois. C’est pour ça que tu es venue m’appeler, non ? Un peu haute pour toi, cette fameuse branche.

La jeune fille regarda ses souliers. L’Échosiane remarqua des éraflures sur ses genoux et ses tibias que dévoilait sa jupe rouge aux liserés blancs.

— J’ai essayé, mais j’me suis cassé la gueule, avoua Sélène à demi-mot avant de se reprendre complètement. Mais si tu me fais la courte-échelle je suis certaine que ça passe ! Puis toi, tu n’auras aucun mal à l’atteindre. Grande biche.

Anna soupira sans dire un mot. En temps normal, elle aurait refusé. L’excentricité allait trop loin et un tel exercice risquait de les mettre toutes deux en danger. Mais elle s’ennuyait tant...

Elle s’approcha de sa complice et joignit ses deux mains. Sans en attendre davantage, Sélène mit son pied dans l’étrier ainsi formé et Anna propulsa l’ancienne saltimbanque en l’air.

Cette dernière se saisit sans problème de la branche et se hissa dessus en s’aidant du tronc.

La fluidité de ses mouvements impressionna Anna qui d’un bond agrippa la même branche. Une traction en force lui permit de se tenir à côté de la jeune fille en un rien de temps.

De là, le second bras du platane s’avéra facile à escalader. En quelques mouvements, Sélène se trouva accrochée à la surface de la bâtisse comme un gecko d’été, les deux pieds sur un rebord de fenêtre et les doigts judicieusement glissés dans l’anfractuosité d’une moulure ancienne. D’un geste félin, elle escalada la façade et saisit la saillie du faîtage. Quelques secondes plus tard, elle se tenait fièrement debout au pied de l’une des coupoles qui formait le toit du bâtiment, toisant de haut sa complice.

Mais Anna ne se trouva pas en reste. Profitant de sa taille — elle dépassait Sélène d’une bonne tête —, elle n’eut qu’à prendre appui sur le rebord de la fenêtre pour en saisir le dormant d’une main, et jeter la seconde directement sur l’extrémité du toit. Une nouvelle traction et elle rejoignit Sélène.

— Dis-moi. Cette fenêtre devant laquelle nous sommes toutes deux passées allégrement, elle donne sur quoi ?

— Pas la moindre idée. On va faire comme si personne ne nous avait vues, d’accord ?

Le petit bout de femme prit Anna par la main et l’entraîna plus loin, courant sur les ardoises entre les coupoles de bronze et les cheminées de briques.

Le spectacle qui se révéla alors à elles s’avéra grandiose. A leurs pieds s’étendait la vaste ville de Cyclone, joyaux de la civilisation de Karfeld. La capitale semblait se noyer dans le lac Lilial : à la frontière entre la roche et l’eau, le port fourmillait de vie chargeant des bateaux qui reliaient les autres villes lacustres, ou les délestant de leur cargaison de poisson. Au sud, le quartier résidentiel se distinguait clairement, surmonté çà et là des grandes tours à la teinte d’ivoire qui faisaient, entre autres, la particularité de Cyclone. L’une de ces tours, la plus haute, arrivait même presque à leur niveau. En plissant les yeux, Anna vit, au milieu des maisons aux murs blancs, un chantier autour d’un gouffre, avec ses échafaudages de bois et ses treuils. Elle frissonna. Car ce chantier était de son fait. Elle contemplait son œuvre et Sélène le remarqua.

— Roh, oublie ça. Tout sera reconstruit en un rien de temps par la confédération des maçons et les gens auront oublié cet incident plus vite que toi. Regarde, observe. On croit que Cyclone c’est l’Église d’un côté, l’État de l’autre, un quartier d’habitation, un quartier marchand et l’Université religieuse. Mais c’est bien plus que ça. Par delà les murs, c’est une vingtaine de moulins perchés sur les collines, c’est des abattoirs, des entrepôts sur le port. C’est des auberges luxueuses et des maisons closes. Des taudis miteux et un château incroyable. Toutes sortes de gens évoluent là-dedans, comme un enclos géant où les ploucs s’enferment de leur plein gré. Et puis c’est ça aussi.

La jeune fille fit volte-face et pointa l’est du doigt.

Derrière elles, encore un peu plus haut sur la colline qui supportait la capitale, se dressait la cathédrale de l’Église, le monument le plus imposant de Cyclone.

Personne n’avait le droit d’entrer dans la basilique. Son accès était réservé au Pape, aux cardinaux et aux Templiers.

Anna remarqua d’autres échafaudages à côté de l’une des flèches de la cathédrale.

— Que font-ils là-bas, au sommet ? questionna-t-elle.

— ‘sais pas. Un nouveau clocher ?

— Mais le donjon du château ne doit-il pas rester le point culminant de Cyclone ? Je croyais que c’était une symbolique sur laquelle s’étaient entendus l’Église et l’État.

— Ouais. C’est peut-être pour ça que personne ne travaille dessus ? Et vu l’état de l’échafaudage, ça fait un moment qu’il est là.

— Peut être, oui.

Le duo resta là, assis, jusqu’au coucher du soleil afin de profiter au maximum de l’instant. Les derniers rayons de l’astre irradièrent le port et les eaux du lac Lilial de reflets dorés magnifiques, prolongeant les ombres des entrepôts et des navires comme sur une peinture.

— Je ne sais pas si c’était ton but, mais tu as réussi à me faire oublier mes montagnes et mon ennui un instant. Et c’est précieux. Je t’en remercie Sélène.

— Oh ya pas d’quoi tu sais. Toi tu as réussi à me faire oublier la grosse tache disgracieuse sur ma trogne. Pour une fois qu’une personne ne passe pas son temps à me dévisager comme un pêcheur regarde un poisson à trois yeux, c’est précieux. Je te remercie, Anna.

Sélène gloussa, Anna esquissa un sourire puis elles décidèrent qu’il était temps de rejoindre leur chambre.

***

Un zéphyr encore doux entra par l’unique fenêtre de sa chambre et fit ondoyer la chainse semi-transparente d’Anna.

On était dimanche matin, un soleil généreux brillait sur Cyclone et Anna, invariablement, s’ennuyait ferme.

Allongée sur le lit dans la même tenue que sa comparse, Sélène s’était assoupie.

L’absence de Morald se faisait chaque jour un peu plus lourde, et Anna se prit même à penser qu’il lui manquait. Pas de la manière dont Estelle lui manquait, mais tout de même…

Ces derniers temps, elle avait rêvé plusieurs fois de son ancienne tutrice. Des rêves assez peu avouables, dont elle ne confessait même pas la teneur à sa compagne de chambrée.

Elle ne savait pas vraiment comment était perçu le désir pour le même sexe dans les grandes villes. Dans les villages, on s’y intéressait fort peu, et le fait que deux hommes ou deux femmes puissent vouloir vivre ensemble ne dérangeait pas plus les autres qu’un chat sans puce. Mais ici tout était tellement différent de chez elle.

— Sélène ?

— Hm…

— Tu dors ?

— Hm.

— Tant mieux. J’aurais une question à te poser, toi qui vis ici depuis maintenant quelques années.

— … j’écoute, fit la jeune fille aux cheveux d’albâtre sans desserrer ses lèvres.

— Comment est perçu l’amour entre deux personnes du même sexe ici ? Je veux dire… à Cyclone.

Sélène se redressa soudainement sur sa couche, comme un ressort trop remonté. Elle ouvrit ses grands yeux. Dans cet ample chainse en lin immaculé, noyé sous ses cheveux platine, elle avait presque l’air d’un esprit taquin, un fantôme. La dépigmentation autour de son œil ne se voyait quasiment pas, noyée dans tout ce blanc.

— Oh ! CE genre de question !

Elle frotta son menton en retroussant son petit nez.

— Voyons. Je sais que moi, je m’en fiche un peu. Au cirque c’était assez habituel, d’ailleurs on découvrait généralement notre sexualité avec nos meilleurs amis sans forcément être amoureux. Et je n’avais pratiquement que des amies filles puisque les garçons étaient majoritairement très cons. Cependant, je crois que l’Église a un avis très tranché sur l’amour. C’est le genre de truc qu’Elle n’aime pas trop négocier, tu vois ? C’est un sentiment super pur, pour eux, quasi mystique. Elle l’associe souvent aux Agides d’ailleurs. Donc l’amour c’est merveilleux, mais c’est un homme, une femme et on fait des bébés. Point.

— C’est donc interdit ?

— Pas explicitement, mais personne n’est assez fou pour se promener aux bras d’une personne de même sexe dans les rues. Et même pour un pari, je n’irais pas poser la question à un prêtre ou un légat.

Elle lorgna un instant sur Anna, plissant les yeux de manière inquisitrice.

— Pourquoi me demandes-tu cela ? Et pourquoi maintenant ?

Une brise fit danser leur vêtement à travers lequel on devinait deux morphologies très différentes. La carrure galbée de la montagnarde contrastait avec la minceur de l’acrobate. Les deux jeunes femmes s’étaient déjà respectivement vues nues puisque les bains au sein du couvent étaient communs. Mais cette absence de pudeur n’avait jamais gêné ni l’une ni l’autre. Car si Sélène était très jolie aux yeux d’Anna, elle n’éprouvait aucun désir particulier à son égard. Aucune sensation de chaleur dans le bas-ventre comme celle responsable des quelques nuits blanches aux côtés d’Estelle.

— Simple curiosité, répondit l’Échosiane. As-tu peur que je te saute dessus dans la nuit ?

Elle se fendit d’un rire discret, immédiatement remplacé par une toux gênée lorsqu’elle réalisa ce que sous-entendait cette phrase.

— Hihi, donc tu ES intéressée par les femmes ! Je le savais ! Attends, non c’est faux, j’en savais rien. Tu as déjà essayé ? C’est comment ? Et les hommes, tu les trouves répugnants ? Et moi, tu pourrais coucher avec moi ?

— Sélène, s’il te plaît.

La jeune fille glapit, s’empourprant jusqu’à la pointe des cheveux. Seule sa marque sur le visage demeura invariablement blanche.

— Je viens de réagir comme le font toutes les personnes qui remarquent ma maladie pour la première fois.

Elle prit un ton pincé et nasillard :

— « Gna gna, est-ce que ça fait mal ? Est-ce contagieux ? C’est arrivé comment ? Ça ne te gêne pas de sortir avec ça ? ». Excuse-moi Anna. Je suis sincèrement désolée.

Il y eut un bref silence qu’Anna brisa d’un soufflement amusé du nez.

— Je n’ai jamais essayé. Je crois que je serais capable de désirer un homme autant qu’une femme. Et non, je ne pourrais pas coucher avec toi. Tu es une amie, un peu maladroite certes, mais tu as aussi tes bons côtés.

Elle lui sourit tendrement.

— Tu sais, tout ça n’est que très secondaire pour moi… Pour le moment, il y a tellement de choses auxquelles je dois penser. Cet écho, ma magie pénible, mon village, Morald…

Un fond sonore inhabituel attrapa l’oreille de l’Échosiane. Les cloches de la ville s’étaient mises à tinter. D’abord une, puis deux, et maintenant, tous les minarets, tours de garde, églises et chapelles s’étaient joints à la cacophonie, comme un orchestre de cuivre désorganisé. Sélène se précipita à la fenêtre, même si celle-ci donnait sur le mur du bâtiment d’en face.

— Il se passe quelque chose dehors. Quelque chose de grave. Allons voir.

Sans laisser à sa compagne l’occasion de protester, elle ôta son chainse et enfila une tunique blanche et rouge (les seules couleurs qu’elle portait, lui donnant une silhouette quasi albinos). Anna l’imita avec sa propre tenue en cuir vert de voyage qu’elle avait en arrivant ici.

Elles ne furent évidemment pas les seules curieuses. Toutes les sœurs se retrouvaient dehors dans une cohue parcourue d’innombrables discussions à voix basse.

— Le scriptorium ! On verra ce qu’il se passe depuis le toit. Suis-moi, dépêche-toi !

Telle une anguille, l’acrobate se faufila parmi les groupes des curieuses, suivie par Anna dont le gabarit ne lui facilitait pas la tâche. Rompu à l’exercice, le duo se tint rapidement debout au sommet de l’une des coupoles du toit de l’édifice central, agrippé à l’immense étoile en bronze qui l’ornait. Les cloches sonnaient toujours, encore plus distinctement depuis leur perchoir.

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