XV - 2 [corrigé]

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Immuable, Cyclone se tenait à leurs pieds, mais c’est par delà les faubourgs, au milieu des champs de colza et de maïs que quelque chose se tramait.

Une armée de plusieurs milliers d’individus vaguement organisée en régiments formait une mer humaine dans le prolongement du lac. La cohorte s’immobilisa à quelques centaines de mètres des murailles nord de la ville. Trois personnes semblèrent se détacher et s’avancer. De si loin, impossible de savoir de qui il s’agissait, mais Anna devina l’identité de l’une d’elles sans aucun doute possible. L’Étranger. Aussi improbable que cela puisse paraître, le jeune garçon avait réussi à mobiliser un nombre impressionnant de fidèles en un temps record.

— Est-ce la guerre ? demanda Sélène. Je n’arrive pas à voir s’ils sont armés. On discerne des fanions et des bannières, mais rien de plus…

— Que faites-vous là-haut toutes les deux ? Descendez de là ! Et plus vite que ça !

La voix qui les interpellait venait d’en bas, près de l’arbre qui leur avait servi de marchepied. Une femme âgée, vêtue d’une bure d’un rouge éclatant, brodée d’une étoile à onze branches les dévisageait avec stupeur.

— Une cardinale… ça sent pas bon, susurra l’acrobate à sa complice. Mieux vaut ne pas discuter.

Sans contester, les deux jeunes femmes descendirent de leur estrade et rejoignirent la vieille dame au visage sévère.

— Non, mais on aura tout vu… Vous ne pensez pas escalader la Cathédrale tant qu’on y est ? Sacrilège, blasphème, profanation. Je pourrais vous jeter toutes les deux au cachot pour ça.

Elle posa sur Anna un regard froid que cette dernière ne put tenir. Les deux billes noires de la cardinale semblaient être des puits sans fond, dénuées de toute compassion. Ce visage tout ridé et fripé amenait à se demander s’il avait déjà été jeune un jour. Elle détourna son attention vers Sélène.

— Toi, file, que je ne te voie plus. Allez ! Déguerpis !

La jeune fille ne demanda pas son reste et détala en accordant un minois triste à Anna qu’il l’interpréta clairement comme un « je suis désolée » silencieux.

— Et toi tu es Anna, si je ne me trompe pas.

Curieusement, son visage s’adoucit. Elle remarqua même du vert au fond des yeux fatigués qui la foudroyaient encore quelques secondes auparavant. L’Échosiane ne répondit pas, mais son corps le fit pour elle.

— Très bien, je te cherchais. Viens avec moi, marchons un moment.

La vieille dame se mit en route vers le nord à une allure qu’on ne lui aurait pas devinée. Elle prenait appui sur un bâton finement ouvragé aux mille reliefs figuratifs surmontés de l’éternelle étoile cerclée dans du bronze que les années avaient patiné. Elles firent plusieurs centaines de mètres en direction du cloître septentrional avant que le premier mot ne soit prononcé.

— Tu es donc l’apprentie de Morald. La première Échosiane de ce siècle. Il est intéressant que tu aies été choisie parmi les habitants d’un si petit village. D’ordinaire ceux de ton espèce sont issus de la noblesse ou du clergé.

— Je ne crois pas…

— Surtout, ne m’interromps pas, la coupa-t-elle d’un ton sans émotion. Je te ferai signe quand tu pourras parler. Je disais, il est rare que les tiens émergent parmi les pauvres et les illettrés. Mais qui sommes-nous pour juger ? Tu sais, reprit-elle aussitôt, ne laissant définitivement pas le temps à Anna de répondre à sa question, les Échosianes sont bénis du Pape et de l’Église. Des Saints, des représentations de la volonté des Anges en Karfeld. Tu vois de qui je parle ? Les Agides… Le clergé n’existe que pour s’assurer que la voie des Anges soit suivie et respectée par tous. Mais plus le temps passe, plus les gens oublient et s’égarent. Heureusement nous avons un Pape fort, et aujourd’hui les Anges nous envoient un test, une occasion pour nous tous de prouver notre valeur contre l’hérésie. Cette armée qui se masse à nos portes n’a qu’un seul objectif : plonger Karfeld dans le noir et l’ignorance en détruisant l’Église et tout ce qu’elle représente. Ignorant les sciences, la médecine, la magie et plus important, la spiritualité.

Elle s’arrêta devant un escalier qu’Anna n’avait jamais vu auparavant. Il menait au-dessus de l’enceinte qui cerclait le couvent.

— Tu as déjà été mêlée à eux il n’y a pas si longtemps que ça. Tu sais de quoi je parle.

Elle entama l’escalade des marches, une par une, s’aidant de son bâton comme d’un appui providentiel. Instinctivement, Anna offrit son bras pour aider, que la cardinale accepta.

— Aujourd’hui il est temps de choisir un camp. Car toute Échosiane que tu es, tu ne pourras éternellement garder tes pouvoirs pour toi. Ce n’est pas ton rôle dans l’Histoire de Karfeld. Ce soir, cette nuit, tu descendras ces marches et tu entreras dans l’arène. En bas, lorsque le combat fera rage, tu trancheras. Et si Morald dit juste, je n’ai aucun doute quant à ton choix. Tu peux maintenant parler. Surveille bien tes mots, car je n’ai pas la patience de ton professeur.

Mais Anna répondit du tac au tac. Ces mots tournaient dans sa tête depuis maintenant plusieurs minutes, puisqu’elle avait deviné les intentions de la cardinale.

— Je ne me battrai pas.

Mais elles arrivèrent au sommet de la muraille et à leurs pieds, s’étendait l’esplanade qui jouxtait la colossale Cathédrale. Elles pouvaient directement en voir l’immense porte principale, grande ouverte comme la gueule d’un monstre. Celle-ci semblait vomir des cohortes entières de Templiers, tous armés et armurés. Le soleil du zénith faisait luire d’or et d’argent leurs cuirasses, leurs marteaux de guerre et leurs boucliers. Il y en avait des centaines, peut-être des milliers. Tous allaient se ranger en formation, dans une géométrie parfaite. Une armée insoupçonnée, secrète, invincible, créée dans un seul but.

— Je ne te demande pas de te battre. Nous n’avons pas besoin de tes talents, aussi impressionnants soient-ils.

Sans discontinuer, la gigantesque porte en bois cloutée continuait de régurgiter des soldats sans discontinuer ni faiblir. Où se trouvaient-ils tout ce temps ? Où étaient-ils formés ? Depuis combien de temps l’Église travaillait-elle sur ce plan, cette invasion ?

— Bientôt Anna, Karfeld rentrera dans une nouvelle ère. Une ère de renouveau dans le juste cadre, celui de l’Église et des Anges. Un royaume sûr, répondant unanimement aux appels du saint Pape (elle embrassa son index), vivant par Sa voix et Son dogme. Un royaume pieux, et si nous sommes bénis, peut-être les Anges reviendront-ils vivre parmi nous comme aux temps jadis. Maintenant, va. Va te reposer, méditer, prier, car lorsque la lune brillera, tu seras ici même, et tu rencontreras Auroch que tu suivras jusqu’au champ de bataille.

Comme une marionnette, dépourvue de volonté propre, la jeune femme rebroussa chemin, descendant les marches une à une, laissant derrière elle cette foule de guerriers en armure dorée, prêts à réprimer dans le sang l’affront que faisait subir l’Étranger à l’Église.

De retour dans sa chambre elle s’allongea sur son lit et remonta le plaid jusque sous son menton, sans retirer ni sa tunique, si ses bottes. Elle attrapa son sabre qu’elle ramena près d’elle, comme un enfant serre sa peluche.

Anna ne savait quoi penser. Ou plutôt elle pensait à trop de choses en même temps. L’Église allait-elle vraiment exterminer ce mouvement protestataire sous les portes de la ville ? L’État se tiendrait-il silencieux face à ce massacre ? Quelles étaient les chances de victoire de l’Étranger et son assemblée ? Quel était simplement leur but d’ailleurs ?

Mais plus important, que devait-elle faire ? Son premier réflexe, sa première pensée, fut de fuir, loin. Possiblement à Ain Salah, le plus au sud-est possible. Abandonnant tout derrière elle, l’Étranger, Sélène, son village.

Son village. Un frisson horrible parcourut son échine. Était-il présent aux côtés de l’Étranger ? Instinctivement, elle sut que oui. Au moins une partie de Val-de-Seuil et de Felerive devait se tenir là-bas, au milieu des champs de colza et de maïs. Valian, Esther, Sebastian, Cassandre. Alors Anna comprit. Elle comprit pourquoi cette cardinale n’avait aucun doute quant à sa présence la nuit tombée sur la muraille nord. Que ça soit pour les protéger ou les raisonner, elle savait parfaitement que la jeune femme voudrait les voir.

Ses prières quotidiennes lui avaient effectivement inculqué un respect des anges, des Agides, que l’Église déifiait tant. Mais certainement pas suffisamment pour aveugler son jugement. La jeune femme avait toujours eu un intérêt tout particulier pour cette race antique, une curiosité tenace héritée des contes que lui chantaient ses parents, mais elle n’avait jamais rien vénéré dans sa vie d’avant, et ça ne figurait pas sur sa liste pour le futur non plus. Peut-être la cardinale avait-elle misé sur les cours de Morald pour ancrer une foi pure dans le cœur de la jeune femme. À tort.

Alors elle sut. Elle irait ce soir sur les remparts rejoindre le célèbre Auroch Le Juste. Elle descendrait dans les plaines de Cyclone, désobéirait à Morald et elle empêcherait ce massacre. Elle se le promit, mais dans une grimace réalisa : Anna détestait les promesses.

La lune éclairait son chemin comme un guide sourd et muet. Dans un silence assourdissant, elle répéta aveuglément le même chemin suivi durant la journée avec cette vieille femme. L’air était frais, chargé de l’odeur des premiers feux de bois qui devaient crépiter dans les cheminées des habitants de Cyclone. Que pensaient-ils ? Se sentaient-ils menacés ?

— Psssst, Noiraude.

La voix bien familière venait d’en haut, du toit. Debout sur la saillie, Sélène se découpait avec grâce sur le ciel étoilé, la lune semblait même former une couronne, une auréole autour de ses cheveux.

— N’y va pas. Je t’en conjure.

« Comment sait-elle ? »

— Je n’ai pas le choix Sélène. Tous mes amis, mes proches sont là-bas. Je ne peux pas laisser faire. Tu n’as pas vu ce que j’ai vu. L’Église se préparait à ça depuis des années. Il y a en ces murs une armée de Templiers prêts à abattre leur couperet sur ces rebelles. Ils n’ont aucune chance, je dois les prévenir, les aider.

— N’y va pas…

La voix de la jeune fille se perdit dans les sanglots. De là où elle se trouvait, Anna devina une larme qui perla au coin de son œil marqué par sa maladie. Comme une oasis au milieu du désert.

— Je reviendrai, Sélène.

L’Échosiane reprit son chemin, ignorant avec douleur les suppliques déchirantes de son amie dans son dos.

Elle arriva au pied de l’escalier qui la mènerait vers son destin, mais Anna n’hésita pas. Elle gravit les marches au pas de course pour se retrouver face à un homme banal au sourire radieux. Il portait une longue toge sombre, évidemment brodée du sigle de l’Église.

— Anna, je présume ?

Sa voix insupporta instantanément la jeune femme qui se raidit. Une voix nasillarde, hautaine, pleine de suffisance. Auroch faisait partie de ces hommes que l’on ne remarque pas et que rien ne distingue, mais qui sont persuadés d’être exceptionnels. Cela se lisait sur sa gueule de paon et il lui rappelait le malandrin qu’elle avait corrigé d’un coup de poing au marché avec Estelle.

— On m’avait dit que tu viendrais. J’en suis heureux, et très honoré. Viens allons rejoindre les autres.

— Les autres ?

— Les autres, oui.

Ils empruntèrent un second escalier, qui descendait jusqu’à la grande place où se tenait plus tôt la terrifiante armée de Templiers. Mais elle était maintenant déserte, à l’exception d’une trentaine de personnes toutes vêtues de la même toge brodée du même symbole.

— Messieurs-dames, Anna, l’Échosiane.

Soixante yeux se mirent à la dévisager comme si… comme si elle était atteinte du même mal que Sélène, probablement. Un murmure parcourut l’assemblée. Il y avait là des femmes, des hommes, de tous âges. Des mages. Anna eut un rire jaune.

L’Église continuait bien de former des magiciens. Mais ils n’étaient plus là pour aider les pauvres et les infortunés. Ils faisaient partie de l’armée. Cette armée dont l’Étranger lui avait parlé dès leur départ de Val-de-Seuil.

— Allons, il n’y a pas un instant à perdre, en route.

La petite troupe s’engagea sur un sentier qui descendait la colline sur laquelle se dressait Cyclone. Un escalier raide qui menait sur une petite plage enfoncée au fond d’une crique, à l’abri des regards. Le clapotis du lac s’entendait à peine au milieu des bruits de pas des mages. Mais plus elle avançait sur les galets, plus elle distinguait une masse entre elle et le lac. Une masse qui se divisa en plusieurs petites formes humanoïdes.

Des Templiers. L’éclat de la lune qui se reflétait sur leur cuirasse ne laissa pas de place au doute.

— Parfait, ils sont tous là. Chers confrères, êtes-vous prêts ? Anna, mettez-vous en retrait. Regardez de quoi est capable la foi.

Sans plus de cérémonie, les sorciers formèrent une rangée face aux eaux abyssales du lac et commencèrent à incanter à l’unisson.

D’abord, il ne se passa rien. Tout au plus, la surface du loch frémissait-elle timidement. Puis le frémissement se fit ébullition. Et avant qu’elle ne puisse se poser plus de questions, Anna fut témoin de quelque chose d’extraordinaire : l’eau se mit à reculer. La plage de galets s’agrandissait à vue d’œil, laissant sur place quelques gastéropodes et autres bivalves ainsi que d’épaisses algues sans couleur. Un poisson pris au piège d’une flaque se mit à frétiller frénétiquement, happant l’air dans un réflexe idiot.

Lorsque le sol fut à sec sur près de vingt mètres, la ronde de magiciens avança, un pas après l’autre, sans jamais cesser leur litanie, suivis de près par le régiment de Templiers dans un grondement sinistre.

Anna devait bien le reconnaître, le plan était astucieux. Si tout se passait comme elle l’imaginait, cette troupe allait contourner le rassemblement de rebelles stratégiquement établis le long du lac. Mais de toute évidence, l’Étranger avait sous-estimé la puissance de l’Église et de ses mages, car sous les yeux de l’Échosiane, ceux-ci se frayaient un chemin là où ça n’aurait pas dû être possible. La bataille qui ne s’annonçait déjà pas en faveur des rebelles s’apprêtait à devenir un massacre pur et simple.

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