XIV - 2 [corrigé]

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Avant dîner, elle retrouvait Sélène dans sa cellule et lui racontait chacun de ses exploits. La jeune fille essayait, sans succès, de l’inciter à braver l’interdit le plus sacré établi par Morald : ne jamais se servir de sa magie en dehors de leurs entrevues.

— Allez, rien qu’une fois !

Elle sautilla sur place et cacha ses deux mains derrière son dos.

— Combien j’ai de doigts ! Dis-moi ! Je suis sûre que tu peux deviner !

— Cinq ?

La jeune fille révéla ses pognes dont quatre doigts se dressaient fièrement. Son visage se décomposa. Elle accorda une moue renfrognée à son amie.

— Tu es sûre d’être si douée que ça ? Note, tu n’étais pas très loin. Peut-être que mon index n’était pas assez tendu ? Ou alors tu ne sais pas compter. Tu veux réessayer ?

— Je sais parfaitement compter Sélène. Je n’utiliserai pas cette magie ici. Qui sait ce qu’il se passerait si elle me dévorait…

— Je t’assommerais avec un de tes bouquins, répliqua-t-elle en haussant les épaules d’évidence. Ça me ferait un bon prétexte.

— Tu es incorrigible.

— Ça fait parti de mon charme oui.

Elle passa sa main dans ses longs cheveux de manière exagérée.

— Et c’est pour ça qu’on m’aime.

Mais Anna semblait déjà perdue dans ses pensées, les yeux figés. Elle jouait machinalement avec la cordelette du fourreau du sabre de l’Étranger qu’on lui avait ramené de sous les décombres. Sélène se rapprocha de son amie :

— Quelque chose ne va pas ?

— C’est juste que… avant d’arriver ici, on m’a diabolisé l’Église. Ça devait être le mal absolu, l’incarnation de l’injustice du vice et de l’horreur. Mais au final tout se déroule mieux qu’avant : je progresse, j’apprends des choses, la bibliothèque est un endroit merveilleux. Même Val-de-Seuil me manque moins qu’avant.

— Oh tout n’est pas parfait non plus, tu sais. Pas plus tard qu’hier j’ai appris qu’un légat venait de se faire renvoyer, car il avait cédé aux avances d’une sœur. Elle lui avait offert son corps contre une journée entière hors du couvent.

— Ce n’est pas tout à fait ce que…

— Alors que je me suis tapé la moitié des gus d’ici sans rien en retour ! Quelle idiote !

Anna sourit et alla s’asseoir sur le rebord de son lit, rejetant le sabre à l’autre bout de la pièce exiguë. Sélène, satisfaite de son anecdote reprit sur un ton plus sérieux, contraire ses habitudes :

— Et pourquoi devrais-tu choisir un camp ? L’Église ne fait pas l’unanimité, surtout hors des murs de Cyclone. Tu m’as toi-même raconté que ceux de ton village s’étaient laissés séduire par le blabla de l’Étranger. Laisse-les la haïr s’ils le souhaitent. T’a-t-elle causé du tort à toi, personnellement ?

— Ben, à part m’envoyer des cavaliers me faire la peau pour une pierre noire à Sigurd...

— Peut-être était-ce un cas isolé d’une prêtresse un peu trop… C’est quoi le mot ? Zolée ? Zoulou ?

— Zélée. Peut-être oui. Mais il y a des petites choses, des détails qui clochent ici. As-tu déjà rencontré un magicien du temps où tu vivais hors de ces murs ?

— Non jamais, fit la jeune fille en fronçant les sourcils.

— Moi non plus. Or avant ils parcouraient les terres de Karfeld pour aider les plus démunis. C’était leur raison d’être. Je sais que l’Église a la mainmise sur tout ce qui touche de près ou de loin à la magie. Pourtant personne n’a jamais vu un seul magicien depuis des années. Où sont-ils ?

— ‘sais pas. Pourtant du haut du clocher on voit bien qu’il y a des gens à l’académie. Peut-être qu’Elle se les garde pour Elle. Morald en est un, de magicien. Tu devrais lui poser la question.

Le dialogue se termina sur ces mots tandis qu’Anna se couchait dans son lit, l’esprit rempli de doutes. Pourquoi devait-elle penser à cela maintenant ? Tout se passait si bien, pourquoi remettre en question les desseins des autres ? Telle était sa nature, conclut-elle. Le doute mène toujours aux questions, et Anna aimait les questions, mais elle adorait encore plus les réponses.

Un nouveau mois passa, et l’automne tardait à arriver. La végétation luxuriante des cloîtres cédait sa place à des talus jaunis par le soleil qui laissaient voir les craquelures dans la terre asséchée. Au loin, on entendait le grondement sourd d’un orage de chaleur. Le ciel pestait et crachait ses éclairs, mais gardait pour lui ses larmes.

Anna repensait à ce que Hector le tanneur de Sigurd lui avait raconté plusieurs mois auparavant. Une tempête approchait. Quelque chose de violent et inattendu. Aujourd’hui, la jeune femme pressentait qu’il pût avoir raison.

Elle se présenta comme tous les après-midi devant le bureau de Morald, mais elle s’y retrouva seule. Une première, car son professeur ne supportait pas les retards.

Des éclats de voix lui parvenaient depuis l’intérieur du cabinet, cette fois fermé. Intriguée, elle s’autorisa à laisser traîner une oreille faussement distraite.

— Je ne peux pas y aller, je suis désolé.

On pouvait reconnaître la voix de Morald entre toute ; à cheval entre l’impératif et la suggestion.

— Il me reste beaucoup à faire avec elle, reprit-il.

— Ce n’était pas une demande, prélat. Votre présence est ordonnée. Par la voix du Pape.

Au timbre, Anna prêta cette seconde voix à une femme probablement très âgée, à laquelle s’opposait son tuteur.

— J’espère que le Pape connaît les risques à laisser une Échosiane livrée à elle-même au beau milieu de notre capitale.

— Ne blasphémez pas, Morald. Et embrassez votre index lorsque vous prononcez Son Nom.

Un court silence suivit, puis la vieille femme reprit :

— Vous savez parfaitement quelle est notre priorité. Alors vous irez là-bas comme vous l’avez déjà fait, et vous trouverez le remède comme le demande notre Père. Est-ce compris ?

— Oui cardinale.

— Bien. Votre protégée restera ici en attente de votre retour. À vous de faire au plus vite.

Les bruits de pas qui se rapprochaient de la porte sonnèrent la fin de l’entrevue et le signal pour Anna de décamper. Elle trouva refuge dans l’escalier le plus proche aussi silencieusement que possible. Heureusement, la femme partit de l’autre côté.

Sans tarder, la silhouette de Morald se découpa dans l’encadrement de la porte de son bureau. L’expression sur son visage restait invariablement la même : figé sur un air sévère, il ne laissait rien paraître.

L’homme habillé de sa sacro-sainte bure piquée du sigil de l’Église eut malgré tout un rictus discret en voyant son élève. Anna devina qu’il n’aurait pour rien au monde voulu que la jeune femme assiste à l’entrevue. Mais il reprit rapidement contenance.

— Bonjour Anna. Merci d’être si ponctuelle. Allons-y.

Ils gagnèrent le lieu d’entraînement dans un silence plus lourd qu’à l’accoutumée, accompagnés d’une bruine d’automne.

Dès qu’ils furent sur les lieux, le prélat ramassa un fruit déjà en partie décomposé et le posa sur le muret avant de se mettre à l’abri sous le grand arbre.

— Annihile cette pomme. Pas de flamme à faire naître en dessous comme pour le chat. Non. Je veux que tu la détruises depuis là-bas.

Il pointa d’un index un peu crochu l’autre bout du jardin.

— Une boule de feu, un éclair, peu importe, mais je veux que tu vises cette pomme et que tu lui envoies la mort et la destruction. Suis-je clair ?

Anna opina du chef. Le ton de Morald ne laissait de toute façon pas la place à autre chose que l’approbation.

Aussi gagna-t-elle l’emplacement indiqué par son tuteur. Elle fixa le fruit avec détermination.

Chaque fois, le rituel ressemblait au précédent : un bras de fer mental s’engageait avec cette boule insaisissable qui tournait sur elle-même au fond de son être. Un bras de fer pour se faire obéir et garantir le résultat que Anna voulait. Mais cette fois fut différente. Tout se fit à l’unisson, d’un naturel presque troublant.

Elle sentit tout son corps vibrer d’excitation, telle une enfant devant un nouveau jouet. Elle eut envie de rire. Un désir, une pulsion, une chaleur s’empara de son bas-ventre. Tel un fantasme enfin assouvi.

Une mélodie emplit l’air. Un air triste, un requiem.

Anna sursauta : une lumière noire jaillit soudain devant elle et percuta la pomme. Celle-ci éclata sous l’impact. Ça n’était pas de la lumière. Mais une énergie destructrice pure.

— Au nom du Pape…

Le prélat oublia une nouvelle fois d’embrasser son index.

Du fruit il ne restait rien. À l’endroit où il se tenait quelques instants auparavant une flaque abstraite ornait le mur à la manière d’un vieux souvenir.

Anna s’approcha de la scène en battant plusieurs fois de ses longs cils. Elle titubait presque, s’appuyant de ses deux mains contre les briques, la tête vers le sol.

— Épuisée ? tenta Morald.

— Non. Galvanisée ou… je ne sais pas. La sensation est quasi… orgasmique.

— As-tu réellement choisi la manière d’annihiler ta cible ? Je t’ai sentie surprise.

— Je ne crois pas. Mais tout m’a paru si naturel...

— Ça n’est pas bon. Pas bon du tout. Tu ne DOIS PAS te laisser emporter. Le résultat est peut-être là, mais ce n’est pas celui que TU as choisi. Que se serait-il passé si…

Mais l’Échosiane dormait déjà, adossée contre le petit mur de brique, les cheveux trempés par la pluie qui s’intensifiait.

Personne ne l’entendit, mais Morald blasphéma plusieurs fois.

Le lendemain, son professeur attendait Anna comme il le faisait toujours. Droit comme un I devant l’entrée de son officine.

— Bonjour, mon élève.

— Professeur.

Elle s’inclina légèrement, provoquant un léger sourire chez son vis-à-vis.

— Aujourd’hui, va être un peu spécial. Nous n’allons pas exercer ton pouvoir. Dans notre fougue à vouloir pratiquer plus que théoriser, nous avons oublié de discuter, toi et moi. Finalement nous ne nous connaissons presque pas et tu dois avoir beaucoup de questions à me poser.

La jeune femme posa un regard interloqué sur son tuteur. Il continua sans attendre de réflexion.

— Je quitte la ville un moment, et nos cours vont s’en trouver perturbés. Pendant mon absence, la règle d’or reste la même : aucune utilisation de ton don sous quelque forme que ce soit, je t’en conjure.

— Bien sûr.

La jeune femme fronça les sourcils, incrédule, puis demanda :

— Que vais-je faire de ces demies-journées laissées vacantes ?

— Prier, lire, étudier. Ce que font les autres pensionnaires du couvent.

Il lui accorda un clin d’œil maladroit. Morald multipliait ces gestes complices depuis quelque temps, avec un timing plus ou moins maîtrisé. Sous ses airs de professeur inflexible et sévère, un lien s’était créé entre eux. Un lien qui aurait pu ressembler à une relation père-fille, et Anna y trouvait un confort rassurant. Le savoir loin d’elle pour les jours à venir ensevelit la jeune femme sous une avalanche de doutes et d’insécurités. Les entraînements lui servaient d’exutoire et à force de répétition, les prières et la copie du matin l’agaçaient de plus en plus. Par ailleurs, la pratique de son don lui faisait du bien, à elle, mais aussi à cette boule pénible qui ne cessait de remuer, comme soumise à une force chaotique entêtante.

Le prélat mit fin au silence tandis qu’ils se dirigeaient vers le jardin :

— Reprenons. Je t’avais promis de te faire changer d’avis quant à l’Église. Jusque là, j’espère ne pas t’avoir déçue. Y a-t-il des questions que tu aimerais me poser ?

Un nouveau silence s’installa. Des questions, Anna en avait. Mais devait-elle réellement les poser ?

— Avez-vous toujours été au service de l’Église ?

— Je n’entrerai pas dans le détail de ma vie, mais oui, pour ainsi dire. J’ai été élève au sein de l’académie avant de devenir mage pour l’Église. Depuis, je suis devenu prélat et j’ai à ma charge une équipe scientifique dont le but est de résoudre certaines énigmes de l’Extérieur.

Anna opina du chef.

— Combien de temps serez-vous parti ?

Elle regardait son tuteur à travers les cheveux qui lui tombaient devant le visage. Le prélat lui semblait mal à l’aise, comme si tout ceci était un exercice forcé. Ou peut-être tentait-il d’établir un lien, une affection avant son absence à venir ?

— Plusieurs semaines je le crains. Crois-moi, j’ai essayé d’en dissuader mes mandataires, mais la mission qui m’attend là-bas est tout aussi importante que celle qui me retient ici. Ne t’en fais pas, tu es entre de bonnes mains. Je crois même qu’un cardinal viendra se présenter à toi sous peu afin de rencontrer l’Échosiane, la première de ce siècle. Tâche de faire bonne impression.

Il leva les yeux vers le soleil, couvrant de sa main la lumière hostile à ses rétines.

— Il ne me reste plus beaucoup de temps avant de prendre le départ. As-tu d’autres questions pour moi ?

Cette fois-ci elle ne tint plus. Cette question, il lui fallait la poser maintenant. Après tout, n’avait-il pas avoué être lui-même mage ? Qui de mieux pourrait lui répondre ?

— Oui, une. Mais sans rapport particulier avec ma condition : où ont les magiciens de l’Église ?

Morald se raidit.

— Un peu partout, occupés à résoudre les problèmes des petites gens. L’État nous a coupé une partie du trésor censé financer leur formation et leur salaire. Il y en a donc moins qu’avant.

Les mots du prélat résonnaient comme si quelqu’un d’autre les avait prononcés à sa place. Un sermon, un cantique. Il avait appris ça par cœur et le restituait sans même y réfléchir.

— J’ai vu les joyaux de l’Église de Sigurd. J’ai vu la richesse de l’Église. Je ne peux pas croire ça.

Les veines dans les yeux de l’homme se mirent à gonfler et virèrent au rouge, de la même manière que ceux d’Estelle lorsqu’elle l’avait confrontée.

— Écoute-moi bien, Anna. Je t’apprécie, mais ne dépasse pas les bornes. Tu m’as posé une question, j’y ai répondu. Ne t’avise surtout pas de remettre en question mes réponses.

Alors qu’elle pensait son sermon terminé, il reprit, crachant presque entre ses dents serrées.

— Ni celles de n’importe quel autre représentant religieux. Ça sera mon dernier conseil avant de partir. Maintenant va. la leçon d’aujourd’hui est terminée.

Sans rien ajouter, Anna reprit seule le chemin emprunté seulement quelques minutes auparavant. En fait de réponse, Morald venait d’accroître sa curiosité. Il y avait définitivement quelque chose d’obscur là-dessous et cela la rongeait de plus en plus.

Elle rentra dans sa chambre d’un pas lourd. Ça n’était définitivement pas la manière dont elle aurait souhaité ses adieux avec son tuteur.

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