2. Halloween

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L’air frai du matin enflamme mes poumons alors que je m’élance dans la montée de Vauban. Je passe la porte métallique sans la voir, traverse ponts et murs majestueux sans plus y prêter la moindre attention. Je suis à nouveau en retard.  Je me précipite dans l'amphi, il est déjà bondé. Mon regard parcourt les rangées d’étudiants. Les places du fond sont occupées par des groupes qui bavardent et lancent divers jeux sur leur ordinateur, téléphone ou tablette. Aux premiers rangs, ce sont les passionnés, ceux qui savent ce qu’ils veulent faire et qui veulent poser des questions. 

Moi, je fais partie des indécis. Ceux qui s’intéressent à la majorité des cours qu’ils suivent, mais qui ne savent absolument pas ce qu’ils vont en faire. 

Romain me fait de grands signes. Il m’a gardé une place au centre de l’amphi. Je le rejoins, reconnaissante d’avoir un siège réservé. Dans l’amphi A5, ça va, mais dans certains autres, si tu n’est pas là à temps, il faut s’assoir par terre dans les escaliers… Nîmes a une petite fac, et trop d’étudiants en première année… On pourrait croire qu’ils font en fonction, mais non. A la fac, c’est à toi de t’adapter. 

J’ai appris cette importante leçon dès les premières semaines. Quand une partie de la classe a disparu à la pause et que le professeur a continué sans être affecté, comme si c’était totalement normal, ça m’a fait vraiment bizarre. Mais c’est comme ça la fac. Tu te débrouilles. Des gens partent pendant que le prof parle, et tout va bien. Je voulais de la liberté, je suis servie. 

  • Juste à temps! me lance joyeusement Romain.

Je me faufile, pose mes affaires et m’installe avec un soupir de soulagement.

  • Merci de m’avoir gardé une place.
  • Avec plaisir, affirme mon ami pendant que Victoria et Abdel pouffent de rire.

Le seul membre du groupe que nous avons créé le jour de la prérentrée qui reste peu avec nous est "voix de crécelle". Heureusement! 

  • Des nouvelles de Zek et Liam? demande Romain d’un air entendu.
  • Pas beaucoup, Dieu merci!
  • Je ne te comprends pas, ronchonne Victoria. Ils ont tous les deux beaucoup de charme et ils te traitent comme une princesse! De quoi tu te plains?
  • C’est vrai, renchérit Romain. Rien que pour le plaisir des yeux, leur présence est la bienvenue.

Je ris.

  • Et encore, vous n’avez pas rencontré Hyas! Beau blond, les yeux bleus et pour couronner le tout, guitariste. Le problème, c’est qu’ils sont TROP protecteurs. Ils sont comme les gremlins, tout mignons au premier abord, mais nourrissez-les après minuit et ils se transforment en monstre! 

Mes camarades s’esclaffent. Je pousse un long soupir.

  • Je ne plaisante même pas. Sauf qu’au lieu de les nourrir, il suffit de leur présenter un petit ami.
  • Je crois que je vais faire croire qu’on est en couple pour voir ça! ricane Abdel.
  • Je te le déconseille… Ils peuvent devenir menaçants, voir violents.

Les rires cessent. Trois paires d’yeux me fixent.

  • Comment ça, reprend Abdel.

Je déglutis, faisant ressurgir de douloureux souvenirs.

  • Personne n’est assez bien pour mon frère, et ses amis suivent la même doctrine. « Mia doit être avec quelqu’un de bien, d’honnête, de fiable, avec un avenir, etc. ». Si le « quelqu’un » ne correspond pas à leurs standards, ce qui est impossible, ils le dégagent, d’une façon ou d’une autre. Il est déjà  arrivé que ça s’envenime quand j’étais au lycée. Je dois avouer que c’était un abruti, mais Liam lui a cassé le nez… Kurt, mon frère, avait déjà failli en venir aux mains avec lui, mais il s’était retenu. A cette période, Liam n’allait pas bien. Il était souvent impliqué dans des bagarres, et la bande agissant comme un seul homme, ils sont revenus plus d’une fois couverts de bleus. 

Mes amis restent bouche bée. Ils n’imaginaient pas Liam comme quelqu’un de violent. C’est normal, il est plutôt du genre à faire des plaisanteries. Son côté sombre n’est ressorti que brièvement. Quand j’avais dix ans, Kurt nous a présenté ce nouvel ami. Il venait souvent jouer avec nous et nous l’emmenions en sortie. Mais peu après mon entrée au lycée, il s’est mis à venir presque tous les weekends. Il n’était plus que l’ombre de lui-même, colérique,taciturne. Chaque fois qu’il restait dormir, il retrouvait un peu le sourire, alors s’est arrivé de plus en plus souvent. Mais dès qu’il n’était plus avec nous… Un jour, je les ai récupéré tremblants, Kurt avait la lèvre fendue et Liam un oeil sévèrement enflé. Ils se tenaient, bras dessus, bras dessous, riant comme des enfants. Ils riaient, ils pleuraient, ils titubaient, ils m’ont prise dans leurs bras et nous sommes restés de longues minutes dans cette étreinte. Ils ont toujours refusé de me raconter ce qui s’était passé, mais dès que j’eus soigné leur blessures, c’était terminé. Je ne les ai plus vu se battre depuis ce soir-là, mais Liam a continué à venir chez nous comme dans une seconde maison.

Je ris de la mine déconfite de mes camarades.

  • Je vous rassure, ça n’a été qu’une courte période! N’allez pas les prendrez pour des délinquants! Ils sont absolument adorables, mais dès qu’il s’agit de ma vie privée, ils sont excessifs et il vaut mieux éviter les plaisanteries de mauvais goût.
  • Finalement, je trouve ça plutôt sexy, moi, affirme Romain après quelques secondes de silence. Les bad boys, ça a du charme. 
  • Ça a du charme tant qu’ils ne te tapent pas dessus… ajoute Victoria, douchée.
  • En tous cas, j’ai hâte de rencontrer les autres. Ils sont aussi mignons que Zek et Liam?

Je n’ai pas le temps d’ouvrir la bouche, que le prof commence son cours. Je réponds dans un chuchoti et prends mon ordinateur.

  • Ils ont chacun leur propre style, mais oui, ils ont du charme dans leur genre respectif. Au fait, à la fin du cours, je mange avec Oriane à la coupole. Ça tente quelqu’un?

Romain accepte cependant qu’Abdel et Victoria déclinent, puis nous tentons de nous concentrer sur le monologue de notre enseignant.

Les heures s'égrainent et, plus vite que je ne l’aurais cru, nous flânons dans la boutique Harry Potter de la coupole en attendant Oriane. Ma colocataire se fait attendre. Le lycée dans lequel elle fait son BTS informatique est plus loin que la gare, il lui faut du temps pour nous rejoindre. 

Romain s’amuse à essayer tous les accessoires représentant les différentes maisons et prend la pause pour me faire rire, quand une petite brune d’un mètre soixante quatre nous interpelle. Un grand sourire aux lèvres, Oriane nous entraine vers la boulangerie pour acheter un sandwich. Elle trépigne.

  • Qu’est-ce que tu as? demandé-je intriguée. 

Elle me regarde, les yeux brillants. Je peux presque voir les rouages de son cerveau dans ses prunelles noisettes. Elle sait quelque chose. Une chose qu’elle trouve énorme. Elle se triture les ongles, se mord la lèvre et arbore son air canaille.

  • Allez, l’encouragé-je, tu meurs d’envie de le dire!
  • Hou, la curiosité est trop forte! renchérit Romain.

Elle craque et annonce dans un grand sourire:

  • Bon, ok! j’ai croisé Hyas ce matin.
  • Rien de bien surprenant jusque-là, je hausse les épaules. Le lycée de la CCI n’est pas si grand. 
  • Laisse-moi finir! Les gars font une fête pour Halloween! On est invitées! Ce sera notre première vraie fête étudiante, j’ai trop hâte!
  • Je vous préviens, lance Romain, même si je ne suis pas invité, j’y serai!
  • Ben je t’invite béta. 

Je les regarde s’exciter et réfléchir au costume qu’ils vont choisir. Je sens un étau se resserrer autour de ma poitrine. J’ai du mal à respirer. Les fêtes avec des garçons, ça se passait plutôt mal avant le départ de mon frère à l’université…

  • Kurt est au courant?
  • Pardon? me demande Oriane.
  • Kurt, répété-je, il est au courant? 

L’expression de mon amie change instantanément. Elle a compris.

  • Je ne sais pas… Hays voulait qu’on vienne…

Elle porte son doigt à ses lèvre et mâchonne sa peau. Elle se souvient des fêtes quand nous étions au lycée. 

  • On s’en fout, non? demande Romain perplexe.
  • Oh que non ! répond Orianne. Tu les aurais vus quand on était au lycée… 
  • Je t’assure que je n’ai pas exagéré, Romain. Tout ce que j’ai raconté, c’est la pure vérité. Ce sont des gremlins, et personne ne doit s’approcher de moi quand ils sont dans les parages, surtout Kurt. C’est lui qui mène le jeu en ce qui me concerne.
  • Mais Liam s’est calmé depuis, me rassure mon amie. Même s’ils recommencent leur cirque, ça ne devrait plus tourner à la bagarre. Et puis, c’est Halloween, ajoute-t-elle d’un air mutin, s’ils ne te reconnaissent pas, il n’y a plus de problème. 
  • Voilà une bonne idée! renchérit Romain. Il faut que tu portes une tenue avec un masque!

Trois téléphones portables apparaissent au même instant. Nous cherchons tous désespérément un costume qui empêcherait mon frère et ses potes de me reconnaître. Il y a des costumes de Catwoman, mais c’est un peu trop osé à mon goût. Nous trouvons batgirl, spider-woman, zorro au féminin et d’autres déguisements désespérément kitchs. Rien qui me convienne. 

  • Regardez-moi cette horreur! ris-je en montrant une tenue multicolore de mauvaise facture.
  • Affreux! renchérit Oriane. Mais tu vas devoir choisir quelque chose.
  • Passe à Jour de fête avant de te décider, propose Romain. C’est un bon magasin, ils ont parfois des choses intéressantes.

Suivant ses conseils, je file à Jour de fête le soir même avec mes deux colocataires. Anouk, aussi excitée que nous à l’idée d’aller à notre première fête d’étudiantes, voulait absolument un nouveau costume. Venir, c’était l’idée du siècle! Parce que, si je n’ai pas trouvé le costume lui-même, j’ai trouvé l’idée et surtout les accessoires indispensables à ma mascarade. 


***


Le soir d’Halloween enfin là, je souffle un grand coup. Pour me soutenir, mes deux amies ont choisi des déguisements sur le même thème que moi. Orian est Poison Ivy, Anouk, la sorcière rouge, et moi, Harley Quinn. En pantalon, corset et gants rouges et noirs, une perruque blonde sur la tête plus un masque noir sur les yeux, je suis méconnaissable. Romain nous rejoint devant la maison déguisé en Joker. 

Nous entrons dans la cour des grands et pénétrons la maison bondée. L’ambiance est électrique, les lumières tamisées et la musique forte. Des toiles d'araignées, des traces de sang et des squelettes décorent superbement le grand salon où la majorité des invités sont regroupés. Alcools et nourriture “terrifiantes” sont disséminés sur de grandes tables le long des murs. Les invités déjà présents se trémoussent gaiement au centre de la pièce, débarrassée pour l’occasion.

Nous nous joignons aux danseurs, sans chercher à trouver ni mon frère, ni ses amis. Je danse, libre (et un peu alcoolisée), avec qui j’ai envi. 

Au bout de deux heures de fête, Anouk, Orianne et Romain se dispersent pour voir d’autres personnes. J'aperçois Victoria et Abdel, mais je n’ose pas aller les voir, j’ai trop peur d’être reconnue. Essoufflée et en sueur, je me dirige vers la cuisine pour me rafraîchir. Ici aussi, la lumière a été tamisée pour faire plus “Halloween”. Une dizaine de personnes sont assises au sol, en cercle, autour d’une bouteille en verre. 

  • Hé! Salut! Joins-toi à nous! me propose un garçon en tenue de vampire.

Il me fait un grand sourire et m’invite à m’approcher d’un geste de la main. 

  • Vous jouez à quoi? demandé-je en m'asseyant.
  • Sept minutes au paradis, lance une fille avec une œillade coquine.

Le garçon en vampire fait tourner la bouteille. C’est la fille à l'œillade qui est désignée la première. Elle se lève et va s’enfermer dans le cellier. Le vampire relance. C’est une autre fille, déguisée en sorcière qui se lève et rejoint le cellier. Pendant sept minutes, elles restent enfermées. Aucune règle, elles ont le droit de tout faire pendant ces sept minutes : rien, discuter, s’embrasser, davantage si affinités… Personne n’a le droit d’ouvrir la porte. Tout est permis à l’intérieur. J’ai très envie de rester jouer. Un garçon en tenue de Zorro se joint à nous.

Sept minutes, c’est très long. Pendant leur absence, nous discutons, buvons et prenons les paris sur ce qui se passe entre les quatre murs du cellier. A leur retour, les deux filles rigolent comme des foles, sous les vivats des joueurs, mais refusent d’évoquer leurs sept minutes. C’est le jeu, elle n’ont pas à révéler quoi que ce soit. Les paris reprennent de plus belle. La bouteille tourne. Je ris. Un autre couple disparaît pendant sept minutes. 

La bouteille tourne… et s’arrête sur moi.

Mon cœur s’affole. Je regarde les autres participants qui sourient. Je me sens gênée d’être le centre de l’attention. Tous ignorent qui je suis. Dans cet anonymat et le secret de cette pièce, je me sens libre de tout jugement. Cette situation nouvelle est excitante. 

Le coin droit de ma bouche s’étire en un demi-sourire. Je me lève sous les encouragements et pousse la porte du cellier. 

La pièce est extrêmement sombre. Je reste immobile, le temps que mes yeux s’habituent à l’obscurité ambiante. Au bout de quelques secondes, je distingue les étagères qui habillent les murs. Des coussins sont disposés au sol. J’avance et m’installe confortablement en attendant mon ou ma partenaire pour les sept prochaines minutes. Loin des sous-entendus coquins du groupe, mon cœur se calme. Après tout, il ne se passe rien en général. On joue seulement à se faire des films. 

La porte s’ouvre. Je protège mes yeux, aveuglée par la lumière de l’extérieur. Zorro pénètre dans la pièce et referme la porte derrière lui. 

Ma respiration s’emballe. Qu’espère-t-il de ces sept minutes? Va-t-il tenter quelque chose? Est-ce que je souhaite qu’il tente quelque chose? Est-il aussi stressé que moi? Je ne perçois que sa silhouette. Il est svelte et bien plus grand que mon mètre cinquante-huit. Ses épaules ont l’air larges, mais peut-être est-ce un effet dû à sa cape. Comme moi, il attend de s’habituer à l’obscurité ambiante avant de s’avancer. 

  • Salut, dis-je. Viens t’asseoir.

Nous entendons les commentaires étouffés de nos camarades. Un rire nerveux m’échappe.

  • Ils doivent être en train de parier sur ce que nous allons faire.

Il s’immobilise, apparemment tendu.

  • Tu sais, ils ne font que s’amuser. On n’a pas besoin de faire quoi que ce soit. 

Il reste figé. J’ignore comment réagir. 

  • Par contre, si on reste silencieux pendant sept minutes, ça risque d’être long. Viens au moins t'asseoir. Je te promets de ne pas te sauter dessus! 

Il finit par obtempérer et s’assoit dans l'espace réduit. Son parfum entêtant se reprend autour de lui. Quelque chose me semble familier. Peut-être sa silhouette, ou sa démarche? Ce parfum? Je ne sais pas. Pourtant, quelque chose me titille.

  • Tu ne voudrais pas me dire ton nom?

Il secoue la tête pour refuser. Un doute affreux s’empare de moi.

  • Tu n’es pas Kurt au moins? Demande-je horrifiee. 

Il tressaille et nie vigoureusement en secouant la tête et les mains. Je le détaille autant que la lumière qui filtre sous la porte me le permet. Autant dire, fort peu. Ses cheveux sont dissimulés sous son chapeau et un masque noir lui mange la moitié du visage. Il ne porte ni barbe, ni moustache, mais l’obscurité m’empeche de voir le moindre particularité correctement.

  • Est-ce qu’on se connait?

Il hésite, puis hausse les épaules. Il ne veut pas me le dire, ou il ignore si nous nous sommes déjà rencontrés? Pourquoi ne parle-t-il pas? Je m’approche de lui. Zorro a un mouvement de recul. 

  • Je te fais peur? l’interrogé-je, déconcertée et un peu amusée.

Il hausse à nouveau les épaules. 

  • Pardon, mais … es-tu muet?

Il hésite, puis affirme que non.

  • Alors pourquoi ne pas me parler? Normalement c’est un moment où on rigole, on discute et même où on tente des choses. 

Il n’ouvre toujours pas la bouche. Monsieur est timide? Ok. Je vais l’embêter un peu et essayer de le faire sortir de ses gonds. 

A quatre pattes, je me rapproche tout doucement de lui. Je pose ma main sur sa cuisse. Il recule tellement fort qu’il se cogne la tête sur une étagère.

Un grognement lui échappe. Un nouveau rire nous parvient. Je pouffe moi aussi. Il est mignon. Peut-être qu’il est gay?

  • Ils doivent penser qu’on est en pleine action! Tu sais, si tu ne voulais pas risquer d’être seul avec une fille, il ne fallait pas jouer à ce jeu. Meme si rien ne nous y oblige, le principe de base c’est quand même de s’amuser à s’embrasser dans le noir.

Il tressaille et se penche vers moi.

  • Tu serais d’accord? murmure-t-il.

Sa voix est basse et rauque. Il prend appuie au sol, tout près de moi, et plante son regard, que je distingue à peine, dans le mien. Mon cœur s’emballe. Je sens ma poitrine monter et descendre au rythme de ma respiration. 

J'acquiesce.

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