Chapitre 3 : L'épée ambrée

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La petite Sophie dormait toujours lorsqu'ils passèrent à table. Marie avait mijoté un plat dont les effluves avaient suffit à mettre Lucie en appétit. Cependant celle-ci ne pouvait s'empêcher d'être sur la réserve, ce n'était pas dans ses habitudes de manger chez les autres et tout dans ses manières trahissait ce malaise. Elle avait posé sa cape sur le dossier de la chaise rustique où elle avait pris place, et y avait laissé son épée reposer contre l'un des pieds : toutes ses affaires étaient à proximité si elle en avait besoin, et Moz était toujours dans le jardin. Marie lui avait proposé d'enlever le gant qui cachait sa main gauche, mais elle avait poliment décliné la proposition. Une fois le repas servi, les parents remercièrent Lucie une fois de plus de leur avoir ramené leur fille, et à son tour elle les remercia de lui offrir le couvert. Après cet échange de politesse, le repas commença silencieusement. Seul le son des couverts raclant l'assiette, de la mastication des bouchées, et quelques raclements de gorge indiquant que l'on ne savait plus trop quoi dire, venaient ciseler le fond sonore. Et comme toujours lorsqu'un silence s'étend un peu trop, on finit par le briser en posant des questions :

  • Au fait, demanda Alpert en levant brusquement la tête, comme s'il avait été traversé par un éclair de génie et qu'une question essentielle lui venait. Comment savais-tu où nous habitions, pour nous ramener Sophie ?

Lucie prit le temps de terminer sa bouchée avant de répondre d'un souffle :

  • C'est grâce à Moz, c'est une sorte de renard magique. Il peut trouver à peu près tout ce que je lui demande de chercher, donc je n'ai eu qu'à lui dire de me conduire chez les parents de Sophie, pour qu'il m'amène jusque là.
  • Fascinant... marmonna Alpert, sans avoir l'air très enjoué.

Lucie eut un demi-sourire empreint de mélancolie. La plupart des gens n'aimait pas ce qui se reliait de près ou de loin à la magie et au bizarre. Dans sa jeunesse, elle-même avait souvent été regardée de travers à cause de son renard, entre autres. C'était pour cela aussi qu'elle n'aimait pas manger chez les autres, ou qu'on lui pose trop de questions : ça la mettait dans une position inconfortable. Mais ça bien-sûr, Alpert et Marie ne le savaient pas, et une nouvelle question suivit la première :

  • Et cette épée que tu gardes... ?

Cette fois la question restait en suspend, comme si l'on voulait éviter de dire des choses fâcheuses. Lucie entreprit de rassurer les parents suspicieux :

  • C'est un cadeau d'un ami, je la garde surtout en souvenir.

C'était en partie un mensonge, car l'épée était utilisée régulièrement et avait donc une vraie utilité, pas qu'au titre de souvenir.

  • Je vois, répondit évasivement Marie. Et...

L'arrivée de la petite Sophie, qui descendait les escaliers pour rejoindre la cuisine, interrompit la discussion. Ses parents se levèrent immédiatement pour la rejoindre.

  • Ma chérie, ça va mieux ? s'enquit Alpert.

La petite se frotta les yeux, comme sortant d'un profond sommeil ; mais elle les écarquilla bien vite. Poussant un cri suraigu, elle pointa Lucie du doigt :

  • Qu'est ce qu'elle fait là ?!
  • C'est elle qui t'a ramené à la maison, dit doucement Marie en passant sa main dans les cheveux de sa fille. Ne t'inquiète pas.

Mais bien que Lucie lui fasse un sourire bienveillant et un salut de la main, Sophie ne semblait pas rassurée du tout. Elle balbutia ses mots en pointant la jeune femme du doigt.

  • Tout à l'heure, je l'ai vu tuer deux hommes avec son épée ! lâcha-t-elle enfin.

La révélation changea d'un seul coup l'ambiance de la pièce : les parents se mirent immédiatement devant leur fille, comme un rempart défensif. Lucie s'y attendait un peu, mais elle avait espéré que la petite ait tout oublié à son réveil. Elle n'aurait décidément pas dû accepter de rester pour le dîner. Le regard des adultes était maintenant beaucoup moins chaleureux qu'avant.

  • C'est vrai ça ? demanda Alpert.

Lucie soupira.

  • Il va falloir partir d'ici, nous n'abritons pas les assassins sous notre toit, cracha Marie.

La jeune femme se leva nonchalamment de sa chaise, et se saisit de son épée. Cependant, au lieu de la ranger en bandouilière dans son dos, elle la défourailla rapidement ; dans un inquiétant crissement métallique. La famille eut un mouvement de recul glacé d'horreur. Que voulait-elle faire avec cette arme ? La terreur s'empara subitement de chacun d'eux. Alors, Lucie pencha calmement sa tête de côté et posa le tranchant de la lame en évidence contre son cou.

  • Qu'est ce que tu fais ? Arrête ! s'écria Alpert, comprenant soudain l'intention d'un tel geste.

Marie eut à peine le temps de poser la main devant les yeux de sa fille : d'un geste sec, Lucie fit glisser la lame de son épée le long de son cou, tandis que des cris horrifiés l'accompagnèrent. Une seconde passa. Puis une deuxième. Mais Lucie ne s'effondra pas, et aucun trait sanguinolant n'apparut dans son cou. Elle rengaina simplement son arme et la reposa contre sa chaise.

  • Mon épée ne peut pas trancher d'êtres vivants, dit-elle simplement. Elle a été bénie par un prêtre, ce qui la rend incapable de servir au meurtre. Les seuls qui doivent craindre cette arme sont les démons et les êtres corrompus par le vice.

La famille était toujours en retrait dans le coin de la pièce, ils ne semblaient pas revenir de ce qu'ils avaient vu.

  • Autrement dit, poursuivit Lucie, si j'ai pu tuer des hommes, c'est qu'ils n'étaient pas des hommes justement. Je ne suis pas une meurtrière, alors ne vous inquiétez pas.

Elle se rassit à table et recommença à manger, tandis que la pauvre famille la fixait toujours avec stupéfaction. Les démons étaient des êtres sans âme, rongés par les sentiments les plus obscurs de l'espèce humaine. Mais ni Alpert ni Marie n'auraient cru que de telles créatures puissent vivre dans leur campagne, si calme et paisible. Certes, beaucoup d'êtres étranges pullulaient dans la nature, mais les démons étaient clairement maléfiques, ce qui rendaient leur présence incroyable dans une région où aucun drame n'arrivait jamais.Lucie finit par leur adresser un regard insistant, les engageant à s'assoir pour finir de manger. Mais alors que les adultes commençaient à bouger pour continuer les questions autour de la table, la petite Sophie les retint par la manche. Elle n'était pas encore tout à fait rassurée.

  • Sa main gauche a quelque chose de bizarre aussi, dit-elle dans un murmure inquiet qui se voulait n'être entendu que d'Alpert et Marie.

Mais Lucie entendit aussi, et comprit que cette fois, elle serait mise à la porte pour de bon.

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