Fortuna

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 La vieille Calpurnia resta devant l'entrée de la chambre comme pétrifiée par Méduse. Le temps s'était comme suspendu lorsque les râles plaintifs de sa maîtresse firent revenir son corps à la vie. Elle entra dans la chambre et s'approcha de Délie, assise dans son lit. Son front perlait de gouttes de sueur et ses yeux étaient hagards. Ses joues rouges de fièvre contrastaient étrangement avec sa peau d'ivoire. "Calpurnia, donne-moi mon enfant", dit-elle en tendant les bras. Lorsque l'esclave lui remit le bébé, la jeune fille ferma les yeux et inspira d'aise. Tant d'amour l'inquiéta. Elle devinait que le chagrin serait grand.

- Maîtresse, si vous le voulez bien, je vais faire venir le médecin. Vous êtes fiévreuse.

- Fais donc, Calpurnia. Il faut que je sois remise sur pied pour la cérémonie.

 Elle se contenta d'acquiescer et d'obéir aux ordres de sa jeune maîtresse, lui tendant des langes et lui prodiguant des soins tout en la fuyant du regard. Au bout d'un moment, cette attitude inquiéta Délie. Elle connaissait trop bien Calpurnia pour ne pas comprendre que quelque chose lui pesait. Alors que l'esclave s'apprêtait à sortir, Délie l'appela. Elle se tourna vers sa maîtresse. Apparemment, son regard la trahit, car après qu'elle l'eut brièvement posé sur le bébé, Délie lança sur un ton plein d'affirmation "Non, ce n'est pas possible".

 Mais quand elle vit les traits de l'esclave s'affaisser, la jeune mère éclata en sanglots. Des spasmes s'emparèrent de son corps si faible. "Calpurnia", appela-t-elle à l'aide, les bras pris de tremblements. L'esclave lui prit le nourrisson pour la laisser tout à sa douleur.

- Je vais m'enfuir avec elle.

- Maîtresse, soyez raisonnable, dit doucement l'esclave.

- Mais Calpurnia, mon mari est un monstre...

- Je le sais, maîtresse, dit-elle très bas pour ne pas risquer d'être entendue, tout en jetant des regards inquiets vers la porte.

- Un monstre qui m'a traîné dans son lit pour me retirer à jamais les vraies joies de la vie. Et la seule chose au monde qu'il est bien capable de me donner, il me le retire et me fait commettre la pire des hontes qui soient pour une mère. Je me sens incapable de la déposer, fais-le seule !

Tandis qu'elle parlait, l'esclave faisait de ses mains des gestes l'invitant à parler moins fort.

- Il le faudra bien pourtant, maîtresse. C'est votre rôle... aussi terrible soit-il, dit-elle d'un ton grave.

  Avant l'aube, Délie se revêtit d'un châle sombre suffisamment long pour cacher son visage juvénile sur lequel ses pleurs avaient creusé deux longs sillons. Elle déposa son enfant dans une corbeille souple, le recouvrit d'une petite couverture brodée d'oiseaux qui avait passé la nuit sur son sein et attacha autour de son cou la bulla protectrice dans laquelle elle avait glissé, quelques mois plus tôt, des fragments d'ambre et de galalithe. Les mots rayonnants qu'elle lui murmurait à l'oreille cachaient alors un dessein bien sombre.

 Au moment où elle rejoignit l'atrium pour gagner la sortie de la villa, elle aperçut la silhouette figée du cuisinier de la maisonnée cachée dans un recoin. Au moment de passer le seuil, elle se retourna, le temps d'échanger avec lui un bref regard. Atticus comprit qu'elle s'adonnait à cette tâche avec toute la peine qu'un vivant est capable de porter. Il se recula et l'ombre l'engloutit.

 Elle franchit les portes de la ville encore endormie et noyée de brumes pour déposer délicatement le panier à un carrefour. Elle resta de très longues minutes à se repaître du visage de son enfant endormie pour ancrer son souvenir à jamais et la sauver de l'oubli pour toujours. Les nuées matinales les isolaient du reste du monde comme pour leur offrir le seul moment d'intimité auquel elles auraient jamais droit. "Mes doux yeux, mon petit oiseau..." répétait-elle d'un ton qui lui demandait pardon. Au moment où des pas semblèrent s'approcher, Délie lança une prière : "Nona, Decima, Morta, j'en appelle à vous, les soeurs Parques. Faîtes qu'elle vive et qu'elle me revienne !",  avant de s'enfuir.

 Alors que l'enfant était là au milieu de nulle part en dehors des portes de Rome, une silhouette informe s'arracha des brumes. Une vieille femme errante, bossue et la jambe trainante, qui portait sur son dos un rouet. Elle s'approcha lentement du panier. Une fois devant le nourrisson, elle affaissa ses genoux cagneux et posa ses mains osseuses sur le sol pour approcher son visage décharné près de celui de l'enfant. Ses yeux myopes et égarés s'exorbitèrent presque à la vue du bébé. Une fois qu'elle l'eut bien observé, elle se releva.

 Elle posa au sol son rouet et sortit de sa besace un amas d'une matière mystérieuse, nébuleuse et irisée. Elle en prit une mèche dont elle observa, semble-t-il, la qualité, puis se mit à la filer en faisant tourner son rouet. Tout en s'adonnant à cette tâche, elle s'adressa à l'enfant. 

 « Je m'appelle Nona. Mais à toi, on a refusé tout prénom. Tu vas donc être confiée à Fortuna. Et les Parques savent que Fortuna te réserve, si ce n'est un grand destin, du moins un destin d'aventures. Si ce n'est une vie heureuse et paisible, du moins une vie palpitante, bien que souvent douloureuse. Tu n'as pas de prénom, mais tu t'en donneras un. Et si tu n'as pas de maison où poser tes jours, tu as des pieds pour emprunter les chemins du vaste monde. Et si on te chasse aujourd'hui, c'est pour mieux revenir demain. Et faire sentir à tous ceux qui n'ont pas voulu de toi dans leur vie combien ils ont eu tort. Combien ce qu'ils ont refusé est perdu à jamais pour eux. À jamais ! ».

 Alors qu'elle finissait ses élucubrations et que les brumes s'étaient dissipées, un couple d'esclaves à chariot la hélèrent : "Arrière, démône ! Vieille folle !". Alors que la femme descendait précipitamment du chariot pour venir au secours du bébé, Nona se redressa, remballa son rouet et déguerpit en boitillant.

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