Naissance

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 Le jour se levait sur la radieuse cité de Rome à mesure que le divin Hélios décochait ses flèches scintillantes sur ses sept collines. L'une d'entre elles pourfendit l'atrium des Lucius pour se jeter dans le bassin de leur villa. Frappée de cette flèche divine, l'eau des dernières pluies éclaboussait les murs rouges et le plafond de taches tremblantes de lumière. L'atmosphère de toute la villa semblait alors aussi lourde et apaisée qu'un jardin après la tempête. Seul le chant d'un merle mêlé aux gazouillis d'un bébé perçait le silence de la maisonnée encore appesantie de sommeil.

  La sage-femme Pulla sortit de la chambre et s'arrêta au pas de la porte qui donnait sur l'atrium. Tout en finissant de ranger ses instruments dans le pli de son long manteau, elle s'adressa à l'esclave préposée aux soins de la jeune mère.

- Elle aura des saignements abondants pendant plusieurs jours. Veillez donc à la changer régulièrement. Je reviendrai demain m'assurer que tout va bien.

- Et le bébé ?

- Le bébé est mince et chétif. Et heureusement, autrement elle aurait tué sa mère... Mais sous ses airs fragiles, sa santé semble solide.

  Après avoir transmis à l'esclave ses dernières instructions, elle chercha du regard le maître de maison. Marcus Lucius traversa l'atrium avec empressement sans un regard pour la sage-femme pour se diriger vers son bureau, le tablinum. Le voyant chercher avec grand intérêt dans les étagères de sa bibliothèque surchargée de rouleaux de papyrus, elle fronça les sourcils. Malgré la réserve qu'exigeait son métier qui la faisait entrer dans l'intimité des familles, elle ne put s'empêcher de juger cet affairement à des tâches administratives incongru en ce jour si spécial, sinon de mauvaise augure. Malgré l'indifférence délibérée qu'il affichait, Pulla se dirigea à son tour dans le bureau, suivie de près par l'esclave Calpurnia.

- Marcus Lucius, votre épouse a accouché et se porte bien. Vous pourrez remercier Diane d'avoir été aussi clémente pour son premier enfant.

 Après avoir mis un des rouleaux de papyrus sous le bras, Marcus se redressa de toute sa hauteur et se tourna vers la sage-femme.

- Merci de m'en informer, sage-femme Pulla, dit-il d'un ton cordial. J'imagine que vous êtes harassée par cette nuit de travail, même si l'accouchement semble s'être déroulé le mieux du monde.

- Détrompez-vous, Marcus Lucius, répliqua-t-elle d'un ton péremptoire. Votre épouse ne réunissait pas toutes les conditions pour espérer qu'il se déroule au mieux. Sa jeunesse fait que son bassin n'était pas entièrement formé pour mettre au monde un enfant sans danger.

- Je salue donc votre expertise, dit-il assez froidement. Et c'est... ?

- C'est une fille.

 Marcus plongea alors ses yeux dans ceux de Calpurnia qui se tenait en retrait sur le seuil du tablinum. "Tu sais ce qu'il te reste à faire", dit-il en ponctuant ses paroles d'un geste qui la congédiait. Pulla s'était alors tournée suffisamment rapidement vers l'esclave pour voir l'effarement se dessiner sur son visage avant qu'elle ne tourne le dos pour s'en aller. Cette réaction lui fit deviner les intentions du père. Elle s'en mordit les joues de colère, « Toute une nuit de labeur pour ça ». Nullement impressionné par la figure furieuse de la jeune médecin, le maître de maison s'en alla vaquer à ses occupations après un bref salut. 

 Le regard rivé sur ses sandales fatiguées qui progressaient sur les mosaïques peuplées de naïades, Pulla se plongea dans les souvenirs qu'elle avait gardés de cette nuit. Elle se rappelait avec précision son jeune visage dont les joues duveteuses avaient encore les rondeurs de l'enfance. Elle répondait au doux nom de Délie.

 Dans son souvenir, son corps si gracile se tordait dans des grimaces de douleur, tandis que la bulla protectrice qu'elle portait en collier s'agitait sur sa poitrine gonflée de lait. Epuisée, les joues tremblantes et rouges, le corps en sueur. Cette douleur insoupçonnée qui la traversait tout entière était devenue soudain si immense qu'elle avait pensé mourir. Pulla avait l'habitude. Ce moment signait bien souvent la délivrance. Au terme de longues heures, elle avait enfin accueilli le bébé dans ses bras experts et l'avait entouré habilement d'un lange avec des gestes qu'on devinait répétés des centaines de fois.

 Quand Délie avait reçu dans ses bras son nourrisson, son étonnement était tel qu'elle en oublia la douleur de l'accouchement. De ses entrailles qu'elle sentait si soudainement vides, était sortie cette créature étrange. Pulla devinait ses pensées. Elle avait vu son esprit se perdre dans des réflexions qui devaient porter sur l'étrangeté de la vie, son regard fixant sans relâche ce spectacle si miraculeux, dont les mouvements étaient si maladroits et les paupières résolument fermées comme s'il sortait d'un long sommeil. Trop de lumière, de bruit, de froid. Devant tant de détresse, Délie avait alors été prise d'un immense amour et avait serré son bébé contre elle.

 Pulla ne se lassait pas de ce genre de scène. Ses traits si tendus par ce long labeur s'étaient détendus et épanouis dans un léger sourire. Tandis que ses yeux se piquaient de fatigue, d'un geste, elle avait réclamé à l'esclave Calpurnia de lui ramener une bassine d'eau claire pour laver ses outils. Elle tenait à ce que le silence règne. C'est pour cette raison qu'elle aimait tant faire les accouchements la nuit ou au petit matin, quand toute la ville dort et que personne ne soupçonne que Junon et Diane ont oeuvré en insufflant la vie dans une nouvelle âme. En embrassant cette carrière, Pulla se faisait la complice des déesses et leur assistante.

 Ses pieds s'arrêtèrent sur les carreaux de mosaïque qui ornaient l'entrée. Elle recula son pied gauche pour découvrir le mot qui accueillait les visiteurs de la maison : "Feliciter" pour "Bonne chance". Les brumes qui voilaient les yeux de Pulla des souvenirs de cette nuit se dissipèrent. Elle sentit sa gorge et ses mâchoires se contracter douloureusement. "Oui, bonne chance. Que la déesse Fortuna te soit clémente !" Elle serra son poing sur sa tunique d'un bleu vaporeux comme pour retenir son émotion, puis elle ouvrit l'un des battants de la porte pour se faufiler dans les rues encore calmes de Rome.

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