Equations

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Une musique calme émanait de la chambre d’Ugo, une musique planante, sans paroles, composée pour la méditation. Ugo était dans les odeurs de linge propre de son armoire et choisissait une tenue pour aller courir dans ce froid matin nantais, froid et humide. Collant blanc, veste blanche, chaussures blanches, il choisit sa meilleure tenue sans penser aux chemins boueux qui mouchetteraient l’arrière de ses cuisses et le bas de son collant. Il se regarda longuement dans le miroir, par devant et par derrière, insistant sur ses fesses, comme pour se rassurer qu’il serait le plus beau sur les bords de l’Erdre. Il fit quelques assouplissements, toujours en se regardant, observant la contraction de ses muscles, l’élongation de son tendon d’Achille, l’angle incroyable de ses cuisses lorsqu’il tentait un grand écart, la cambrure de son dos lorsqu’il étirait ses adducteurs, à genoux sur le parquet blanc de sa chambre d’étudiant. Il se releva dans un saut tonique et puissant et recommença plusieurs fois, expirant fortement à chaque envolée. Il s’apprêtait à sortir lorsqu’il s’aperçut que les clés n’étaient pas dans la serrure. Il sautilla jusqu’à son bureau sur la pointe des pieds pour les chercher dans le tas de feuilles éparpillées parmi les livres et les crayons. En soulevant l’une d’entre elles, son regard fut attiré par un exercice qui lui avait donné un peu de fil à retordre la veille. La résolution d’une simple équation différentielle du premier ordre, mais qui comportait un second membre avec une sinusoïde et une constante. Il n’avait pas fini de rédiger cet exercice et il ne lui restait plus que deux heures avant le prochain cours. Un calcul rapide lui permit de comprendre qu’il n’aurait pas le temps d’aller courir ce matin.

Ugo s’assit donc à sa table, la fesse droite sur sa chaise et son pied gauche sur le rebord de l’assise, son bras gauche entourant sa jambe. Il pencha la tête sur sa feuille, lisant les premières lignes d’équations qu’il avait laissées en plan la veille avant de s’endormir dessus. Il avait noté la méthode de résolution, donnée au cours précédent par monsieur Schwall et se rappela les conseils du professeur :

  • Vous résoudrez d’abord l’équation SANS second membre puis l’équation AVEC second membre par la méthode de la variation de la constante. Attention, vous obtiendrez une solution générale avec un terme en SINUS et un terme en cosinus. En réorganisant l’équation, vous pourrez faire apparaître DEUX coefficients devant ces termes dont la somme des carrés est égale à 1 et que vous pourrez donc considérer comme le sinus et le cosinus d’un même angle. Avec un peu d’attention, vous pourrez repérer le développement du sinus de la somme de deux angles. Après réorganisation de l’équation et de ses différents termes pour me faire apparaître une belle équation adimensionnée, vous appliquerez les conditions initiales pour préciser les valeurs des constantes d’intégration puis représenterez la solution sur un graphe. Est-ce bien clair ?

« Oui sur le coup c’était très clair et ça semblait si simple », pensa Ugo. Mais il y avait tant d’étapes et tant de sources d’erreurs potentielles.

Ugo caressait son tibia en réfléchissant à toutes ces étapes de calcul, sa main droite perdue dans l’enchevêtrement de ses cheveux blonds. Il retrouva un exercice similaire dans les archives que son parrain lui avait refourguées en début d’année. Le problème comportait tout de même quelques différences comme un polynôme de degré deux au second membre. Ceci ne changeait rien à la méthode de résolution mais Ugo travaillerait sans filet. Il prit son stylo plume préféré, un Rotring ArtPen de calligraphie, celui qui traçait de belles lettres grecques et dessinait de si fines intégrales. Le problème demandait concentration et rigueur, il s’assit donc normalement sur sa chaise, les deux pieds à plat sur le sol. Il était toujours vêtu de sa tenue de sport immaculée dont la matière était si douce malgré la compression exercée sur ses cuisses et ses mollets. Il commença à dérouler les équations, regroupant les termes, factorisant et faisant apparaître des intégrales. Il déduisait les primitives des fonctions. Il raturait quelquefois des lignes dans lesquelles un signe positif s’était mué en négatif, erreur fatale pour qui s’en rend compte trop tard. « Tiens donc une exponentielle... », se dit-il. Les variables et les paramètres s’alignaient les uns derrière les autres en une succession de signes obscurs à quiconque n’était pas familier de ce genre d’écriture, une sorte de récit ésotérique et impénétrable. Ugo arriva à un point dur. Il repensa à Philippe. Il se souvenait bien de son conseil arrivé à cette étape, mais ne voyait pas comment l’appliquer… « deux termes dont la somme des carrés est égale à un…………………. DEUX termes dont la somme des CARRES est égale à un… », se répétait-il dans sa tête, puis à haute voix, comme si le fait d’entendre la phrase pût l’aider à résoudre cette énigme. Il se pencha en arrière, sur les deux pieds de sa chaise, en balancement instable. Il regardait le plafond comme si la solution y était inscrite. Il revoyait mentalement son professeur énoncer cette phrase en détaillant bien chaque mot. Il mit son stylo en bouche et ses mains derrière sa tête, caressant son occiput, le regard bientôt dans le vide. L’image de Philippe Schwall se faisait de plus en plus nette dans cette méditation mystique censée lui apporter l’illumination mathématique.

Cependant, son esprit dévia vers des rêves de piscine, des rêves de natation, d’eau, d’un élément fluide qu’il contrôlait. Il refaisait dans sa tête tous les mouvements qu’il souhaitait maîtriser comme pour oublier qu’il ne maîtrisait pas son exercice de physique. Son ondulation de papillon, la godille de ses mains en crawl, le retour du bras, la synchronisation entre respiration et mouvement. Il s’imagina nageant dans sa ligne d’eau, au milieu d’autres nageurs, tous réduits à des corps parfaits sans visage aux mouvements précis et synchrones, une farandole de sportifs expérimentés lui montrant le geste idéal. Parmi eux, Ugo reconnu une silhouette différente, la silhouette de Philippe Schwall ondulant lentement, ses bras démesurés fendant la surface de l’eau et ses longues jambes traçant, dans les flots bleus, un sillage doré de lettres grecques épousant une sinusoïde parfaite. Ugo sortit de sa rêverie au moment où la main de Philippe Schwall effleurait le fin duvet de la sienne. Quelle étrange hallucination hypnagogique l’avait-elle mené à un tel mélange ? Il pencha de nouveau le nez sur sa feuille et n’eut pas le temps de reprendre sa réflexion car déjà un éclair de génie lui montrait la voie. Enfin débloqué, il put terminer sa démonstration et traça la solution de son équation différentielle sur l’écran de sa calculatrice.

  • Conforme à la forme qu’il nous a esquissée en cours… Parfait… dit Ugo, satisfait de n’avoir pas couru.

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