Les doigts d'Ugo

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Philippe était en retard. Une voiture qui le précédait avait glissé dans le fossé sur la route des marais et son nez trempait dans une eau brunâtre. La lumière de ses feux toujours allumés diffusait à travers l’eau trouble chargé de matière mise en suspension par les remous de cette intrusion dans le monde aquatique. La route avait été bloquée quelques minutes, le temps que quelques automobilistes altruistes sortent de l’habitacle la vieille dame indemne qui s’excusa en invoquant une absence momentanée. Cet imprévu mis Philippe en retard, malgré ses quelques minutes de précaution habituelles. A présent il courait dans les couloirs de la fac à la recherche de sa salle de TD à l’intérieur de laquelle les étudiants devaient déjà être assis, espérant que leur enseignant ne se pointerait pas et qu’ils pourraient alors retourner se coucher. Il s’engouffra dans la salle sous le regard déçu des quelques étudiants du fond, venus faire acte de présence.

Ugo était assis au milieu de la salle, près de la fenêtre et semblait déjà regretter son choix car il avait manifestement froid malgré le fait qu’il gardât sa doudoune sans manche sur un hoodie Adidas, dont les deux capuches étaient savamment imbriquées. Il cachait ses mains entre ses cuisses serrées et les frottait pour les réchauffer.

  • Il fait un peu froid ici, dit Philippe. Je suis désolé mais le service général a décidé que le froid administratif ne débute que le premier novembre. Il est donc un peu tôt pour démarrer le chauffage, quoi que vous fassiez. Il va vous falloir prendre votre mal en patience.

Une rumeur de mécontentement s’éleva de la salle, qui parut bien dérisoire quelques secondes plus tard quand Philippe annonça à ses étudiants qu’il n’avait pas oublié le sujet de leur devoir surveillé. Certains demandèrent à le repousser étant donné que Philippe était arrivé en retard et que la durée en serait amputée, mais il leur répondit qu’il enlèverait une question, la dernière bien sûr, celle que, de toutes façon, seul l’étudiant le plus aguerris aux transformées de Laplace aurait réussi à traiter. Les étudiants semblèrent contentés sans savoir que Philippe ne leur avait finalement fait aucun cadeau. Après quelques commentaires préliminaires au devoir, il s’assit à sa table, relevant l’écran de son ordinateur pour s’en faire un paravent derrière lequel il pourrait espionner ces quelques étudiants qu’il jugeait malhonnête et plutôt enclins à la tricherie. Au bout de quelques minutes, il se leva pour passer dans les rangs et apprécier la difficulté du devoir. Il marchait les mains dans le dos entre les tables, la tête penchée au bout de son dos voûté, tentant de comprendre les démonstrations de ses étudiants et d’identifier des erreurs précoces mais fatales. De temps en temps, il relevait la tête pour regarder au loin et faire un tour d’horizon. Il savait que les étudiants avaient développé au fil des générations une multitude de stratagèmes pour échapper à la vigilance des surveillants. Philippe employait généralement la technique qu’il avait intitulée « L’œil de Sauron », qui consistait à balayer la salle dans un mouvement de va-et-vient de la tête qui lui permettait d’englober rapidement tout l’espace sur quatre pi stéradians. Malgré cela, des étudiants parvenaient à tromper sa vigilance et il en était venu à la conclusion que les nouvelles générations avaient acquis le don de télépathie et qu’elles gardaient jalousement cette information secrète. Depuis quelques années déjà, Philippe et son collègue le plus proche nourrissaient l’espoir de pouvoir enfin un jour se vaporiser en une brume invisible qui flotterait lors des contrôles et envelopperait les étudiants, consciente de chaque geste et à l’affût de toute incartade au règlement se re matérialiserait instantanément à l’endroit même où un forfait était perpétré. En vain, cette technique serait pourtant infaillible.

Il pointa une erreur sur la copie d’un étudiant qui semblait en proie à une panique incontrôlable et mima un « non » de mouvements répétés de son index pointé sur la faute monumentale. L’étudiant fautif ne comprenait pas son erreur, mais Philippe avait pour habitude de signaler les erreurs et non leur type. Il passa à côté d’Ugo dont les cheveux asséchés par le chlore des piscines reflétaient les premiers rayons du soleil. Il scruta les brouillons éparpillés sur la table. Ugo était concentré et ne s’aperçut pas que les mouvements de la plume de son stylo étaient épiés par le professeur. L’étudiant était recroquevillé sur lui-même, en pleine concentration et développait ses équations avec assurance. Le froid blanchissait les articulations de ses doigts ou alors c’était la crispation des phalanges autour de son stylo qui les rendait si pâles. Ugo gardait le bras droit le long de son corps et son bras gauche allait se perdre entre ses cuisses, là où il faisait chaud. Ses oreilles étaient rouge vif, évacuant les calories superflues générées par l’ébullition de son cerveau. Seuls ses doigts bougeaient, guidant le stylo le long des lignes. Philippe observait le mouvement mécanique mais cependant harmonieux de ces extrémités soignées, aux ongles parfaits et brillants, aux doigts d’un telle finesse qu’ils semblaient ne pouvoir former que de belles lettres grecques. La main pivotait lentement autour de son poignet tout aussi fin sur lequel brillait un fin duvet dorée. Philippe regardait cette mains qui le troublait tellement elle semblait au service du beau et du juste, une association de calculs bien développés et de la perfection artistiques d’un étudiant qui prenait goût à ce qu’il faisait. Philippe remarqua qu’Ugo avait oublié de reporter un signe d’une ligne à l’autre. Il pointa un doigt vers l’erreur et Ugo sursauta. Il releva la tête, le regard neutre et ne comprenant pas. Ses lèvres rosées s’écartèrent sans pourtant laisser échapper de mots, mais Philippe compris qu’il n’avait pas vu son erreur. Il n’en avait pas l’habitude, mais le professeur saisit le stylo qu’Ugo tenait en frôlant le dessus de sa main dont la peau lui sembla d’une douceur de bébé. Il sentit instantanément des picotements dans ses joues qui disparurent dans son cuir chevelu. Il corrigea l’erreur et rendit son stylo à Ugo qui le remercia d’un regard, ne sachant que dire et surtout ne voulant pas montrer au reste de la classe qu’il avait été aidé.

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