Rencontre au pub

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Le groupe de copains était en route pour ce fameux pub situé en bordure d’hippodrome. Ugo conduisait. capitaine de soirée, il se contenterait ce soir de deux verres. Apercevant au loin une pancarte indiquant la direction du pub, Ugo bifurqua pour se retrouver sur une petite route irrégulière. Il aperçut une lueur derrière les arbres. Le pub illuminé leur apparut.

Ugo se gara. Lowan pinça son t-shirt et le tira à son nez pour le sentir. Il se regarda une dernière fois dans le miroir du pare-soleil, se retourna vers Ugo qui le regardait et lui sourit en disant « On y va ? » de sa grande bouche aux dents blanches et parfaitement alignées. La soirée avait déjà commencé. Il était pourtant tôt, mais l'établissement devait fermer à deux heures du matin. Peut être se rabattraient-ils plus tard sur un autre établissement pour finir la nuit. Sur le parking, une grosse berline arriva et leur coupa le chemin en se garant. Le groupe de jeunes stoppa net en protestant et grommelant des mots rendus incompréhensibles par la torpeur alcoolisée de leur langue. Ugo se retourna car il lui avait semblé reconnaître le conducteur.

  • Lowan ! C'est pas le prof de thermo là-bas ?
  • Ouais on dirait, répondit Lowan.

Il s'arrêtèrent pour regarder la voiture faire une dernière manœuvre pour se positionner à bonne distance des portières des voitures pourries qui l'environnaient. Le conducteur coupa le moteur et le plafonnier s'illumina dans l'habitacle. Ugo et ses amis reconnurent Philippe Schwall.

Les garçons entrèrent dans le pub après avoir payé le prix de l'entrée qui leur donnait droit à deux consommations et tendirent la main pour s'y faire apposer un tampon qui prouvait le paiement. Ils prirent leur premier verre et Lowan lança sa phrase fétiche « Dispersion les gars ! ». Le groupe se sépara. Chacun partit à la recherche d'amis lointains à saluer ou de nouvelles connaissances à faire.

Ugo se dirigea dans un coin du pub où l'atmosphère semblait plus accueillante. Des groupes d'étudiants de toutes formations s'étaient formés et déjà des rapprochements pouvaient s’observer entre les formations majoritairement masculines et les formations plus féminines. Les garçons de médecine tournaient autour des petites étudiantes d'écoles d'infirmières. Les « génie civil » autour des « techniques de commercialisation ». Les infirmières autour des sportifs de STAPS. Les filles de tech de co autour des étudiants plus vieux d'école de commerce. Les étudiants en sciences, quant à eux, semblaient n'attirer personne. On ne savait pas ce qui dictait ces attraits des étudiants de telle formation pour les étudiantes de telle autre. Ils ne semblaient suivre aucune logique. On avait seulement l'impression qu’ils évitaient l'entre-soi à tout pris, préférant recruter leurs conquêtes loin de leurs salles de cours. Chacun trouvait son exotisme comme il le pouvait, dans les relents littéraires d’une tresse parfaite, les reflets irisés d’un maquillage un peu trop commercial, les formes anguleuses d’avant-bras sportifs ou l’ingénuité feinte d’un visage d’artiste. Il y avait beaucoup de déçus à la fin de ces soirées, les attirances étant rarement réciproques. Ugo était encore seul ce soir et regardait Lowan accoudé au bar en train de discuter avec une fille qu'il jugea assez quelconque et pas assez bien pour son ami. Lowan était passé en mode charmeur et tout dans son attitude et dans ses gestes trahissait ses pensées. Il avait revêtu son plus beau sourire et plaçait quelques blagues au milieu de ses phrases pour amuser la fille. Il profitait de chaque rire pour tenter un rapprochement subtil, porté inconsciemment par son instinct. Il mit le bras autour du cou de la jeune fille et la regarda droit dans les yeux. Elle le regarda et éclata de rire. Le courant passait déjà.

Ugo n'avait pas le contact aussi facile que Lowan. Il décida d'aller plutôt discuter avec un groupe de trois étudiants qu'il avait déjà vus dans les couloirs de la fac, des étudiants de troisième année de licence de physique. Ils venaient de la même formation qu'Ugo et il pensa qu'il serait plus facile d'entamer la conversation avec eux. L'allure des trois étudiants correspondait bien à celle qu'on pouvait se faire de l'allure d’apprentis scientifiques. Lunettes, allure désuète, vêtements mal assortis à la limite de la propreté, même en cette soirée où une belle apparence pouvait pourtant remplir leur lit ou à défaut la banquette arrière de leur voiture. Leur apparence peu soignée trahissait une certaine négligence. Ils espéraient probablement pouvoir attirer les filles avec leur QI. Ils s'étaient trompés de lieu. L'un deux était en permanence plongé dans ses trois smartphones. Il semblait jouer et pianotait fébrilement sur les trois écrans successivement. Ugo les salua et profita de l'attitude singulière du joueur pour lui demander ce qu'il faisait. Le garçon lui envoya un simple « Je joue, désolé. ». Il resta toutefois très poli en le rembarrant de la sorte. Ugo haussa les sourcils et but une gorgée de cette bière noire qu'il s'était fait servir. Une bière japonaise à l'arrière goût de soja. Un des deux autres garçons l'aborda.

  • Ne t'inquiète pas. Ce n'est pas contre toi, mais il est addict au jeu. Il s'est créé trois comptes pour pouvoir faire sa propre guilde de joueurs à lui tout seul.
  • Mais il paie trois forfaits alors, demanda Ugo
  • Mais non il est en WiFi. Il joue en permanence. Je ne sais pas comment il fait pour être major de promo. C'est une énigme de la nature ce gars-là.
  • J’suis pas major, cette pipelette de Kina m’a devancé au dernier DS de physique du solide… dit-il.

Ugo sourit en même temps que le garçon remontait ses lunettes en appuyant avec son majeur sur le pont de métal doré qui ceignait son nez barré d’un trait rouge de peau écrasée trop longtemps par le poids des deux verres toujours trop épais malgré leur triple amincissement. Il regarda au loin en retroussant les lèvres et relevant le montant. Il avait vu une silhouette qui ne semblait un peu plus âgée.

  • Hey mais c'est monsieur Schwall ! dit-il.
  • Le prof de thermo, oui on l'a vu arriver avec sa grosse BM’, dit Ugo.
  • C'est cool qu'il soit venu.

Ugo en savait peu sur ce prof qu'il n'avait eu que deux heures depuis le début de l'année et il était curieux de savoir ce qui rendait son camarade si heureux.

  • Ce prof-là... il n'est pas comme les autres. On le voit souvent traîner dans les tonus. Il a le contact facile avec nous.
  • Il a quel âge ? demanda Ugo.
  • Alors là, mystère !
  • Tu sais pas ou tu ne t'es jamais posé la question ?
  • Non, ce prof entretient le mystère sur son âge. Il a même interdit à tous ses collègues de dire quoi que ce soit à ce sujet. C'est un secret bien gardé. Par moment, t'as l'impression qu'il veut se faire passer pour plus jeune qu'il n'est et quelquefois, il te dit qu'il est là depuis vingt ans et a participé au recrutement de la plupart de ses collègues, même les plus vieux. Il est sans âge. C'est le Comte de Saint-Germain. Ah ah ah... tu connais le Comte de Saint-Germain ?
  • Non, répondit Ugo.
  • C'est un immortel.

Philippe n'aimait pas vieillir. Sa jeunesse était passée beaucoup trop vite pour qu'il en profite. Adolescent, il n'aimait pas les distractions de son âge. Il n'aimait pas jouer au foot ou faire du sport. Il n'aimait pas monter aux arbres. Il n'aimait pas aller à la pêche. Il n'aimait pas faire du vélo ou monter sur une mobylette. Il n'aimait pas les concerts, les boums, les fêtes foraines, les salles de jeux vidéo. Il n'aimait pas le babyfoot, le billard, le bowling ou la patinoire. Il n'aimait pas les petits jeux avec les filles. Il n'aimait pas se livrer à des expériences farfelues pour tester ses limites. Il ne se rendait pas compte que ces activités n'étaient en réalité que des prétextes pour passer du temps avec les copains et les copines, et se sociabiliser. Mais Philippe ne fréquentait les gens de son âge qu'à l'école. Leurs conversations lui paraissaient si futiles. Il préférait la compagnie des personnes plus âgées. Il avait le sentiment qu'il pouvait en apprendre beaucoup plus sur la vie à leur contact. Il aimait les entendre parler du passé, de leur jeunesse, de leurs voyages, de leurs expériences de la vie. Il aimait écouter son grand-père. Lorsqu'il venait quelquefois pour le déjeuner dominical, Philippe s'asseyait à ses côtés pour pouvoir profiter de ce monologue traditionnel dans lequel son grand-père racontait ses souvenirs de jeunesse, de voyage, de guerre. Philippe s'était nourri de ces souvenirs d'un autre glanés au détour de ces années lointaines où le monde était encore assez vaste pour que celui qui dépérissait dans sa campagne monotone pût fuir vers des contrées mystérieuses. Ces espaces lointains qu'on ne connaissait pas. Ce monde des colonies françaises, ce bandeau rose sur la mappemonde, Maghreb, Afrique Noire, Somalie et surtout Indochine. Disséminées sur tous les continents, elles avaient cet exotisme lyrique. Philippe écoutait religieusement son grand-père, les coudes sur la table et les mains soutenant sa tête. Il ne posait jamais de questions car son grand-père avait un don pour raconter ces histoires et les embellir de nombreux détails qui rendaient ses récits héroïques. Philippe gardait une nostalgie de ces époques totalement révolues qu'il n'avait pourtant pas connues. Mais comment être nostalgique des souvenirs des autres ? Philippe ne se rendait pas compte que lui aussi devrait construire ses souvenirs ailleurs qu'en restant cloîtré dans sa chambre en espérant découvrir le monde par ses lectures ou ses rêveries. Peut être pensait-il que ces moments étaient les préparatifs d'une vie formidable. Sa chambre était comme un cocon où il se préparait pour le jour où il se sentirait prêt à découvrir le monde et à lui faire profiter de l'homme extraordinaire qu'il serait devenu. À cette époque, Philippe était un rêveur. Les rêves étaient souvent tellement plus beaux que la réalité et les rêves étaient tellement plus rapides à échafauder, qu'il y trouvait tout ce dont il pensait avoir besoin. Il ne se rendait alors pas compte qu'on apprend la vie en s'y frottant et non pas en la rêvant. On ne peut vivre vraiment par procuration. On devient un homme par ses expériences et non à travers celles des autres. Philippe s'était pourtant construit ainsi. En vieillissant, il s'était progressivement aperçu de son erreur. Il avait tout de même réussi à se construire une vie enviable par de nombreux aspects. Il renvoyait l'image d'un homme accompli ayant réussi sa vie. Il avait une belle situation, un travail intéressant, une belle maison, une belle voiture, il voyageait. Mais quelque chose en lui était resté à l'état de larve. Une larve qui ne se développerait plus désormais, enfermée dans une chrysalide calcifiée par le temps, fossilisée au fond de son cœur. Cette petite pierre, symbole d’une adolescence sacrifiée, suicidée, lui laissait le sentiment d'avoir raté quelque chose, ou tout du moins d'avoir sauté une étape. Depuis qu'il en avait pris conscience, Philippe s'était mis en quête de cette partie de lui qui manquait, sans même savoir ce qu'il devait chercher, ni même où. À présent, il regrettait de n'avoir su à l'époque que ces moments de lâcher prise insouciants propres à l'adolescence étaient importants et qu'une fois ce temps passé, il était vain de vouloir y revenir. C'était peut être la raison pour laquelle, Philippe Schwall fréquentait ces lieux remplis d'étudiants. Il cherchait à leur contact ce temps qu'il avait perdu.

Ce soir-là, Philippe déambulait au hasard dans le pub, salué par les étudiants qui le connaissaient. Ils échangeaient quelques mots puis Philippe continuait son chemin après leur avoir promis qu'il accepterait volontiers le verre qu'ils lui offraient, mais plus tard dans la soirée. Les étudiants étaient très généreux durant ces soirées et il n'avait jamais besoin de payer ses consommations. Cependant, il savait que s'il acceptait tous ces verres offerts de bon cœur, il ne serait pas en état de rentrer à la fin de la soirée et devrait solliciter un de ses étudiants pour le ramener. Il l'avait fait une fois et l'avait regretté car l'étudiant fut trop heureux de raconter partout qu'il avait ramené le prof bourré. Philippe avait pourtant bu, ce soir-là, un seul verre de trop et c'est la raison plus que son état qui lui fit préféré ce chauffeur occasionnel. Cette histoire l'avait suivi quelques années avant de s'éteindre d'elle-même, diluée dans les mémoires. Depuis cette époque, Philippe s'arrangeait toujours pour avoir toujours un verre à la main, verre qu'il ne vidait que très lentement pour éviter qu'on ne lui remplisse.

Ugo observait Philippe en se demandant pourquoi il semblait si populaire. Philippe était très grand et mince. Il portait un jean très serré, qui mettait en valeur la longueur de ses jambes aux cuisses musclées et une veste bien ajustée de grande marque. Elle semblait un peu petite à en juger par la taille des manches, mais à y regarder de plus près, Ugo s'aperçut que Philippe était grand car il avait de longs membres. La taille de son buste était tout à fait normale, ce qui l'obligeait, s'il ne voulait pas flotter dans ses vêtements, à se vêtir de vestes et chemises aux manches trop courtes. Ugo trouvait qu'il était habillé avec goût. Philippe s'était inspiré de la mode vestimentaire de ses étudiants mais en l'améliorant à sa manière pour ne pas donner l'impression de les copier. Il marquait ainsi une différence qui lui permettait de se démarquer nettement et d'être remarqué. Ugo trouvait qu'il avait une prestance qui le rendait très attirant et il fut gêné quand Philippe le regarda à son tour en lui jetant un sourire charmeur agrémenté d'un clin d’œil furtif que seul Ugo put remarquer. Ugo se retourna en rougissant et continua sa conversation avec ses aînés.

  • Mouais, je trouve qu'il n'a rien de particulier ce monsieur Schwall, dit Ugo.
  • T'apprendras à le connaître, enfin si t'abandonnes pas en cours d'année. L'année dernière, un étudiant sur deux a abandonné dès le premier semestre. Tu savais ça ?
  • Oui, j'ai vu les statistiques, mais t'inquiète ça va l'faire pour moi. Qu'est-ce qu'il a de particulier alors ? demanda-t-il en regardant Philippe s'éloigner.
  • Ah, ce prof là, il fait tout pour ses étudiants. Il a pas d'enfants et je crois qu'il vit tout seul, alors son travail c'est sa vie. On est un peu comme ses enfants ou ses potes. Tu verras, il organise plein d'trucs avec ses collègues : des courses d'orientation, des jeux, il nous invente de schansons pour les inté ou les soirées d'adieu. Mais d'un autre côté, c'est un Dieu dans ses matières et il est super exigent. C'est pas avec lui qu'il faut t'attendre à avoir des bonnes notes. T'as vu les équations dans ton poly ? Moi j'ai failli mourir quand je les ai vues. Tu verras, il est super sympa et compétent. Pourtant quand tu l'vois comme ça, il fait banal.
  • C'est clair, dit Ugo en reprenant une gorgée de bière. Ultra banal, à la limite de l’inexistence… dit Ugo, à moitié sûr seulement de ce qu’il disait.

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