Premier amphi

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Ce jour-là, Ugo avait bien cours et rentra dans le tramway en rabaissant sur son dos la capuche humide de son sweat jaune. Depuis son premier jour à la fac, il avait pris de bonnes habitudes d'étudiant assidu. Notamment, il avait téléchargé l'application sur son smartphone qui lui permettait d'être à jour de son emploi du temps personnel. L'année avait bien commencé. Cela dit, l'année universitaire commençait souvent sous les meilleurs auspices pour bon nombre d'étudiants, mais au cours du semestre, au fur et à mesure que tombaient les notes, comme des couperets, les premiers perdaient courage et abandonnaient, entraînant dans leur sillage une partie conséquente de la promotion.

Dans le tramway, Ugo était assis, la tête appuyée contre la fenêtre embuée et regardait l'eau couler sur la vitre en un mince film instable. Des vagues successives et continues coulaient. Ugo se dit que la forme de la vague dans la longueur était quasiment sinusoïdale. Sa longueur d'onde était d'environ dix centimètres. Ah ces fameuses sinusoïdes, il les retrouvait partout ! Depuis le cours de mathématiques sur les séries de Fourier, il avait même tendance à les voir là où elles n'apparaissaient pas de manière évidente. Il regardait les ondes successives glisser à l'extérieur. L'écart entre chaque vague était d'environ cinq centimètres. Ugo se demanda s'il existait une relation entre le débit d'eau sur la vitre du tramway, l'épaisseur du film d'eau, la longueur d'onde de la vaguelette et la distance entre trains de vaguelettes. Peut être que le cours sur les instabilités hydrodynamiques lui apporterait la réponse à ses questions. Pour cela, il devrait atteindre le master de physique appliquée. Pour l'instant il entamait tout juste la première année de licence.

Le tramway était bondé en cette heure matinale, rempli d'étudiants. Les premiers à descendre seraient les étudiants de la fac de sciences, puis ceux de lettres, d'économie, les centraliens, puis les STAPS. Ugo aimait beaucoup les étudiants de STAPS, sûrement pour de mauvaises raisons qu'il n'avait pas encore identifiées ou qu'il n'osait s'avouer.

Les passagers étaient trempés. On dit souvent que les chiens mouillés puent, mais en ce moment même, Ugo s'aperçut que l'être humain mouillé n’a rien à leur envier. En se frayant un chemin à travers les odeurs du tram, il comprit que c'était plutôt l'odeur de la foule mouillée. Un mélange d'odeurs de manteaux mouillés, de cheveux propres et sales humides, de bonnets crasseux, de doigts jaunis de tabac ou luisants de gras de pain au chocolat, de sueur d'étudiant en retard, de relents d'excès d'alcool d'une énième soirée d'intégration, d'haleines chargées de café ou de restes de nuit, de semelle souillée par une déjection canine, de terre humide sur le pantalon d'un passager qui avait dû glisser sur l'herbe, de malade à l'odeur âcre, de carie négligée, de vieille serviette de bain oubliée dans le fond d’un sac de lycéen après la piscine, de sandwich au fromage, de déodorant pulvérisé à la va-vite sur des aisselles en manque de fraîcheur, d'incontinence, de sale collégien boutonneux en révolte contre ses parents. Le passager assis en face d'Ugo, un vieil homme aux cheveux gris épars et dont le gras trahissait un manque d'hygiène flagrant, regardait Ugo derrière ses lunettes aux verres épais en respirant fort. Il semblait malade et rotait discrètement à chaque sursaut du tram. Le souffle chargé de relents nauséabonds était expulsé vers le petit nez sensible d'Ugo. Le vieil homme n'avait pas dû se laver les dents ce matin. Ni même les jours précédents à en juger par la couleur grisâtre de ses incisives qui apparaissaient derrière ses lèvres entrouvertes. Quelques vestiges de ses repas garnissaient l'espace entre ses dents. « Il n'est pas marié lui... sa femme n'aurait pas pu lui dire de se laver les cheveux et les dents. C'est dégueu. », pensa Ugo. Il n'aimait pas l'odeur qui émanait du passager et préféra coller son nez sur son poignet qu'il avait aspergé de parfum avant de quitter son petit appartement. Il appuya son front contre la vitre du tramway et lança son regard au loin. Il sentait le regard du vieil homme sur son visage et se força à ne pas détourner le regard du point imaginaire qu’il fixait sans cligner des yeux, feignant d’être perdu dans des pensées profondes, les sourcils légèrement froncés.

Le tramway déposa Ugo à l'un des deux arrêts desservant la fac des sciences. Il sortit son parapluie multicolore et se dirigea vers l'amphi B où les deux cent cinquante étudiants de sa promotion devaient se rejoindre pour leur premier cours de thermodynamique, science dont Ugo n'avait jamais entendu parler auparavant. Arrivé devant l'amphi, il rejoignit son groupe de potes. Il salua chacun de deux tapes au creux de la main, signe convenu entre eux dès le début de l'année. Il se rapprocha de Lowan. Le premier jour, ils s'étaient tous deux retrouvés pris au dépourvu devant le tableau d'affichage en voyant qu'ils n'avaient pas cours. Ils avaient échangé alors un regard puis quelques mots et suivaient les cours ensemble depuis cet instant.

Un grand homme apparut au coin du couloir, poussant un petit chariot sur lequel étaient disposés huit cartons contenant les polycopiés de cours destinés aux étudiants. Il s'arrêta à hauteur d'Ugo et Lowan et prit les clés de l'amphi dans sa poche.

  • Bonjour les gars, vous pouvez m'aider à rentrer les polys dans l'amphi s'il vous plaît ? dit-il aux deux jeunes étudiants.

Ceux-ci échangèrent un regard interrogateur, ne sachant s'il était de coutume que les étudiants fassent le boulot qu'ils estimaient dévolu au professeur. Celui-ci fit tomber ses clés et se baissa péniblement pour les ramasser. Le geste semblait lui demander tant d'efforts pour de simples clés que dans un élan de solidarité, peut être aussi de pitié, Ugo et Lowan se précipitèrent vers deux cartons qu'ils saisirent et portèrent dans l'amphi dès que Philippe en eut ouvert la porte. À vrai dire, Philippe, en bon comédien, en avait rajouté un peu en se baissant. Il n'était tout de même pas aussi handicapé qu'il l'avait laissé voir aux étudiants. Il savait par expérience que la compassion était un bon moyen d'éviter tout mouvement de rébellion de jeunes étudiants à qui l'on demandait quelque effort physique superflu. Philippe les remercia chaleureusement et les enjoignit à prendre place. Les deux étudiants s'assirent au dernier rang, ce que Philippe avait pressenti. Plutôt, il connaissait trop bien les étudiants pour espérer que les premiers arrivés s'assoient au premier rang. De temps en temps, il s'en trouvait pourtant qui osaient s'installer juste devant le tableau, là où les conditions d'écoute étaient bien sûr les meilleures. À ces endroits, la voix du professeur n'était pas couverte par les chuchotements incessants qui émanaient de l'amphi. Ces étudiants sérieux étaient bien souvent des étudiants étrangers, asiatiques ou sud-américains, dont les parents s'étaient saignés aux quatre veines pour leur offrir des études dans une université française, ou bien qui bénéficiaient d'une bourse d'études durement gagnée. Philippe incita Lowan et Ugo à descendre et à se placer au premier rang, ce qu'ils rechignèrent à faire. Ils s'installèrent au cinquième rang, ce qui leur sembla suffisamment près de l'estrade pour montrer leur bonne volonté au professeur et suffisamment éloigné pour ne pas lui paraître trop soumis aux yeux des autres.

Philippe fit entrer le reste de la promotion en demandant poliment à chacun de bien vouloir prendre un polycopié, et un seul, dans les cartons. Leurs camarades absents viendraient eux-même chercher leur poly dans son bureau, s'ils l'osaient. C'était une manière pour Philippe d'identifier les retardataires ou ceux qui jugeaient que sa matière était mineure, sans même en connaître le contenu.

Ugo ouvrit le poly et le feuilleta. Il était chargé de texte et de schémas explicatifs. Il tomba sur plusieurs pages remplies de formules mathématiques utilisant d'étranges symboles qu'il n'avait jamais vus dans ses cours de mathématiques au lycée.

  • Hey Lowan, c'est quoi l'intégrale avec un cercle ? demanda-t-il

Lowan le regarda, puis souleva les sourcils en gonflant ses joues et remontant ses lèvres, pour montrer qu'il n'en savait pas plus que lui.

  • Le signe de Khi Oskh ? plaisanta Lowan en prenant une grosse voix profonde.
  • Ho la la, regarde ! Ça c'est de la pure formule !!! J'en ai jamais vu des longues comme aç. C’est tendu ! dit Ugo
  • Ugo... tu parles de quoi là ? répondit malicieusement Lowan.

Ugo rougit s'apercevant de l'ambiguïté évidente de sa réflexion, puis il pouffa, ce qui déclencha le rire de Lowan et de plusieurs autres étudiants, qui avaient suivi la conversation. Une onde de rire parcourut l'amphi dans un petit rayon autour des deux étudiants, comme une pierre jetée génère une onde radiale qui s'évanouit rapidement. Ce genre de petite blague n'avait qu'un effet local et les étudiants placés plus loin dans l'amphi voyaient bien qu'une agitation naissait loin d'eux, sans en connaître la raison ni pouvoir en profiter eux-mêmes. Le professeur, qui avait une vue d'ensemble de l'amphi remarqua l'agitation et put facilement en retrouver l'origine. Il demanda le retour au calme, ce qui fut plus difficile pour Lowan et Ugo que pour les autres étudiants, puisqu'ils étaient à l'origine même de l'onde.

Philippe commença son cours par un préambule dans lequel il expliqua le but de la thermodynamique et énonça le plan du cours, comme chaque année. Bien qu'il ne récitât pas par cœur son cours – un cours n'était pas une pièce de théâtre, il n'était pas joué – il suivait le plan mental qu'il avait élaboré plusieurs années auparavant et qui lui semblait le plus adéquat pour aborder les notions quelquefois complexes du cours. Il suivait une trame invisible autour de laquelle il brodait un discours qui semblait sans faille aux étudiants, sans hésitation. Les mots venaient d'eux mêmes s'enrouler autour de ces grandes notions fondamentales. D'une année à l'autre, le discours différait et s'enrichissait de nouvelles anecdotes, de nouveaux exemples illustratifs plus compréhensibles ou concrets au fur et à mesure qu'il cernait de mieux en mieux les étudiants et leurs ressorts mentaux. Très sérieux au début de sa carrière, à la limite d’une austérité de façade qui lui permettait de feindre l'extrême maîtrise de sa matière, Philippe détendit petit à petit son attitude et alla même jusqu'à ajouter quelques blagues préparées ou de circonstance. Il n'était pas humoriste et nombre de ses blagues faisaient un flop. Il persévérait cependant, se disant qu'à partir du moment où il obtenait un seul rire dans la salle, c'est qu'il avait trouvé son public, quand bien même les deux cent cinquante autres étudiants restaient impassibles, à la limite de l'affliction. Il avait de beaux succès quelquefois : des amphithéâtres riant de bon cœur. Moments mémorables. Il réalisait qu'au fond, le cours magistral et l'enseignement étaient peut être les seules véritables passions de sa vie, qu'il cherchait à dominer parfaitement quitte à n'apporter à ses cours que d'infimes modifications d'une année sur l'autre, mais qui lui semblaient essentielles à une meilleure compréhension par les étudiants. Un artiste peaufinant son œuvre, allant au delà de la simple maîtrise technique dans sa recherche de perfection, asymptote inatteignable qu'il longerait peut être sa carrière entière sans jamais l'atteindre.

Le cours de thermodynamique abordait la description des systèmes physiques par l'intermédiaire des échanges d'énergies de différentes formes entre eux. Il était par conséquent naturel de débuter le cours par un préambule sur la crise énergétique mondiale, les problématiques climatiques et leurs implications environnementales. C'était une entrée en matière que Philippe n'avait ajoutée à son cours qu'une dizaine d'années auparavant, alors qu'il enseignait depuis maintenant vingt ans. L'accélération de la prise de conscience environnementale mondiale l'avait poussé à livrer aux étudiants sa propre vision du sujet ainsi que ses préoccupations pour l'avenir. Ce jour-là, il fit de plus part aux étudiants du débat qu’il avait entendu le matin même dans sa voiture.

Le cours touchait à sa fin et après une heure d'écoute, qui ne fut attentive que durant les vingt-cinq premières minutes, les étudiants ne lui prêtaient plus qu'une oreille distraite. Leur passivité énervait Philippe, qui estimait pourtant aborder des sujets importants pour de futurs scientifiques à qui l'on demanderait à l'avenir de toujours avoir conscience des impacts environnementaux et sociétaux de leurs recherches ou de leurs innovations technologiques. Sur ce plan, Philippe ne comprenait pas cette nouvelle génération qui entretenait avec les urgences environnementales une relation très ambiguë pour ne pas dire une fausse implication de façade. Tous ces enfants nés dans les premières années du vingt-et-unième siècle, avaient toujours été sensibilisés par leurs aînés au respect de l'environnement, au tri des déchets, aux économies d'eau et d'énergie, à la recherche d'efficacité énergétique et environnementale des systèmes technologiques, à la nourriture bio et au respect de la biodiversité. Ces jeunes étaient convaincus des urgences et, nombreux, ils avaient manifesté durant leurs années de lycée pour la sauvegarde de la planète, implorant les responsables politiques et économiques, du monde entier à œuvrer pour sauver la planète. Pourtant, ils étaient les premiers à bafouer tous ces beaux principes dans leur vie quotidienne. Ces nouvelles générations étaient hyperconsommatrices de produits technologiques dont on savait qu'ils épuisaient les ressources planétaires tout en asservissant les peuples esclaves de notre monde civilisé à qui l'on achetait les minerais à bas prix. Ces minerais extraits dans des conditions déplorables pour ces écosystèmes si lointains qu'ils semblaient moins dignes de sauvegarde que nos campagnes industrialisés qui ne comptaient pourtant plus aucun espace réellement naturel. Ces jeunes élevés dans cette société de consommation étaient les premiers à succomber à l'appel des publicités omniprésentes qui les incitaient à acheter, acquérir, dépenser, renouveler des appareils, des vêtements, des véhicules, encore utilisables mais dont le design ou les fonctions n'étaient pas ceux du moment. Ils étaient les premiers à vouloir passer leurs vacances au soleil, le plus loin possible pour peu que le billet d'avion leur fût accessible. À l'issue de leurs études, combien rêvaient d'une année sabbatique à parcourir le monde ? Ils rêvaient d'Australie, de Floride, de Californie, de pays lointains, sans jamais évaluer le coût environnemental de leurs déplacements. Philippe ne comprenait pas cette dualité et il en avait maintes fois fait la remarque à ses étudiants durant ses cours, les incitant à renier ce mode de vie, pour ce mode de vie frugal dont l'écologiste avait si bien parlé le matin même.

À ceci, les étudiants trouvaient toujours des excuses et à force de les questionner et titiller sur ce point, Philippe était convaincu du statu quo dans lequel les jeunes devenus adultes chercheraient à se maintenir. Les jeunes pensaient que l'attitude de leurs aînés était elle-même très hypocrite. Durant leur vie et depuis les années d'après-guerre, ils avaient eux-mêmes succombé à l'attrait du mode de vie à l'américaine, la société de consommation où consommer était exister. Par leur passivité et leur instinct grégaire, leurs parents avaient dans leur grande majorité tous suivi le même chemin, qui les avait amenés à acheter une maison trop grande, une voiture trop puissante, des écrans dépassant en nombre les personnes vivant au foyer, des vêtements semblant se multiplier d'eux-mêmes dans les dressings obligeant à une purge quasi annuelle vers les conteneurs de collecte ou les sites de revente... On ne pouvait reprocher aux enfants de suivre le chemin que leurs parents leur avaient montré. Comment alors blâmer une génération qui avait l'intime conviction que ses prédécesseurs se reposaient sur eux pour réparer leurs erreurs ? Quelle raison, sinon l'antériorité, autorisait les parents à exiger de leurs enfants qu'ils changent le monde pour un avenir meilleur tandis qu'eux continueraient probablement à jouir d'une vie d'excès ? Le problème semblait insoluble. Les générations se regardaient en chiens de faïence en attendant une action qui ne viendrait probablement jamais. Mais lorsque l'une déciderait de bouger, que choisirait l'autre ? Entraide ou opposition ?

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