Débat radiophonique

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Philippe sortit de sa maison et prenant sa clé bleue entre son pouce et son majeur, il regarda son chien d'un air bienveillant. Assis sur le parquet, dans le hall d'entrée, celui-ci se tenait droit, l'air triste dans la perspective de l’abandon quotidien. Qu’allait faire son maître ? En tout cas, il n’irait pas se frotter à d'autres chiens puisqu'il ne revenait jamais que recouvert d'odeurs humaines. Philippe leva la main, l’index dressé et se pencha vers le chien pour lui parler.

  • Bon moi j'y vais. Pas de bêtise. Hein ? Pas DE bêtises ! A ce soir !

Tous les matins, c'était le même rituel. Le petit chien avait besoin de ces quelques phrases pour accepter le départ de son maître sans s'effondrer de chagrin.

Philippe verrouilla la porte, vérifia deux fois qu’elle était bien fermée et se dirigea vers sa voiture, l’esprit incertain quant au fait qu’il n’oubliait rien. Il lui arrivait fréquemment de multiplier les aller-retours entre sa voiture et la maison ou entre les différents étages de sa haute demeure à la recherche de son smartphone, de son portefeuille, des clés de son bureau, de son badge, d’une lettre à poster, d’une clé USB, d’un paquet de copies corrigées ou de tout autre objet indispensable à sa journée de travail, que, par distraction, il égarait ou oubliait.

Philippe monta dans la voiture avec difficulté. Son dos totalement bloqué lui interdisait des contorsions habiles pour s'installer en souplesse comme son âge le lui aurait permis sans cette infecte maladie. Il s'était encore garé trop près du trottoir la veille et l’assise du siège conducteur n'était qu'à quelques centimètres du sol, ce qui l'obligea à redoubler de prudence pour s'asseoir, dos à l'habitacle, puis pivoter sur ses fesses en tirant sur le volant. Il saisit sa cuisse gauche des deux mains pour faire entrer sa jambe, puis se pencha péniblement pour saisir la poignée et fermer la porte. Qu’il était raide ! Il lui semblait que des câbles étaient tendus le long de tous ses muscles, l'empêchant de les étirer, et que de nouvelles butées s'ajoutaient chaque jour à l'extrémité de ses articulations, contraignant ses mouvements. Le temps l'enfermait inéluctablement dans un corps de moins en moins mobile. A quarante ans, il avait l'impression d'habiter un corps de vieillard.

Il démarra alors que la pluie se mettait à tomber. L'été était bel et bien fini et l'automne engrisaillait la campagne. Les arbres étaient encore verts en ce début octobre qui succédait à un mois de septembre dont les chaleurs avaient convaincu chacun que l'été indien avait enjambé l'Atlantique pour s'installer sur le vieux continent. Le réchauffement climatique avait de bons côtés en fait.

La région était pourtant connue pour ses étés pourris durant lesquels la température peinait à passer neuf degrés le soir. Réputé pour l'imprévisibilité des conditions météorologiques, le fameux micro-climat breton, ce coin rendait fou les nouveaux arrivants qui s'apercevaient vite que sortir sans sa garde-robe complète pour éviter toute déconvenue était une erreur. Depuis quelques années, le changement du climat local était très sensible. Progressif au départ, il s’était brusquement mué en un climat plus aride, aux étés de sécheresse. Effet concomitant, de nouvelles espèces animales avaient fait leur apparition. Outre le frelon asiatique qui avait fait le désespoir des apiculteurs en décimant leurs ruchers avant qu’ils ne trouvent une parade des plus simples pour les contrer, Philippe avait remarqué en particulier l'invasion progressive d'une espèce de blatte dorée, jamais vue auparavant sous ces latitudes. Il en avait tout d’abord identifié la présence en repérant un individu isolé dans son jardin. D'une présence d'abord anecdotique, la fréquence d'apparition de ces blattes avait augmenté. Une fois qu'il faisait sa ronde quotidienne dans son jardin, son œil fut attiré par des mouvements diffus dans l'hortensia, desséché par les vagues de chaleur de cet été. Y regardant de plus près, il put voir un grouillement de blattes dorées, signe qu’elles avaient définitivement migré là, nouvelle terre d'accueil pour ces migrants miniatures. Philippe fit vite le parallèle avec les vagues de migrants qui débarquaient régulièrement sur les côtes européennes depuis quelques années, poussées par leur soif d'une vie meilleure et par les menaces incessantes de tortionnaires dans leurs pays d'origine.

Attentif au moindre mouvement à l'orée du bois qui jouxtait la route, ou dans les étendues marécageuses qui baignaient les racines des arbres, Philippe roulait à allure normale. Il savait que la saison de la chasse avait débuté et que quelques chasseurs locaux, rechignant à respecter leurs jours de loisir, dérangeaient le gibier qui traversait la route sans attention particulière à ses usagers. Sangliers et chevreuils étaient régulièrement butés par les véhicules. La victime quotidienne des automobilistes était cependant le ragondin, petit animal sans noblesse que les natifs du marais écrasaient avec amusement dès que l'occasion s’en présentait. L'hécatombe était d'autant plus grande à mesure que la saison humide approchait et que le marais engloutissait les terriers creusés à flanc de berge, imposant aux ragondins un exil vers les pourtours plus secs et propices à leur survie hivernale. Ils se retrouvaient ici confrontés à la présence humaine, dont ils étaient préservés le reste de l'année et en particulier à cette unique route très passagère qui bordait le marais. La population de ragondins devait décroître de manière vertigineuse en hiver à en juger par la densité de cadavres éventrés éparpillés sur la route. Corps aplatis. Viscères expulsés. Longues dents oranges toujours affûtées comme derniers vestiges de ces rongeurs.

La pluie tombait toujours au dehors et Philippe se repositionna sur son siège pour trouver une position plus confortable. Le siège était chaud et la température dans l'habitacle régulée à un bon niveau. Il aimait le confort et il lui plaisait de penser qu'il était au chaud, protégé et à l'abri, tandis que dehors des cordes fendaient un air froid et glaçant. La température de l'air n'était pourtant pas si basse, mais Philippe sortait de l'été et n'avait pas encore eu le temps de se faire à ces nouvelles températures. Il savait cependant que d'ici quelques semaines, il s’y adapterait pour les trouver acceptables et peut être même agréables. Un éclair illumina le ciel. Les orages matinaux étaient rares autrefois dans la région, mais devenaient plus courants. La pluie redoubla d'intensité. La voiture suivait son chemin. Philippe ajusta sa vitesse afin de palier le manque de visibilité. Les gouttes frappaient la carrosserie de la voiture dans un vacarme devenu assourdissant, mais la grosse berline allemande était fiable, stable sur son châssis et de trajectoire sûre. Philippe poursuivait son chemin dans le confort de son véhicule insensible aux intempéries extérieures.

Il augmenta le niveau sonore de la radio pour tenter de couvrir les bruits d'impact des grosses gouttes de cette pluie d'orage et le grincement des essuie-glace un peu usagés qu'il devrait bientôt faire changer. Philippe écoutait ce genre de stations de radio bavardes plus que musicales, un peu élitistes et hautement culturelles qui traitaient de sujets aussi variés que les sciences, la philosophie ou les arts. Il avait soif de savoir et était curieux de tout. Ces stations de radio et leurs invités prestigieux – maîtres de conférences, directeurs de recherche, théologiens, artistes plasticiens, écrivains, photographes... – lui permettaient d'accroître ses connaissances et de se constituer un vernis d'érudition suffisant pour briller en société et passer pour un homme cultivé. Il l'était probablement, mais ses connaissances étaient celles d'un touche-à-tout peu approfondissant. Durant sa vie, il s'était passionné pour une multitude de sujets divers, allant par on-ne-sait quels étranges raccourcis ou chemins détournés de la calligraphie à l'héraldique, de l'astronomie à la couture, du jardinage à la sculpture, de la marqueterie Boulle à l’opéra, de l'étalement de coléoptères à la lecture de poèmes, du dessin anatomique de corps masculins à la constitution d'une collection géologique, de la linguistique à l'ésotérisme. Il s'intéressait à un sujet durant quelques semaines, quelques mois, le temps de lire quelques livres, consulter quelques sites internet, de s'essayer à quelques réalisations, histoire d'en savoir suffisamment pour pouvoir en parler en connaisseur mais non en spécialiste. Il menait ses loisirs en dilettante et n'avait jamais été capable d'approfondir son implication dans un sujet au-delà d'un début de maîtrise technique.

Passionné un temps de calligraphie, il avait téléchargé sur le site de la Bibliothèque Nationale de France la première traduction imprimée de la Bible en français, datant du quinzième siècle. Durant deux semaines d'un bel été qui aurait mérité que Philippe en profitât davantage, il endossa le rôle d'un moine copiste, s'enfermant dans le petit appartement qu'il habitait alors et recopiant durant de longues heures et avec ferveur des passages choisis de la Genèse. Dans une écriture appliquée en police onciale, sur du papier de soie couleur de parchemin, tendu sur une plaque de carton plume noir, il recopia ces passages, lettre par lettre, après les avoir déchiffrées puis enlumina le manuscrit de motifs d'inspiration celtique, aux lettrines tracées à la manière du livre de Kells. Son monde ne se réduisait alors qu'à ce minuscule paysage vierge qu'il couvrait minutieusement de textes sacrés. Chaque phrase nécessitant de longues minutes d'écriture, il avait le temps de la répéter maintes fois, de la mémoriser et de méditer sur son sens intime. Il lui semblait atteindre l'illumination, traduite sur son visage par un sourire béat, comme l'ont parfois les gens d’Église. Durant ce travail, il sortit peu de la retraite qu'il s'était imposée et il lui sembla, à chaque excursion dans le monde moderne dont il s'était extrait un temps, que son regard avait changé. Il comprit cet été la dérive mystique dans laquelle pouvait sombrer le moine copiste du Moyen Âge dans ce travail. Estimant avoir suffisamment renoncé à profiter des plaisirs de la vie que la proximité de la plage et des corps bronzés plongeant dans le vagues de l'Atlantique lui offraient, il mit un terme à son œuvre sans terminer l'enluminure de sa dernière page, laissant en plan son illustration de l’épée flamboyante à laquelle il ne toucherait plus avant des années. Il estimait en savoir désormais assez sur ce travail et que continuer serait une perte de temps. Il n'en apprendrait pas davantage ou alors au détriment d'éventuelles rencontres estivales, de plaisirs immédiats et éphémères. Philippe se passionnait en dilettante.

Il admirait pourtant certains de ses collègues ou amis capables de se jeter à fond dans leur passion et de la mener jusqu'au summum de la technique et de la maîtrise. L'un d'entre eux était un spécialiste des planeurs miniatures, toujours à la recherche d'optimisation de masse, de finesse de forme, afin de permettre à ses avions de voler toujours plus loin, toujours plus purs dans leur manière de fendre l'air et de se laisser porter dans leur descente. Ce collègue avait acquis ces connaissances à force d'essais et d'échecs, puis bien sûr de réussites toutefois moins nombreuses. Il avait passé des années à atteindre ce qu'il considérait comme un début de perfection. Mais devenu spécialiste des planeurs miniatures, il savait par expérience que la perfection demeurerait inatteignable. Philippe trouvait tout de même que ces années de recherche étaient une perte de temps. Comment pouvait-on dépenser tant d'énergie pour gagner une seconde sur une descente de trois minutes ? Ce qui l'intéressait n'était pas le niveau de connaissances atteint dans un domaine mais la vitesse d'acquisition de ces connaissances. Débuter, c'est acquérir très rapidement de nombreuses connaissances, c'est multiplier par plusieurs facteurs le produit de ses lectures, de ses essais. Une expérience de l’exponentielle. Lorsqu'on atteint un certain niveau, la recherche de perfection et d'excellence devient un travail dont le bénéfice en termes d'accroissement des connaissances est moins sensible. Il s'agit alors d'une éternelle récapitulation de gestes toujours plus précis aux variations imperceptibles. Le fait de tout faire en dilettante avait un côté rassurant pour Philippe. C'était une manière de se tenir à bonne distance de ses limites et de nourrir l'illusion que la persévérance dans son apprentissage lui aurait permis d'atteindre le niveau de maître, d'artiste ou de virtuose, s’il s’en était donné la peine.

La voiture continuait son trajet sur la route détrempée. A la radio, un débat s'était installé entre un homme politique et un défenseur de la biodiversité, spécialiste du changement global. Le monde était alors à une période charnière où l'on commençait à comprendre qu’il avait dépassé le point de non retour. À présent, tous les efforts que l'on pourrait faire pour tenter d'inverser la tendance au réchauffement global seraient vains, à moins d'un changement radical dans nos habitudes de consommation dont le résultat serait un retour à un mode de vie frugal, le retour à une société de l'âge de pierre. L'impossibilité pour l'être humain d'abandonner ses aspirations à toujours plus de confort et à un renouvellement permanent des biens de consommation, avait plongé la civilisation dans une logique de prédation vis-à-vis des ressources naturelles et énergétiques de la planète. Et une des conséquences flagrantes et que seuls à présent les pires climato-négationnistes osaient nier, était le changement climatique global et avec lui la chute de la biodiversité. L'écologiste invité avait d'ailleurs repris l'image explicite de cette Humanité dont la Terre était malade. Comparé à un virus qui détruisait à petit feu, mais cela dit avec de plus en plus d'empressement, le genre humain serait bientôt responsable d'une nouvelle extinction de masse. Pour la première fois, cette extinction de masse, cette chute de la biodiversité serait directement due à l'activité d'une espèce animale, un super prédateur terrestre.

  • L'Homme est devenu un virus pour le monde, dit l'écologiste, La pire maladie que la Terre ait jamais connue et nous sommes tous responsables, chacun à son niveau, de la chute de la bio...
  • Cette accusation est très grave, le coupa le politicien, car en disant cela, vous dites clairement que la Terre est malade de l'Humanité ! Or, je sens poindre, dans votre discours, la solution toute trouvée à ce mal que jusqu'à présent, vous, écologistes extrémistes de la pire espèce malheureusement florissante et loin de l’état de péril, n'avez pas encore osé dévoiler ! Et que d'ailleurs je me garderais bien d'évoquer moi-même.
  • Monsieur, je ne vous ai pas insulté, donc je vous prie de ne pas m'ins...
  • Pas insulté !!! Vous nous accusez d'être tous responsables ! C'est en soi une insulte à tous les efforts que nous avons faits, nous et nos prédécesseurs, pour sortir le monde de la pauvreté, pour affranchir le monde de la peur de la maladie, de la faim, de la peur du chômage. Pour apporter à chacun la technologie qui lui permette de vivre dans un monde meilleur. Pour assurer à chacun un niveau d’éducation lui donnant accès à l’ascenseur social.
  • Je ne remets pas en cause les bienfaits du progrès. Ils sont évidents, reprit l'écologiste, mais ne niez pas que cette recherche de progrès pour tous alliée à la démographie galopante, nous a amenés dans cette impasse. Le modèle de développement basé sur le progrès technique, qui a été un bienfait pour l'Humanité, je vous rejoins sur ce point, était viable tant que nous ne dépassions pas une population de deux milliards d'individus, les derniers modèles globaux l'ont montré récemment... je vous renvoie à la publication de Li Xua et Shao Qi dans Sustainable Cities and Societies... mais à présent, nous sommes près de neuf milliards sur Terre. Neuf milliards !!! Et chacun, même dans les pays en voie de développement, aspire à ce mode de vie à l'occidental que nous avons érigé en modèle de société
  • Vous en arrivez petit à petit à cette solution que je craignais que vous abordiez. Êtes-vous en train de dire qu'il faudrait revenir à une population de deux milliards d'habitants ? J'aimerais bien que les auditeurs entendent votre solution pour cela !
  • Je n'ai jamais dit cela !!! Vous me prêtez des propos infamants. Je dis juste que vous, politiciens, à force de chercher des taux de croissance ineptes, puisque c'était votre seul justification au bonheur d'une société... au bonheur économique et non au bonheur personnel de l'individu... vous nous avez conduits dans l'impasse. Vous avez appliqué... enfin... imposé votre modèle de développement à notre société alors même que les ressources finies de la planète ne nous permettaient pas de le supporter indéfiniment... et en voici les effets !

Le débat se poursuivit sur le même ton condescendant du politicien envers l'écologiste. Philippe n'aimait pas la mauvaise foi qui suintait des paroles des politiciens. Il avait l'impression qu'ils niaient sciemment les évidences. Ils étaient parfaitement conscients des problèmes actuels, mais ne voulaient pas s'engager dans ces combats pour l'environnement, incompatibles avec les attentes souvent individualistes de leurs électeurs. En France, l'épisode des Gilets Jaunes en avait été un exemple flagrant. L'Homme vivait dans une contradiction permanente entre la préservation de l'environnement et la préservation de son petit confort personnel.

Philippe arriva devant la barrière qui fermait l'accès au campus universitaire. Il ouvrit la fenêtre de la voiture et passa la carte devant le lecteur. La barrière se leva et il alla se garer devant le bâtiment du département de physique où il travaillait. Il resta encore quelques instants, le moteur tournant pour rien sur son aire de stationnement, à écouter le débat radiophonique. Une parole du politicien lui fit hausser les sourcils de surprise et il poussa un soupir d'énervement. Il éteignit la radio puis coupa le contact de la voiture. Il attendit quelques instants que la pluie cesse dehors puis rejoignit l'escalier qui menait à la porte du bâtiment.

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