Déjeuner au RU

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Le restaurant universitaire était bondé ce midi-là. Philippe était dans le hall principal du RU et attendait ses collègues pour aller déjeuner. Un groupe de trois enseignants pénétra dans le hall et Philippe se dirigea vers eux après un signe discret de la main à leur encontre.

  • Vous n'êtes que trois ? Où est Stéphane ?
  • Il avait une réunion avec son thésard ce matin. Apparemment, c'est tendu. Il nous rejoindra plus tard, s'il arrive à s'en défaire, lui répondit sa collègue Gabrielle.
  • Son thésard, lequel ? Le syrien ? demanda Philippe.
  • Mais non, pas Stéphane D. Je te parle de Stéphane H. Il n'a qu'un thésard... le vietnamien.
  • Ça fait deux ans qu’il n’arrive pas à s’en défaire… ironisa Philippe.

Deux des collègues de Philippe se prénommaient Stéphane, ce qui créait quelquefois de drôles de quiproquo. Chacun avait pris l'habitude de les distinguer par leurs initiales, mis à part les doctorants du laboratoire qui les distinguaient d'une autre manière beaucoup moins flatteuse pour l'un d'entre eux et relativement neutre pour l'autre. Stéphane D était surnommé le bouc car il s'exhalait de sa personne une odeur très singulière, une sorte de mélange indéfinissable de vêtements imprégnés de vieille transpiration et de fromage de chèvre. Philippe préférait donc déjeuner avec Stéphane H, dont l'odeur parfumée était un ravissement olfactif. L'annonce de Gabrielle le soulagea.

Comme à leur habitude, les enseignants passèrent devant les centaines d'étudiants qui attendaient leur tour pour manger, et dont certains faisaient la queue depuis près d’une demi-heure. Les professeurs de la fac avaient pris cette habitude depuis que le restaurant administratif qui leur était réservé avait été fermé. Ils étaient désormais contraints de manger avec leurs étudiants, au risque que ceux-ci ne surprissent des conversations confidentielles sur des camarades turbulents, des trafics de faux certificats médicaux, des décisions de jury ou quelque copie égarée et à laquelle il faudrait tout de même attribuer une note. Les profs s'étaient arrogés ce privilège coupe-file contre lequel nul n’osait s'insurger. D'ailleurs, les profs avaient élaboré au fil des années et des quelques conflits verbaux avec les étudiants, dont certains arbitrés à la faveur des étudiants par le directeur du restaurant universitaire, un argumentaire qu'ils jugeaient fondé et imparable à toute remarque désobligeante qui pût leur être faite. L'ouragan de révolte s'était mué en simple brise qui ne soufflait que rarement. La seule source subsistante d'un éventuel conflit concernait l'attitude de certains enseignants les jours où des desserts plus élaborés étaient proposés dont le succès entraînait à coup sûr la pénurie. Ces vautours, se ruaient sur les desserts restants et en faisaient la razzia, privant les étudiants d'un délice réconfortant au milieu d'une journée harassante. En réponse aux huées de jeunes plus hardis et moins enclins à renier leurs idéaux égalitaires, ces enseignants osaient répondre qu'il était prouvé qu'une trop grande quantité de sucre absorbée lors d'un repas est responsable de la somnolence de début d'après-midi et qu'en tant qu'étudiant ils avaient besoin de toutes leurs facultés d'écoute, vu la proximité des partiels de fin de semestre. Philippe et ses collègues n'étaient pas de ces enseignants pédants au comportement abject et tentaient de faire preuve de la plus grande amabilité lorsqu'ils coupaient les files. La spoliation est plus agréable lorsqu’elle est aimable.

Les profs choisirent une table dans un coin du restaurant où l'acoustique semblait supportable.

  • Alors Gabrielle, tu n'as pas pris les paupiettes de porc ? se moqua Philippe.
  • Ah ah ah très drôle, fit Gabrielle l'air peu amusé.
  • Oh pardon, c'est vrai, c'est pas du bio, j'oubliais, dit Philippe de cet air taquin qui exaspérait tellement Gabrielle.
  • C'est surtout pas du végétal, à moins qu'on ne trouve les cochons sur les branches des arbres ?
  • Ah je peux te montrer une vidéo Youtube sur laquelle on peut voir des chèvres dans des arbres... au Maroc je crois... Elles montent dans les arbres pour manger les fruits et en rejettent les noyaux après digestion. C'est avec ces noyaux qu'on fait l'huile d'argan.
  • Qu'est-ce que t'es chiant !
  • J'espère que tu n'utilises pas d'huile d'argan, parce que... apparemment, il y a une intervention animale dans sa production... ce n’est pas très vegan tout ça
  • Bon qu'est-ce que je t'ai fait encore aujourd'hui ? demanda Gabrielle sur le point de s'énerver un peu plus.

Philippe prenait toujours un malin plaisir à taquiner Gabrielle sur ses choix. Depuis quelques mois, elle s'essayait au véganisme et devait donc bannir non seulement de son alimentation, mais également de son habillement et de ses produits de beauté et d'entretien, tout ce qui nécessitait l'exploitation de l'animal dans sa production. Philippe ne manquait pas de la questionner à chaque repas sur ses habitudes de vie, essayant de la prendre en défaut sur ses choix. Il savait en particulier que Gabrielle avait offert à ses jumeaux des poissons-rouges pour leur anniversaire. Elle n'avait pas pu résister aux démonstrations de joie des deux petits garçons à chaque fois qu'ils observaient le ballet des poissons dans leurs aquariums à la jardinerie. Il lui reprocha de faire vivre à deux petits poisson l'enfer carcéral d’un bocal de verre.

Noël approchait et Philippe questionna Gabrielle sur ses projets de vacances. Il avait cru l'entendre discuter de ce sujet dans la salle des profs et pensait tenir là une bonne occasion de la confronter à ses contradictions.

  • Avec Sylvain, on va au ski, dit-elle. Cette année, on va y aller en avion parce qu'on n'a vraiment pas envie de se taper dix heures de routes. En plus, les garçons sont assez turbulents en voiture et j'imagine même pas comment ils pourraient tenir tout ce temps tranquilles.
  • En avion ! Gabrielle... tu vas aller au ski en avion... alors là ça m'étonne beaucoup de toi. Quand je pense au cinéma que tu nous as fait l'année dernière quand tu devais aller à ton congrès à Oslo, à cause du bilan carbone de ton déplacement. Tu disais qu'il valait mieux que tu annules ce déplacement parce que tu ne supportais pas l'idée de polluer la planète. Je suis très très étonné, dit Philippe avec un sourire narquois et un clin d’œil à un autre collègue qui cessa de mâcher son morceau de pain, discrètement indigné d'être mêlé à ce lynchage en règle.
  • Oui hé ben, entre la planète et le confort, cette fois j'ai choisi mon confort et celui des gosses. Et puis tu m'fais bien marrer toi avec ta grosse BM’ et ton château.
  • C'est pas un château, c'est une grande maison, rétorqua Philippe en soupirant et levant les yeux au ciel.
  • Oui, ta grande maison de deux-cents mètres carrés pour une personne seule.

Échange d'attaques faciles. Philippe capitula sachant que Gabrielle avait entièrement raison dans ses reproches. Il n'avait pas toujours habité seul dans cette grande maison, mais il ne voulait pas le dire car c'était un secret bien gardé. Il n'avait pas acheté cette maison seul, bien sûr, mais les aléas de la vie avaient fait qu'ils s'était retrouvé seul à assumer l'entretien et le remboursement du prêt. C'était un moindre mal car son salaire lui permettait d'assumer largement ces charges. Mais il s'était surtout retrouvé seul, à mener une vie qu'il considérait quelquefois comme misérable, tant elle était solitaire. Il avait longtemps connu la solitude durant sa jeunesse, mais alors il n'avait jamais connu que la solitude d'un petit garçon différent. Après avoir connu sept années de vie heureuse avec un garçon blond plus jeune que lui de dix années, la solitude lui paraissait alourdie de tous ces souvenirs construits à deux. Ce garçon était parti un matin pluvieux de février. Un matin froid et terne, lui qui était si solaire et avait toujours eu l'espoir de mourir un beau matin de mai, au plus doux du printemps, son dernier regard jeté sur une prairie fleurie. Au lieu de cela, la maladie l'avait emporté au cœur de l'hiver dans une chambre d'hôpital avec vue sur un mur sans fenêtre. Il n'avait pas succombé à ce genre de maladie honteuse, qui aurait fait dire à chacun qu'il l'avait bien cherché avec sa vie dissolue et ses mœurs abominables. Non, il avait été emporté par une leucémie foudroyante. Il y eut peu de monde à l'enterrement, car il avait une petite famille et Philippe était tout pour lui. Il lui avait abandonné tous ses amis. Depuis, Philippe n'avait pas refait sa vie, trop fidèle à la mémoire de l'amour de sa vie. Il vivait seul dans cette grande maison vide qu'il n'aurait su quitter. Alors non, Philippe ne pouvait pas répondre à cette attaque de Gabrielle. Il en aurait trop dévoilé sur sa vie intime.

Philippe changea de conversation.

  • Vous avez vu l'émission hier soir sur le dernier rapport du GIEC.
  • Moi j'ai pas la télé, répondit Gabrielle.
  • Tu la regarderas en replay, c'était vraiment intéressant.
  • Qu'est-ce qu'ils disaient ?
  • C'est la fin. Le point de non retour a été atteint. Quoi qu'on fasse, on n'arrivera jamais à limiter le réchauffement climatique à deux degrés. L'emballement nous guette. On est mal barré, moi j'vous l'dis.
  • C'est une blague ? Tout ça à cause de tous ces pollueurs. Ces américains avec leurs gros 4x4 et les chinois qui sont trop nombreux. Mais quel monde ils réservent à mes enfants ?
  • Nous aussi on pollue Gabrielle. On ne peut pas vraiment dire qu'on soit vertueux.
  • Parle pour toi ! Moi et Sylvain, on fait plein de trucs pour réduire notre impact sur l'environnement. On mange exclusivement bio et local en commandant nos paniers dans une AMAP. On mange le moins de viande possible. On fait attention à nos déplacements, en utilisant le moins possible la voiture. On évite d'acheter trop de vêtements. Nos enfants, on les habille avec des vêtements d'occasion qu'on trouve sur les vide-greniers. On cultive un peu notre jardin. On a un composteur. On trie nos déchets. On a des toilettes sèches.
  • Beuh, tu les utilises pas tes toilettes sèches, l'interrompit Philippe.
  • Oui, bon c'est juste qu'avec les gamins en bas âge, c'est pas pratique, mais dès qu'ils seront plus grands on s'y remettra. Bon bref, notre maison est en bois et on a calculé sa taille au plus juste pour n'avoir que le strict nécessaire pour vivre à quatre. Franchement, je pense qu'on est en dessous de la moyenne en termes de consommation et de pollution de l'environnement. Je ne sais pas ce qu'on pourrait faire de plus.
  • Ne pas aller en vacances en avion par exemple... Oh je plaisante...
  • Non mais ça c'est un autre problème... Mais si tout le monde vivait comme on le fait, je pense que le problème serait réglé. J'en parle souvent aux étudiants et j'essaie de les inciter à faire comme moi. Je pense que si on fait tous quelque chose, petit à petit, la situation va changer et on va réussir à l'éviter ce putain de réchauffement climatique.
  • Mais à ton avis Gabrielle, combien de temps ça pourrait prendre ? demanda Philippe
  • Je ne sais pas, mais ça prendra le temps que ça prendra et on y arrivera.
  • C'est ça le problème ! Le temps ! On n'en a plus. C'est ça que le dernier rapport du GIEC montre. On n'a plus de temps. C'est fini. On a trop tardé. Ce que tu proposes, il aurait fallu le faire il y a trente ans. Maintenant c'est trop tard.
  • Pourtant Philippe, si tout le monde vit comme ma famille, on peut sûrement y arriver, parce qu'on ne consomme vraiment pas beaucoup, dit Gabrielle sur un ton rassurant en penchant la tête de côté et en la hochant plusieurs fois.

Philippe tenta de lui faire comprendre que tout le monde ne pouvait pas vivre comme elle. Peut être avait-il tort, mais c'était sa conviction profonde. Il estimait que Gabrielle vivait un peu hors du monde et n'avait pas conscience des difficultés que beaucoup avaient à surmonter au quotidien. Les enseignants de l'université avaient un bon salaire qui leur permettait de mener leur vie à peu près comme ils l'entendaient. En fonction de leurs aspirations, ils pouvaient être de gros pollueurs, capables de s'acheter de gros 4x4 et partant en vacances aux quatre coins du monde, mais ils pouvaient également mener une vie vertueuse, faite de produits sains et de qualité. Gabrielle semblait vivre avec des œillères et ne pas avoir conscience des difficultés de tous ces gens qui occupaient des emplois précaires ou à temps partiel et devaient redoubler d'effort chaque moi pour équilibrer le budget de leur ménage. Dans ces conditions, les produits sains, le bio, les produits locaux, tout ce qui faisait une vie vertueuse vis-à-vis de l'environnement, servaient bien souvent de variable d'ajustement. Certaines même vivaient dans une telle indigence, que les produits bio leur semblaient réservés à une élite. Gabrielle était une jeune ingénue innocente et inconsciente des disparités du monde. Elle ne savait pas qu'il était impossible de convaincre ces gens, qu'elle ne côtoyait pas, de migrer vers ce mode de vie qu'elle prônait. Mais quoi qu'il en fût, le temps n'était plus à ces combats de longue haleine basés sur la pédagogie. Le climat se réchauffait inéluctablement.

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