Mauvaise rencontre

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Mattéo avait quitté la ZAD pour rejoindre la ville en autostop. Il n'avait pas le permis de conduire mais était opposé à l'idée même de posséder une voiture polluante, qu'elle fût à moteur thermique ou électrique donc nucléaire. Mattéo préférait faire reposer sur d'autres les retombées environnementales de ses déplacements. Quelquefois, un automobiliste évoquait avec lui son choix et pour peu que celui-ci fût un peu trop bavard et discutât son choix, pourtant mûri par Mattéo jusqu'au summum de ce que lui permettait son esprit simple, Mattéo entrait dans une rage ingrate contre ce digne représentant de la société de consommation. Il s'était retrouvé à maintes reprises débarqué sans plus de précautions au bord de l'autoroute. Malgré ces événements malheureux, il n'avait pas infléchi son comportement, trop buté et certain que la provocation et l'affrontement direct étaient de bons moyens de transmettre son message environnemental. Mattéo était d'ailleurs très mal noté sur BlaBlaCar, ce qui l'obligeait à pratiquer une forme plus classique et moins coûteuse d'autostop.

Cette fois, il réussit à garder son calme malgré le fait que la seule voiture qui s'arrêta ce soir-là fût un énorme hummer d'un ancien modèle, mais cependant en parfait état, qui ne semblait jamais avoir connu d'ornières, de chemins escarpés ou les griffures d'un quelconque roncier. Malgré sa haine des hummer et de leurs conducteurs, que Mattéo considérait comme des criminels inexcusables car hermétiques au simple bon sens environnemental, il monta non sans un souffle dédaigneux et un sourire narquois. Ce soir, il avait un rendez-vous important et ne pouvait se permettre la moindre minute de retard.

La voiture roulait à vive allure sur la voie de gauche de la route détrempée, multipliant les appels de phares nerveux à l'encontre des autres voitures qui dépassaient déjà à bonne vitesse. Mattéo pensa qu'il était tombé sur un gros con mais réussit à maintenir l'illusion d'une attitude calme voire amusée.

  • J'te dépose où ? demanda l'automobiliste à Mattéo.
  • Dans l'centre c'est possible ?
  • Ah non, je peux te déposer à la sortie qui est vers la ligne de tram, sous le pont.
  • Ok, ouais bah c'est cool, ça me va.

Le hummer prit la sortie indiquée et s'arrêta comme convenu sous le pont, non loin d'un des gros piliers massifs en béton haut d'une soixantaine de mètres. Mattéo sortit du hummer sans un regard, sans un merci, sans un au-revoir pour son chauffeur, qui repartit en trombe dans un crissement de pneus monstrueux et en klaxonnant d'un air réprobateur. Le hummer disparut rapidement dans la longue courbe du boulevard éclairé par une rangée centrale de lampadaires à LED. Mattéo réalisa qu'il était encore loin du lieu de son rendez-vous et qu'il devait accélérer.

Il marcha le long de la ligne de tramway, dépassé plusieurs fois par des rames bondées aux vitres embuées. Mattéo n'avait pas d'argent pour acheter un ticket. Il bifurqua sur un pont qui enjambait le fleuve pour se rendre sur l'autre rive, sur cette île au milieu de la ville sur laquelle Mattéo pouvait clairement voir les anciennes grues des chantiers navals, éclairées par des projecteurs censés mettre en valeur ce patrimoine industriel de la ville. En passant sur le pont, Mattéo se pencha pour regarder s'écouler l'eau autour des piles. L’eau était basse car la ville était assez proche de l'océan pour que le fleuve y suivît le rythme des marées. Des bancs d'une vase verdâtre et luisante sous la lumière des lampadaires étaient découverts. Les quais de ces chantiers navals désaffectés, gagnés sur le fleuve à force de grands travaux, étaient soutenus par une forêt de pilotis de bois fichés dans la vase. Ils étaient recouverts de long filets d'algues vertes dans la zone de marnage. Mattéo sentit une odeur de vase mêlée de relents de mazout s'échappant d'une nappe oubliée, ensevelie sous la vase et que la forte marée de ce jour avait dû découvrir. Les voitures passaient sur le pont, enveloppant Mattéo de leurs gaz d'échappement et du vacarme de leur moteur hurlant ou de leurs pneus roulant sur la route humide. Mattéo préférait le calme de la ZAD mais la rencontre devait avoir lieu ici, en ville. Un vélo le frôla en sonnant, l'éclaboussant des quelques gouttes que le garde-boue n'avait pas arrêtées. Le vélo s'éloigna en roue libre dans le doux cliquetis de sa cassette de dérailleur.

Mattéo atteignit l'autre rive et tourna sur le quai, il avait rendez-vous au bout de l'île, près des anciens docks. Après dix minutes de marche, il arriva sur une zone couverte de pavés arrondis par le temps. Les rails d’une ancienne ligne de chemin de fer étaient enfichés dans les pavés. La pénombre régnait ici. Depuis cinq minutes, Mattéo n'avait plus vu personne. Plus de vélo. Plus de voitures. Plus de piétons. Le lieu était peu fréquenté, voire abandonné. Les docks avaient cessé leur activité une quarantaine d'années plus tôt devenant une friche industrielle. La municipalité réservait cet endroit à de grands projets immobiliers et à une restructuration complète d'ici quelques années. Pour le moment, le secteur demeurait à l'abandon offrant en plein milieu de la ville, des recoins sombres et propices aux rencontres nocturnes et de trafics en tout genre. Un groupe de SDF se réchauffait autour d'un brasero improvisé dans un bidon d'huile usagé, derrière un transformateur électrique désaffecté. Des mots indistincts, certains plus hauts que d'autres, annonçaient l'imminence d'une bagarre. Mattéo dévia de sa trajectoire pour se réfugier dans l’obscurité d'un conteneur isolé. Il voulait éviter ces hommes imprévisibles qui vous demandaient quelque pièce aimablement avant de vous poignarder au moindre refus, oubliant que les puces de paiement avaient remplacé les pièces de monnaie.

Mattéo les contourna et se dirigea vers la pointe de l'île. Il aperçut au loin, les silhouettes noires et fluettes de deux jeunes à casquette debout près d'un scooter. L'un d'eux tira sur son joint avant de le passer à son acolyte. La lueur rouge du mégot éclaira son visage furtivement, ce qui ne laissa pas à Mattéo le temps de distinguer ses traits. Tout juste put-il apercevoir la barbe noire et fournie du jeune aux airs d'extrémiste religieux. Mattéo se dirigea vers eux avec appréhension. Ils avaient convenu d’une rencontre en tête-à-tête et ils étaient venus à deux. Il eut un mouvement d'hésitation, mais les deux hommes l'avaient déjà aperçu et il n’eut d’autre choix que de s’approcher.

Tout à coup, un second scooter, électrique et silencieux, le frôla et se stoppa net à sa hauteur.

  • C'est toi Benjamin ? lui demanda le jeune de son accent des quartiers communautaires.
  • Oui, répondit Mattéo qui avait donné un faux nom pour s'assurer l’anonymat nécessaire à la transaction.
  • T'es juif Benjamin ?
  • Non !
  • Si t'es juif, c'est un nom d'juif Benjamin !!! dit violemment le jeune. Tu sais c'qu'on fait aux juifs nous ?
  • J'suis pas juif, Benjamin c'est pas mon vrai prénom.

Les deux jeunes que Mattéo avait vus en premier les avaient rejoints et s'étaient placés derrière lui. Au moment où Mattéo répondit, l'un d'entre eux, le barbu, saisit Mattéo par le cou et recula pour le mettre à terre et le maintenir au sol. Un autre approcha en courant et tendit un pistolet de gros calibre vers la tête de Mattéo.

  • C'est ça qu't'es v'nu chercher connard ? lui demanda-t-il.

Mattéo, la gorge serrée par la prise du jeune barbu, ne pouvait répondre. Il avait pris un risque en venant ici. Il n'avait jamais réussi à faire confiance à ce genre d'individus. Maintenant qu'ils le maîtrisaient, il n’était plus une menace potentielle pour eux. Ses agresseurs avaient pris de l'assurance et savaient qu'ils pourraient obtenir l'argent que Mattéo leur avait promis en échange du flingue sans s'en défaire. Ils pourraient de plus se défouler sur ce juif. Un exploit de lâche dont ils comptaient bien aller se vanter dans leur cité miteuse. Mattéo tenta de se relever mais le meneur au pistolet lui asséna un violent coup de talon dans la mâchoire, ce qui sonna Mattéo pendant quelques secondes. Les jeunes riaient et se moquaient de leur victime dans un mélange de français et d'arabe, dont ils ne connaissaient que quelques mots, lexique suffisant pour vivre dans l'illusion de ne pas appartenir à la communauté nationale. Tout à coup, le rire du jeune barbu fit place à un gargouillement étrange et sa langue luit d'un éclat métallique sous la lumière du scooter. Mattéo avait réussi à saisir le poignard de chasse qu'il cachait dans sa ranger droite et en avait transpercé la gorge du barbu jusqu'à ce que la lame ressorte par la bouche.

Les jeunes avaient fumé et ne comprirent pas tout de suite ce qu'il se passait. Sous l'emprise du cannabis, ils ne surent comment réagir et commencèrent à paniquer. Leurs réflexes étaient amoindris par la drogue et Mattéo n'eut aucun mal à les neutraliser. Il avait cette rage en lui qu'il savait déchaîner au moindre signe de violence à son encontre. Trente secondes plus tard, trois de ses assaillants gisaient à terre et se vidaient de leur sang.

  • Allez, connards, vous s’rez hallal comme ça, ironisa Mattéo d’un air dédaigneux.

Le meneur s'était agenouillé et, l'arme à la main, implorait la pitié de Mattéo. Ce dernier se demandait pourquoi il n'avait pas tiré.

  • Bah alors, tu sais pas t'servir d'un flingue ? demanda Mattéo.
  • Il est pas chargé, il est pas chargé... tiens regarde.

En disant cela, il lui tendit le pistolet et Mattéo le saisit. Il retira le chargeur qui était vide.

  • Ah mais c'est vrai qu'il est vide. C'est pas prudent ça.

Au contraire, le meneur pensait avoir fait preuve de prudence en ne chargeant pas l'arme.

  • Heureusement que j'ai été prévoyant, dit Mattéo.

Il sortit un chargeur de sa poche cargo et l'inséra dans le pistolet. Il l'arma et le pointa sur le front du meneur. Sans hésiter une seconde, Mattéo pressa la détente, répandant la cervelle de l’agresseur sur le pavé, ainsi que quelques morceaux de crâne. Mattéo rangea son arme dans la poche intérieure de sa parka, essuya son couteau de chasse contre la veste de jogging du barbu et le replaça dans sa botte. Il remit le bas de son pantalon par dessus la botte pour dissimuler le couteau. Il avait maintenant son arme et n'avait pas déboursé un seul euro pour cela.

  • On vous a jamais dit d'éviter les docks la nuit les gars ? On peut y faire des mauvaises rencontres, dit-il en riant.

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