Chapitre 7

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Dao était dévasté. Il marchait comme un zombie en suivant l'humaine, le maximum qu'il arrivait à faire étant de mettre un pied devant l'autre sans trébucher. Tout avait basculé en moins d'une heure. Entre l'ennui dans le palanquin et cette marche sous la pluie en état de choc : même pas une heure. Il y avait trop d'émotions et de sensations à gérer en même temps, qui tourbillonnaient en lui, il ne comprenait plus rien : la perte immense qu'il venait de subir, le froid et la pluie, la peur lancinante d'une nouvelle attaque ou catastrophe, son désert qui lui manquait, le soulagement d'être avec l'humaine qui avait tant occupé ses pensées, l'embarras en se rappelant la teneur desdites pensées en comparaison avec la réalité, la culpabilité de penser à ces choses futiles dans une situation pareille. Et ce gouffre terrifiant : qu'allait-il se passer ensuite ? Tout ça tournait en boucle dans sa tête, et lui retournait les tripes. Il dut s'arrêter quelques fois pour vomir. Il revoyait sans cesse Dahlia, ses derniers instants, les hommes masqués. Il avait des réminiscences de souvenirs anciens et heureux de chez lui. Il ressentait l'étreinte de l'humaine lorsqu'ils se cachaient, ferme et chaleureuse. Elle lui avait probablement sauvé la vie, sans elle il se serait fait repérer et exécuter.

Lorsqu'il avait vu Dahlia mourir, Dao s'était effondré, avait voulu hurler et courir la rejoindre. L'humaine l'avait attiré contre elle et l'avait fermement maintenu pendant qu'il se débattait, puis lorsqu'il avait fondu en larmes. Il aurait pu se défaire facilement, mais pour une raison qu'il n'arrivait pas bien à comprendre, il s'était laissé faire et abandonné à elle. Quelque chose dans son étreinte, sa chaleur enveloppante, sa peau contre la sienne tandis qu'elle lui murmurait de se calmer... C'était comme si elle le maintenait dans ce monde alors que son esprit était déjà parti. Lorsqu'il avait arrêté de pleurer, il avait sombré dans l'apathie. L'humaine s'était immédiatement levée, il ne fallait pas traîner là, disait-elle, les hommes masqués allaient vite les retrouver et elle ne voulait pas mourir là. Apparemment elle connaissait une très bonne cachette à l'abri où personne ne viendrait les trouver. Dao s'en fichait, il ne voulait plus continuer. Il lui avait même rétorqué qu'elle pouvait partir et le laisser là, que si les hommes masqués arrivaient il allait venger Dahlia en en emportant le plus possible avec lui. La voyageuse l'avait regardé marmonner et laissé finir, une expression fermée sur le visage. Quand il eut terminé, elle soupira puis le saisit sous le bras pour le mettre sur ses pieds. Il geignit vaguement mais s'exécuta. Les quelques minutes pour s'éloigner de la zone furent les plus longues de sa vie, et les plus éprouvantes aussi. Les hommes masqués étaient encore là et cherchaient des survivants. Ils devaient s'éloigner sans se faire remarquer. La cachette n'était pas exactement tout près, il fallait redescendre un moment, puis marcher une bonne distance à découvert jusqu'à atteindre une zone boisée, au coeur de laquelle se trouvait une sorte de caverne d'après ce qu'il avait compris. La voyageuse marchait vite, parlait peu, et donnait des ordres très secs. Mais ils réussirent à sortir de la zone critique, en courant, rampant, se cachant. Au bout d'un moment ils purent marcher normalement et elle passa devant, ouvrant le chemin, se retournant fréquemment avec un air exaspéré. Elle marchait vraiment très vite, et Dao avait un peu de peine à suivre. Entre ça et son état émotionnel, il n'était pas au sommet de sa vitalité... et ça ne plaisait pas du tout à sa nouvelle gardienne.

- Mais dépêche-toi, on est complètement à découvert !

- Et alors, c'est bon, ils vont pas nous suivre jusqu'ici !

Dao commençait à en avoir assez de sa façon de lui aboyer des ordres sans aucune considération.

- Tu n'en sais rien ! Alors maintenant tu bouges ton petit cul et on fonce à la planque. Tu pourras geindre sur ton sort quand on sera à l'abri.

C'en était trop pour l'elfe.

- Mais qu'est-ce que ça peut vous faire à la fin ? Je vous ai rien demandé ! Vous vous rendez pas compte que je viens de tout perdre ? Que tous mes gens sont morts ? J'ai pas besoin de me faire aboyer dessus par une barbare en plus ! Vous n'avez qu'à me laisser là si vous n'êtes pas capable d'avoir un minimum de respect ! Je me débrouillerai bien mieux sans avoir à me faire engueuler en permanence par quelqu'un comme vous !

Dao regretta immédiatement ce qu'il venait de dire. Un rictus de dégoût se forma sur le visage de l'humaine, dont le regard était devenu furieux. Elle secoua plusieurs fois sa tête dans un mouvement de « non » nerveux, puis cracha au sol, se retourna et continua son chemin. Ce fut à ce moment qu'il réalisa qu'elle boitait depuis tout à l'heure. Dao se sentit stupide et honteux. Elle aussi venait de perdre des gens. Et elle avait visiblement été blessée pendant les combats. Il réalisa qu'elle avait risqué sa vie pour venir l'aider, alors qu'elle aurait très bien pu foncer directement vers sa cachette. Il se rendit compte qu'il serait probablement mort à l'heure qu'il était si elle n'était pas intervenue. Il resta pétrifié sur place, la regardant s'éloigner en claudiquant. Il leva le bras dans sa direction et ouvrit la bouche pour l'appeler, mais aucun son ne sortit. Il se sentit absolument misérable sous la pluie battante, et se détestait pour son comportement immature. Il réfléchissait à toute vitesse à ce qu'il pourrait lui dire pour se faire pardonner, mais elle l'insulterait et lui ordonnerait de partir, parce que c'était tout ce que méritait un lâche égoïste comme lui. Il sentait son estomac et sa gorge se nouer. Il était partagé entre la sensation aiguë d'avoir commis une lourde erreur, la haine de lui-même et le remord d'avoir été odieux envers l'humaine. Il fallait absolument qu'il se rachète. Mais il était toujours incapable de bouger, et restait planté là, à découvert, sous la pluie battante. Il la voyait s'éloigner de son pas rapide, sans se retourner une seule fois. Elle avait presque disparu de son champ de vision à cause de l'obscurité due à l'orage.

La panique commençait à le gagner, alors même qu'il était toujours incapable du moindre mouvement. Puis il vit la silhouette de l'humaine trébucher et chuter brusquement. Cela provoqua un déclic en lui et sans hésiter il se précipita dans sa direction pour aller l'aider, avec l'impression qu'il n'avait jamais couru aussi vite de sa vie. Il avait soudain très peur pour elle. Il ne voulait pas la perdre. Il ne voulait pas qu'il lui arrive quelque chose. Il ne le supporterait pas. Ça n'avait aucun sens, mais il savait qu'il ne voulait pas la perdre. Il la rejoignit très vite : elle était assise au sol, se tenant la cheville, du sang sur le visage et les mains, avec un rictus de douleur intense.

- ça va ? Demanda Dao, complètement paniqué.

Elle le foudroya du regard et ne dit rien.

- Je suis désolé, je ne pensais pas ce que j'ai dit, je... je suis un imbécile !

Il y avait de l'urgence dans sa voix. Il s'accroupit à son niveau, lui saisit délicatement le bras et fit mine de le passer autour de ses épaules pour l'aider à se relever. Elle le repoussa d'un mouvement brusque et tenta de se relever par elle-même.

- Ça va c'est pas grave, je peux me débrouiller, fous-moi la paix.

Dao eut l'impression de prendre un coup de poing dans l'estomac. Il scrutait l'humaine avec anxiété, il voulait l'aider, elle avait l'air d'avoir une mauvaise blessure.

Elle se redressa tant bien que mal, Dao s'approcha et essaya de la soutenir, elle le rejeta encore plus violemment. Une fois debout, elle essaya de faire un pas. Puis s'écroula à nouveau. Dao porta les mains à sa bouche, choqué et paniqué. Le visage de l'humaine était déformé par la douleur et elle pestait et jurait dans un flot de jurons ininterrompu et haineux. Dao revint à la charge.

- S'il vous plaît laissez-moi vous aider, vous n'êtes pas en état de marcher.

Elle eut un mouvement de recul. Il continua, avec un sourire doux et un regard qu'il voulait rassurant :

- Et puis, nous sommes à découvert, on ne peut pas rester là !

Un début de sourire en coin éclaira rapidement le visage déformé par la douleur de l'humaine, puis elle capitula. Dao prit son bras, le passa par dessus ses épaules et l'aida à se lever.

- Voilà, appuyez-vous sur moi, n'hésitez pas.

Il posa une main hésitante sur sa taille pour mieux la soutenir et ils se mirent à marcher. Elle leva un bras pour indiquer la direction où aller, mais ne dit rien. Dao l'entendait haleter, elle semblait lutter pour endurer la douleur et continuer à avancer malgré tout.

Ils progressaient très lentement, et Dao sentait que l'humaine était en grande souffrance. Il commençait à se dire qu'ils n'allaient pas s'en sortir comme ça, lorsqu'ils arrivèrent en vue du bois dont elle avait parlé. Il se sentit rassuré lorsqu'ils y entrèrent, mais la voyageuse au contraire se remit à pester. Ils n'étaient plus très loin, et ça aurait pris à peine un quart d'heure en temps normal, mais l'environnement forestier était redoutablement impraticable pour elle dans son état, même avec Dao qui la soutenait du mieux qu'il pouvait. La pluie n'arrangeait rien, rendant le chemin boueux et glissant. Il lui proposa de la porter. Elle eut un reniflement méprisant et continua à avancer. Elle avançait encore plus lentement. Il y avait des pierres, de la végétation, toutes sortes d'obstacles à franchir, et le terrain qui redevenait très raide.

L'humaine semblait se concentrer au maximum pour éviter tout faux pas qui pourrait coûter très cher en termes de douleur. Elle semblait également fournir un effort prodigieux pour ne surtout pas montrer qu'elle avait mal. Son visage était entièrement crispé dans une expression de douleur et de colère. Elle soufflait un peu et lâchait quelques râles occasionnels, mais elle semblait clairement se contenir pour ne pas craquer devant lui. Même si Dao admirait sa détermination, il trouvait cela ridicule. Il lui reproposa de la porter, essaya de la convaincre, de négocier, d'emballer l'idée dans une blague, il lui promit même qu'il n'en parlerait à personne. Il se lança dans une grande diatribe pour lui expliquer qu'il n'y avait pas de mal à demander de l'aide, que ça ne faisait pas d'elle une faible, au contraire, que c'était même une preuve de force de caractère que de... il s'arrêta lorsqu'il commença à s'agacer lui-même. Ils avancèrent encore quelques mètres dans un silence pesant mais relatif au vu de l'orage qui continuait à faire rage. A un rythme d'escargot. Et encore, Dao se disait que s'il y avait des escargots dans le coin, ils pourraient sans trop de problème les dépasser. Puis ils arrivèrent au pied d'un passage qu'il fallait escalader. Dao s'arrêta. Cette fois il n'y avait pas d'autre solution. L'humaine s'arrêta aussi, contempla l'obstacle à franchir, puis se mit en mouvement. Dao était complètement abasourdi. Il n'en croyait pas ses yeux. Comment pouvait-on être aussi buté ?

- Mais enfin c'est complètement stupide ! Vous voulez vous tuer ou quoi ?

Silence de la part de l'humaine. Elle sautillait pathétiquement sur un pied en s'approchant de la zone à grimper, une sorte de talus boueux.

- Vous vous rendez compte qu'après ce à quoi on vient de réchapper, vous allez avoir une mort complètement idiote ?

L'humaine attrapa une grosse racine d'arbre dans le talus et enroula son bras autours d'une branche épaisse. Elle testait la solidité de ses appuis.

- Une voyageuse aguerrie tombe d'un talus d'un mètre cinquante et meurt bêtement et stupidement le nez dans la boue, car elle ne voulait surtout pas qu'on lui vienne en aide ! Elle n'avait même pas bu d'alcool ! Son compagnon elfe livré à lui-même se fait dévorer par un ours alors qu'il cherchait la sortie de la forêt sans pouvoir différencier sa gauche de sa droite ! Ha, on va entrer dans la légende avec ça, laissez-moi vous dire !

La voyageuse, s'accrochant avec ses bras, essayait de sauter sur un appui avec sa jambe valide, mais glissait à cause de la boue. Et recommençait encore et encore. Dao la regardait faire, la tête penchée sur le côté, incrédule. Ça devenait vraiment n'importe quoi.

- Oh, et puis merde.

Il la rejoignit d'un pas décidé. L'attrapa fermement par la taille et entreprit de l'attirer vers lui. Elle s'agrippa à ses appuis. Dao tira un peu plus fort, elle s'accrocha avec l'énergie du désespoir. Il commença à trouver cela presque drôle. Profitant du fait qu'il soit plus grand qu'elle et la tenant toujours par la taille, il se pencha en avant un mit un coup d'avant bras sur ses coudes pour les faire plier, puis il tira brusquement son corps pour lui faire lâcher prise. Il entreprit de la soulever pour la porter sur son dos, mais elle continua de se débattre. A ce stade Dao était amusé par la situation. Il n'eut aucune peine à prendre le dessus sur l'humaine, épuisée et blessée, qui ne se défendait plus que pour le principe. Il soupçonnait que ça avait viré au jeu pour elle aussi. Elle finit par se rendre et se laisser faire, puis se cramponna à son dos, enroula ses bras autour de ses épaules et reposa sa tête contre lui. Dao la soutenait par les jambes. La sensation de son poids et sa chaleur sur lui avait un petit quelque chose de plaisant. Il chassa ces distractions de son esprit et entreprit de franchir le talus. Ce fut un peu compliqué mais il finit par y arriver, puis la voyageuse lui montra les directions à prendre et il se remit en marche. Au bout de quelques minutes, il sentit l'humaine tourner la tête pour lui murmurer quelque chose.

- Compagnon elfe, hein ?

Il y avait de l'amusement dans sa voix. Dao était horriblement gêné, baissa la tête, bafouilla un début de justification et accéléra. Puis le silence retomba, l'humaine ne disait plus rien. Ils avancèrent comme ça dans la forêt pendant un moment. Le jeune elfe était perdu dans son rythme et son effort lorsqu'il sentit sa passagère rapprocher imperceptiblement la tête de son cou, et crut l'entendre inspirer lentement et profondément. Il était choqué : est-ce qu'elle était en train de le renifler ? Là d'où il venait, seuls les animaux se reniflaient entre eux comme ça. Il trouvait ça très vulgaire et dérangeant. Et en même temps il se sentait troublé, il y avait quelque chose de très intime dans ce qu'elle faisait. Si c'était bien ce qu'elle faisait. Il se dit qu'il devait probablement se faire encore des idées... il continua son chemin en tâchant de rester concentré.

Ils arrivèrent finalement à destination. L'humaine donna deux tapes sèches sur l'épaule de Dao, comme avec une vulgaire monture, dissipant définitivement dans son esprit l'idée qu'elle puisse avoir eu un geste tendre à son égard. Il comprit l'ordre et s'arrêta, la déposa le plus délicatement possible au sol. Ils étaient devant un affleurement rocheux très irrégulier. La voyageuse s'avança le long des roches, sautillant en prenant appui où elle pouvait, puis tourna à un coin et disparu. Quand Dao la rejoignit, il la vit accroupie à côté d'un arbuste qui dissimulait en partie une petite ouverture dans la roche, au niveau du sol. L'entrée était vraiment petite, à peine suffisante pour laisser entrer une personne en rampant. Entre son emplacement, les roches et la végétation, il semblait pratiquement impossible de découvrir cet endroit par hasard. La voyageuse s'allongea laborieusement au sol et, juste avant de s'engager, se tourna vers Dao. Son visage était beaucoup plus détendu, elle avait comme un sourire au fond du regard.

- J'espère que ça te dérange pas de ramper sur quelques mètres dans le noir !

Puis elle s'engouffra sans hésiter dans la chatière.

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