Chapitre 3

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La suite du voyage s'avéra à la fois ennuyeuse, épuisante et très frustrante. Beaucoup de sensations en même temps pour quelqu'un qui passait son temps cloîtré dans un palanquin. Dao essayait de dessiner et d'écrire ce qu'il ressentait, ou ce qu'il imaginait du monde extérieur au-delà des rideaux. Les idées tournaient un peu en rond et il se raccrochait au moindre son, à la moindre odeur pour nourrir son imagination débordante et, il en était conscient, limitée. Limitée car il n'avait jamais rien vu du monde en dehors de son désert. Le chemin était difficile, cahoteux et raide. Il avait de la peine pour les porteurs, qui devaient se relayer plus souvent que d'habitude. Le chemin en pente signifiait que le palanquin l'était aussi. Malgré les efforts des porteurs, la route était la plupart du temps trop raide pour qu'ils puissent le maintenir à l'horizontale. Dao passait donc ses journées à essayer de ne pas trop glisser, en se calant du mieux qu'il pouvait sur les quelques éléments présents à l'intérieur. Le palanquin n'était pas trop mal conçu, mais restait sommaire et n'était clairement pas fait pour ce type de terrain. Sa frustration était bouillonnante, et ne faisait qu'augmenter de jour en jour : un monde nouveau, un décor naturel impressionnant, des humains dont, rien qu'en un coup d'oeil, on pouvait deviner qu'ils étaient fascinants, de nouvelles lumières, températures, goûts, un univers entier n'attendait que lui de l'autre côté du rideau. Et il ne pouvait rien en voir. C'était une torture. Il essayait pourtant régulièrement, en espérant que personne ne regardait, d'écarter discrètement un pan de rideau. Mais Dahlia le repérait à chaque fois. Quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, la moindre tentative était muselée par un regard sans équivoque.

Dahlia était, disait-on, une des plus anciennes de leur peuple. On prétendait qu'elle était là depuis le début, lorsque les premières bandes nomades d'elfes étaient arrivées dans le désert. C'était une combattante qui n'avait pas d'égal. Dao l'avait vue quelques fois dans des duels amicaux, des représentations ou même simplement lors d'entraînements. Elle était absolument terrifiante. Dao n'osait pas imaginer à quoi elle pourrait ressembler si elle se battait pour de vrai. Elle avait toujours énormément voyagé, et lorsque les Elfes Rouges du Désert avaient mis en place leur système de prêtres voyageurs, elle s'était immédiatement engagée auprès du cabinet pour escorter les convois. Elle faisait de l'excellent travail, et représentait une carte de visite très appréciée. Elle était restée vive malgré son grand âge. La plupart des elfes, en vieillissant, ralentissaient, se ramollissaient, arrêtaient de changer et d'évoluer. En général ils prenaient des fonctions de dirigeants, puis de sages, puis de philosophes, jusqu'à être complètement dans l'introspection. Enfin, quand le moment était venu, ils partaient dans le désert avec quelques vivres et objets auxquels ils tenaient, et on ne les revoyait jamais. Personne n'a même jamais retrouvé de corps. Personne ne savait où ils allaient. On disait que lorsqu'ils savaient où il fallait se rendre, c'était que le moment était venu. Mais Dahlia, malgré son probable statut de doyenne de l'espèce, en était encore très loin. Énergique et ouverte, elle arrivait encore à s'enthousiasmer et s'enflammer, à réagir au quart de tour et à sourire. Dao soupçonnait que c'était son mode de fonctionnement quand tout allait bien, mais qu'elle avait dû traverser des épreuves inimaginables, et que peu de chose pouvait lui faire perdre son calme. Il imaginait le genre de personne qu'elle pouvait être dans une situation dangereuse ou importante. Il essayait de se représenter la puissance de destruction que quelqu'un comme elle devait être capable d'abattre sur ses adversaires. A chaque fois ça lui faisait un peu peur. Dans tous les cas, elle faisait son travail admirablement bien, au grand désespoir de Dao qui rêvait de pouvoir échapper à sa vigilance de faucon ne fût-ce que quelques secondes.

Dès le début du voyage, le jeune prêtre avait décidé de rester sérieux quant à ses pratiques religieuses. Ne pouvant pas sortir ni vraiment bouger, il devait s'adapter. Mais il mettait un point d'honneur à prier et méditer quotidiennement. Le fait qu'il n'avait rien d'autre à faire aidait grandement pour l'assiduité et la régularité. Il ne savait pas s'il arriverait à rester aussi discipliné pour la suite du voyage, mais même s'il n'approuvait pas vraiment le côté mascarade de cette mission de représentation, il avait l'intention de faire les choses au mieux. Dao n'avait pas un statut officiel très élevé dans le clergé de Gham, cela ne faisait pas très longtemps qu'il n'était plus novice, mais il était conscient qu'officieusement tout le monde avait les yeux rivés sur lui. La rumeur disait qu'il serait le prochain incarnat du dieu.

Les dieux pouvaient s'incarner dans le corps de leurs plus fidèles suivants et en prendre les commandes, à l'issue de rites et prières dédiés. Mais ça n'était pas quelque chose de très courant. En général, lorsqu'ils voulaient venir dans le monde physique, les dieux avaient un adepte de prédilection, l'incarnat. L'incarnat était, en quelques sortes, le mortel favori du dieu, celui qu'il préférait chevaucher, celui en qui il s'incarnait lorsqu'il voulait communiquer avec les mortels ou simplement arpenter le monde. Etre l'incarnat d'un dieu était un grand honneur et la position était généralement assortie d'un statut très élevé dans le clergé et dans la société en général. Les incarnats étaient respectés et obéis. Ils avaient un poids politique et culturel important.

Dans le cas du culte de Gham, c'était en règle général les membres hauts placés du clergé qui choisissaient les incarnats potentiels et les proposaient au dieu. Ce dernier, peu contrariant, se contentait en général d'accepter les choix proposés par ses suivants. Ainsi, en pratique, l'incarnat était sélectionné à l'interne par les grands pontes du culte, et cette sélection était la source de nombreuses machinations et jeux d'influence politiques. Ces aspects politiques intéressaient assez peu Dao. L'incarnat actuel était en place depuis très longtemps et Gham ne le visitait plus beaucoup. Le clergé sentait qu'il se lassait et qu'il fallait en choisir un nouveau prochainement. Les prêtres haut placés s'activaient pour placer leurs pions. Mais une rumeur persistante disait que cette fois Gham n'allait pas suivre son clergé et choisir Dao.

Depuis son plus jeune âge, le prêtre semblait faire l'objet d'une attention particulière de la part de Gham. Il avait toujours été plus proche de lui que de n'importe quel autre novice. Ses prières et rites marchaient mieux, les signes de présence et d'appréciation s'accumulaient, et Dao avait déjà été possédé de nombreuses fois. Être possédé était un privilège qui n'était pas facile à décrocher pour un adepte, mais Dao avait pu le vivre plusieurs fois, sans même chercher à le faire. La toute première fois il était encore enfant. Il y eut un accident et il tomba du haut d'une falaise. Il aurait dû mourir, mais Gham était entré dans son corps, lui permettant ainsi de survivre à la chute sans la moindre égratignure. Dao avait ensuite disparu pendant plusieurs jours, toujours possédé par son dieu qui, semblait-il, était parti explorer les environs dans ce nouveau corps dans lequel il s'était plu. Par la suite, ces possessions accidentelles s'étaient reproduites régulièrement.

Depuis que Dao avait atteint l'âge adulte, il se disait dans le clergé que Gham allait bientôt le choisir. Evidemment, tout le monde n'était pas convaincu par cette hypothèse et les spéculations allaient bon train. Dans l'intervalle, le jeune prêtre essayait de ne pas trop y penser et de se dévouer aux rites de son mieux. Si son dieu le choisissait, il serait très honoré, mais il ne se faisait pas trop d'illusions. En tous les cas, cette situation particulière expliquait peut-être pourquoi il avait été choisi pour ce voyage vers Tornquist, quand bien même il était placé tout en bas dans la hiérarchie du culte. Il fallait en tous les cas qu'il se concentre sur sa mission et s'en montre digne.

En dehors de l'ennui et de la frustration, le voyage semblait plutôt bien se passer. Dao était autorisé à sortir du palanquin une heure le soir, après le repas et les prières de la nuit. Uniquement quand il faisait nuit noire. Il était exigé que tous les humains regardent dans une autre direction quand il sortait. Dao était recouvert d'une sorte de drap opaque et emmené à l'écart, avec une escorte de deux ou trois personnes, dont Dahlia. C'était le moment qu'il attendait avec le plus d'impatience. Déjà, pouvoir se tenir debout et bouger. Ensuite, pouvoir parler avec des gens. Enfin, pouvoir voir, toucher et goûter une partie de ce monde nouveau. Une très petite partie, certes, mais en comparaison des journées entières passées dans un palanquin, un sentier de montagne de nuit était un univers fascinant. Parfois même la vue était dégagée. C'était aussi en discutant avec les autres qu'il obtenait des informations sur le déroulement du voyage. Apparemment le trajet était plus difficile que prévu. Ils avaient dû renvoyer quelques-uns des leurs en arrière, avec une partie du matériel et les autruches de combat. Ils empruntaient un autre chemin pour les retrouver de l'autre côté des montagnes. Dao avait été très surpris : s'il existait un autre chemin, pourquoi ne pas l'avoir pris ? Décision du Cabinet et du seigneur de Tornquist. Il fallait cheminer avec les alliés pour montrer l'unité. Mais dans ce cas, pourquoi les humains et les elfes ne se mélangeaient pas ? En effet, les deux groupes n'échangeaient apparemment pas du tout. Les humains servaient d'éclaireurs et les elfes se contentaient d'avancer. Ils ne discutaient pas, ne cherchaient pas à faire connaissance, ne s'aidaient pour ainsi dire pas. Ils mangeaient séparément dans des zones de campement différentes. Dao avait plein de questions sur ces humains, et ne comprenait pas pourquoi, alors qu'ils en avaient le droit, personne n'allait leur parler. Les silences gênés des gardes et le regard amusé de Dahlia furent sa réponse. Ça et les quelques remarques qu'il avait entendues autour du palanquin. Apparemment les elfes prenaient ces humains pour des abrutis et ne voulaient pas s'abaisser à interagir avec eux au-delà du strict minimum. Seuls les porte-paroles échangeaient avec eux en termes cordiaux. Et Dahlia, quand elle n'était pas occupée à tyranniser Dao. Mais comment faisait-elle pour être partout ?

Dao proposa un million de fois à ses compagnons d'abandonner ce palanquin ridicule et de marcher avec eux. Il voulait les soulager tout en satisfaisant sa curiosité, mais les ordres du cabinet n'étaient pas négociables. Tout le monde était intraitable sur la question. Plus le temps passait, plus il avait l'impression de ne pas contrôler grand-chose dans cette expédition. Que cette expédition était celle d'un colis, lui, objet inerte trimballé dans sa boîte, en attendant d'être déballé, épousseté, décoré et exhibé. Un joli cadeau dont l'activité principale était de refléter la lumière avant d'être oublié...

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