Chapitre XXXVI

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« Les femmes sont, à compter de ce jour et sous les mêmes conditions que les hommes, autorisées à rejoindre les rangs de nos forces armée à tout poste et à tout grade. A mérite égal traitement égal car il n’a jamais été dit que le ciel ait donné à un sexe des talents qui soient étrangers à l’autre. »

Edit impériale de l’an 99, signé par l’impératrice Yahrassi, première du nom.

Les rumeurs comme quoi les Rachnirs avaient déserté en masse les rangs de l’armée devaient être infondées voire carrément fausses car jamais Alina n’avait vu tant de lieutenants, capitaines, sénéchaux et généraux réunis au même endroit et presque tous de la même race. Il y en avait bien quatre ou cinq cents et il en demeurait sans doute encore un grand nombre dans les différentes garnisons. Devant cette rougeâtre assemblée l’Amadine se mit instinctivement en quête de ses semblables. Sur un si grand nombre il devait bien y avoir un ou deux individus à la peau bleu en plus d’elle. Elle finit par tomber sur un lieutenant encore plus jeune qu’elle, isolé et mal à l’aise, comme elle avait pu l’être le jour de sa promotion. Dès qu’il la vit un éclair de soulagement jaillit de ses yeux et il se précipita sur elle sans même chercher à cacher son entrain :

« Bonjour ! Ça pour une surprise ! J’étais persuadé d’être le seul Amadin, je suis rassuré de voir qu’il y en a au moins une autre ! Je m’appelle Henri Galon et vous ? »

C’était un bleu et Alina ne pensait pas à sa carnation. Il était enthousiaste, sympathique peut-être même plein d’espoirs et sans doute très naïf. Sa chevelure châtaine coupée au bol très court laissait dépasser de longues et fines oreilles qui encadraient un visage rond et légèrement joufflu. Le tout lui donnait des allures de grand enfant. Pourtant sa mâchoire carrée et sa largeur d’épaule dégageaient une force certaine ce qui permettait au reste de ne pas jurer avec ses habits d’officiers.

« - Enchantée lieutenant Galon, je me nomme Alina Arguant. Je suis moi aussi ravie de rencontrer un Amadin ici. A vrai dire vous êtes le premier que je croise depuis que j’ai été promue officier.

- Allons, on peut se tutoyer désormais !

- A la rigueur je pourrai vous tutoyer mais en aucun cas l’inverse. Ce n’est pas parce que nous discutons ainsi que nous ne devons plus respecter les grades ! »

Cela jeta immédiatement un froid sur le lieutenant. On avait manifestement donné un insigne et un uniforme à celui-là mais au fond il demeurait encore un homme de la troupe avec les manières rustres et caractéristiques des sangs grade. On devinait à son air à la fois surpris et gêné qu’il n’avait pas reçu beaucoup de brimades jusqu’ici. Un jeunot comme lui sans expérience et pourtant déjà officier. Nul doute qu’il avait été promu davantage pour raison politique que pour ses compétences. La nouvelle administration militaire avait dû insister pour que des Amadins montent en grade. Sans doute avait-on trouvé chez le fils d’un petit bourgeois influent le parfait candidat pour gagner à peu de frais l’allégeance du père et d’un village à travers lui. Une médaille à l’enfant, un sourire au parent et les voilà tout deux à genoux. Enfin, elle était mal placée pour les juger. Il ne lui en avait pas fallu beaucoup plus pour qu’elle renie son ancienne patrie.

« - Toutes mes excuses, je…

- Pas besoin de tes excuses, un « reçu » ou un « compris » suffisent. »

Ce n’était pas le genre de relation qu’elle aurait souhaité créer avec un de ses congénères mas martyriser ce jeune nigaud lui procurait une joie malsaine. Abuser de l’ascendant dont elle disposait n’était toutefois pas été très correcte aussi luttait-elle intérieurement contre l’envie d’en remettre une couche. Un soudain silence suivi de trois coups de trompette l’empêchèrent de succomber à la tentation.

« - Officiers de la glorieuse armée impériale, le général Agshar, gouverneur d’Orme, va s’adresser à vous, tonna le héraut ! »

Se présenta alors sur la muraille surplombant la cour du château, en tenu d’apparat, main sur son pommeau et entouré par quatre généraux le commandant de tous ces hommes. Chacun se dressa alors comme un piquet et se tourna vers le gouverneur. Alina ne put s’empêcher d’émettre un petit rire intérieur lorsqu’elle vit le pauvre lieutenant Galon réagir avec maladresse et trois temps de retard. Deux Rachnirs saisirent cette occasion pour lancer à l’attardé un regard noir qui ricocha sur Alina. Elle aussi était Amadine et elle non plus n’avait rien à faire là. Pour eux elle se contenta de lever le menton d’un air hautain et de les toiser avant de détourner les yeux. C’était une bataille très anecdotique qu’elle venait de livrer mais elle était certaine de les avoir laissés ivres de rage et de ce simple fait elle avait gagné. Elle maintint quelques instants de plus son sourire en coin avant de le laisser disparaître peu à peu en espérant que les deux freluquets s’énervent encore davantage en l’observant savourer sa victoire.

« - Soldats, l’heure est grave. Comme je vous l’ai écrit les maux de l’est se répandent dans tout le pays mais la plupart d’entre vous ignore de quoi il s’agit. Sachez que la crise que nous vivons n’est pas seulement grave, elle est existentielle ! Sortis du désert des cendres une peuplade monstrueuse a surgi du tréfond des enfers apportant avec eux guerre, famine et maladie. Même les démons des ténèbres fuient devant eux et les provinces de l’est ne sont déjà plus sous notre contrôle. Comme si cela ne suffisait pas ces monstres portent en eux le grismal, une maladie paralysant ceux qui en sont atteints. Cette dernière se répand en ce moment même à travers tout le pays semant mort et chaos partout où elle apparaît et les premiers cas ont été signalé à l’est de notre province. Nous ne serons pas épargnés ! Aujourd’hui plus que jamais le Saint Empire a besoin du dévouement complet de ses fils et de ses filles. Le connétable nous a ordonné de nous préparer au temps qui vient car celui-ci ne ménagera ni notre peine, ni notre sang, ni notre vie ! Cependant ne perdons pas espoir ! Ce qui nous a fait vaincre par le passé nous fera à nouveau triompher ! Nos armées sont nombreuses et fidèles à l’Empereur ! Notre foi demeure inébranlable ! En ces heures sombres nous devrons nous élever au-dessus des intérêts partisans et être prêts à tous sacrifier pour l’Empire ! J’attends de vous une obéissance inconditionnelle à tous les ordres qui vous seront donnés ! L’unité de la nation et de son armée sont les conditions essentielles pour remporter la victoire ! Désunis, nous perdrons ; ensemble, nous vaincrons ! Pour que vive l’humanité !

- Vive l’Empire, s’égosilla l’assemblée dans un hurlement rageur ! »

La fibre guerrière de chacun avait été touchée. Le problème se résoudrait par l’acier et ils étaient les derniers remparts devant l’anarchie qui menaçait. Ces hommes avaient confiance en leur général et déjà une haine sourde naissait en leur cœur à l’encontre d’un ennemi qu’ils ne connaissaient pas. Alina elle-même enrageait devant ce triste exposé quoique cela était davantage dû à la fièvre de l’instant qu’à une réflexion poussée et aboutie. Ainsi marche le soldat. Si on lui demandait ce que la personne qu’il s’apprête à tuer a fait pour mériter cela il serait bien incapable de l’expliquer ou alors seulement de façon très sommaire. Pourtant cela ne retiendrait nullement son coup, bien au contraire. Plus l’émotion est forte et la raison obscurcie mieux l’on guerroie. Pour combattre l’ennemi il faut beaucoup de haine et peu de réflexion sans quoi on le comprend, on hésite et on meurt. Telle est ce qui pourrait être appelé la sagesse du soldat. Chez le militaire seul l’idiot réfléchi tandis que le sage a compris qu’il ne fallait pas se poser ni poser de question. Alina était un bon officier aussi ne chercha-t-elle pas à approfondit l’exposé qu’on lui avait fait de ces barbares venus de l’est. Elle ne les connaissait pas, ne souhaitait pas les connaître et si elle en avait un devant elle, elle n’hésiterait pas à le tuer. Il n’en allait pas de même avec le royaume d’Amadre et ses habitants. Elle avait été une des leurs, leur loi avait jadis été sa loi et à cause de cela tout un tas d’interrogations se bousculaient dans sa tête. En réalité elle aurait payé cher pour pouvoir combattre les ennemis de l’est. Cependant, si elle était si bien soldée et sans doute la plus gradée des Amadins, ce n’était pas pour ses qualités de combattante mais bien pour sa connaissance du royaume voisin. Il n’y avait pas une journée, pas une heure, pas un instant où elle ne réfléchissait pas à ce qu’elle faisait. Le doute la rongeait. Était-il bon de servir sa famille au dépend de sa patrie ? D’ailleurs le royaume d’Amadre était-il encore sa patrie, l’Empire ne l’avait-elle pas accueilli ? A qui allait sa fidélité ? A ceux de son sang ? A ceux de sa race ? Au pays où elle était née ? Au pays dans lequel elle vivait ? Ces tracas ne cesseraient pas aujourd’hui car après le discours elle fut convoquée auprès du général Agshar.

Ce dernier l’attendait dans le donjon, au milieu des cartes, des bougies, des outres et des godets. Il avait prévu une journée et sans doute une nuit de réunions. Etonnement elle fut la première conviée mais elle n’eut pas longtemps à attendre avant d’avoir la réponse à cette interrogation fugace !

« - Ah ! Alina ! Cela fait longtemps, comment vas-tu !

- On ne peut mieux mon général !

- J’ai ouï dire que le vieux Marginet t’avais reçu il y a peu, qu’as-tu appris ?

- Rien que nous ne sachions déjà ! Il prépare la revanche de son pays contre le nôtre mais il semble également avoir des difficultés, notamment en ce qui concerne le ralliement d’Ingolia. Tant que la double monarchie ne se sera pas clairement engagée auprès d’Amadre il retiendra les foudres de guerre par peur de la défaite. Notre plus gros avantage, selon moi, est l’ignorance qu’il a des troubles dont vous venez de nous faire part.

- Fort bien ! Hélas comme tu t’en doutes il finira par découvrir la vérité d’autant plus que cette dernière frappe à notre porte et donc sous peu à la sienne. En conséquent tu auras bientôt une mission à remplir ! C’est pour celle-là même que je t’ai fait venir aussi vite. Vois-tu, certains de mes officiers, aussi loyaux sont-ils, auront quelques répugnances à employer la méthode dont je vais te parler. Aussi mieux vaut qu’ils ne soient pas au courant. Cependant, étant donné ton statut de transfuge et tes exploits passés, j’ose espérer que tu n’auras pas leurs scrupules.

- Je vous écoute mon général !

- A la bonne heure ! Voilà, comme je te l’ai dit le grismal nous arrive de l’est et produit de véritables hécatombes là où il passe. Il serait à mon sens judicieux que les Amadins subissent les affres de cette maladie au plus tôt et de la façon la plus violente qui soit. Nos frontières sont fermées aussi risquent-ils de découvrir l’existence de cette peste avant qu’elles ne les atteignent. Ils pourraient s’y préparer, limiter leurs morts et en tirer avantage. Voilà donc ce que je te propose : lors de ton prochain voyage tu emporteras avec toi quelques cadavres d’Amadins infectés. Tu prétendras que certains d’entre eux étaient nés à Tudrandre, d’autres à Port-la-Reine ou encore à Lorois et qu’ils ne souhaitaient pas être brûlés selon le rite impériale. Nous entaillerons leur cadavre pour faire croire qu’ils sont morts au combat et tu insisteras pour qu’ils soient enterrés dans les villes Amadine. Je ne pense pas que tu auras beaucoup à insister, leur sens de l’honneur les obligera à accepter. Des cadavres pestiférés parcourront ainsi leur territoire de part en part avant de s’arrêter en ville et d’être enterrés par des fossoyeurs qui ne prendront nulle précaution. Nul besoin de t’expliquer ce qu’il adviendra. Sans verser une goutte de sang nous obtiendront une grande victoire ! »

Alina sentit son cœur se nouer. Une boule se forma dans son estomac, des frissons parcoururent son corps et des gouttes perlèrent sur son front.

- Mon général, je comprends vos intentions seulement cela ne risque-t-il pas compromettre ma couverture ?

- J’en doute. Des cas se sont également déclarés à Angefeu d’après nos informateurs. Ils sont peu nombreux et même les autorités locales ignorent ce que c’est. Lorsque les Amadins réaliseront le mal qui les frappe la cité état aura sans doute fait de même et ils penseront que c’est un navire marchand qui leur aura apporté cette joyeuseté. D’ailleurs Amadre est peut-être déjà contaminé. On va juste s’en assurer. Même si l’épidémie éclate il ne sera pas dit que tu y sois pour quelque chose si cela peut te rassurer. On augmente simplement les chances que cela advienne.

- Je conçois mais les dépouilles que nous allons utiliser seront celles de citoyen de l’Empire. L’Eglise acceptera-t-elle que nous les soustrayions au rite funéraire de la salvation ?

- Il n’est pas nécessaire qu’elle soit mise au courant et de toute façon la plupart des Amadins d’ici sont de fieffés impies. Si l’Eglise était au courant de ce que nous savons elle aurait déjà fait brûler la moitié des villages de la province. Au fond nous sauverons même des vies et donc de potentielles âmes qu’ils pourront travailler ! Cela devrait leur plaire !

- En m’ordonnant de faire éclater ce mal aux endroits les plus peuplés ! Bien peu nombreux seront les chevaliers à mourir, ils courront se réfugier dans leurs châteaux. En revanche innombrable seront les civils qui souffriront et périront. Je doute que l’Eglise se réjouisse de la mort des innocents et de la survie de nos véritables ennemis !

- Penses-tu qu’il y aura moins de morts si une guerre éclate ? Les soldats s’entre tueront, les pillages provoqueront des milliers de morts et la maladie sera, chez nous comme chez eux, encore plus difficile à contenir. Tu raisonnes comme certains de mes officiers mais à ton avis, que vaut-il mieux ? Que nous condamnions quelques milliers d’innocents à succomber à la maladie ou des milliers de combattants et des dizaines de milliers de civils à périr de causes diverses et variées ? Aussi étrange que cela puisse te paraitre tu sauveras des vies en agissant ainsi. Cependant si cela te coûte trop je le comprendrai. C’est une mission que même mes hommes les plus dévoués auraient du mal à accomplir et je ne t’en voudrai pas si tu refusais. J’ai même promu un autre Amadin pour la remplir si tu venais à te désister. Il est beaucoup moins finaud que toi mais sa soif d’honneur et de reconnaissance ne me laissent que peu de doutes quant à la réponse qu’il me donnera si je lui propose la même chose. Certes, il a plus de chances de se faire démasquer que toi mais…

- C’est bon, j’accepte ! Vous pouvez compter sur moi mon général, je remplirai ma mission ! Cependant, afin d’éviter toute suspicion, permettez que je n’agisse que lorsqu’on me reconvoquera en Amadre. Forcer ma venue et me présenter avec cadavres serait suspect.

- Soit ! Pour l’instant nous manquons encore de corp mais d’ici une ou deux semaines nous aurons de quoi remplir un navire entier ! Tu continueras à accroître ton influence au sein de la mouvance rebelle d’ici là. Une dernière chose, ne tarde pas trop à te faire convoquer ou bien la nouvelle risque de se répandre et Marginet pourrait refuser l’inhumation des cadavres. Fait en sorte que les mouvements séparatistes ne lui communiquent rien de ce mal, hâte ton retour en Amadre et répand sur eux la peste qui nous fait tant souffrir !

- A vos ordres mon général ! »

Sur ce Alina salua son supérieur puis s’en alla. Plus que jamais raison et passion se bousculaient en elle. Sa tête devenait insupportable à son cœur et son cœur à sa tête. Sauver des vies en déclenchant une pandémie, n’importe qui trouverait cela abominable et pourtant, par les temps qui courraient, cela relevait du domaine de l’acceptable. Ces pensées qui surgissaient en elle étaient-elles sincères ou se leurrait-elle pour atténuer l’horreur de l’acte qu’elle s’apprêtait à commettre ? Au contraire, si elle désobéissait ne sacrifierait-elle pas des milliers de vies pour sauvegarder sa conscience ? Où se situait la trahison où se situait la fidélité ? Où s’arrêtait le bien où commençait le mal ? La sagesse du soldat l’avait définitivement abandonné. Elle ne cessait plus de se poser des questions et de se torturer l’esprit. Deux semaines pour décider qui mourrait… Le sommeil promettait d’être trouble, les songes noirs et l’âme en peine. Au milieu de ses tourments elle se promit néanmoins une chose : quoi qu’elle déciderait elle s’y tiendrait et ne re reculerait plus. Elle assumerait son choix jusqu’au bout ! C’est ce qui l’avait finalement décidé à accepter la mission : la liberté de décider. Au fond ce désir de pouvoir, d’être maîtresse de son destin n’était pas étranger à son désir de devenir officier malgré les risques, surtout à l’époque. Toute son enfance elle avait vécu ballotée par les guerres et les choix d’autres qu’elle. Plus jamais elle ne revivrait cela ! Elle se l’était promis lorsqu’elle s’était enrôlée dans l’armée. Ce fut sa première véritable décision souveraine. Son existence serait peut-être plus dure mais au moins lui appartiendrait-elle ! Désormais elle avait le destin de milliers d’âmes entre ses mains et, parmi toutes celles-là, il y avait la plus importante de toutes : la sienne.

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