Chapitre XIV

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« La guerre des deux fois qui opposa le royaume d’Amadre et le Saint Empire eut comme contexte les violences réciproques que subissaient les prêtres de chacun dans le pays de l’autre. A cette époque l’accord de fraternité stipulait que n’importe qui pouvait prêcher comme il le désirait et que la liberté de culte serait tolérée de part et d’autre de la frontière. Toutefois, l’Eglise de la salvation n’accepta jamais ces termes et encouragea les violences à l’encontre des moines d’Amadre lorsqu’elle ne les provoquait pas elle-même. Malgré cela le culte des ancêtres progressait et, devant l’absence de réciproque dans le royaume des Amadins, le premier consul Balio Talmin déclara finalement la guerre à son voisin prenant prétexte des rares violences auxquelles les prêcheurs impériaux étaient soumis. »

Histoire du monde.

Bormo et Alina usèrent et abusèrent du contacte qu’ils avaient noué avec le bourgmestre d’Acrebois. Régulièrement, dans le plus grand secret, L’Amadine se rendait au village afin d’informer le maître des lieux sur quelques mouvements de troupe sans incidence afin de gagner sa confiance. Ses prédictions, toujours justes, en plus de rehausser sa crédibilité d’agent double avait, pensait-elle, le mérite de détourner d’elle les tentatives d’assassinat. Peut-être n’allait-elle pas finir tuée comme ses prédécesseurs après tout. Rapidement l’espionne se fondit dans le mouvement et fit la connaissance de nombre de ses dirigeants, certains affables, d’autres patibulaires, certains amicaux, d’autres méfiants ; sans que cela ne la fasse jamais hésiter ni reculer.

Le gouverneur Agshar avait été mis au courant de son intrusion dans la mouvance rebelle. Tout ce qui sortait des opérations purement militaires l’ennuyait toutefois suffisamment pour qu’il laisse carte blanche à son lieutenant, bien qu’il considérât avec méfiance cette Amadine qui jouait ainsi double jeu et pour qui la trahison serait non seulement facile mais qui plus est dévastatrice.

Il s’en remit toutefois au jugement de Bormo qui l’assura de la fidélité de sa camarade. Effet collatéral inattendu, le général ordonna par sécurité que l’éprouvé ne lâche pas Alina d’une semelle. L’éprouvé fut plus que satisfait de cette exigence. Fini les rondes avec les troupes pour demeurer dans les bonnes grâces du général, terminé les interminables diners en sa compagnie, achevé les pertes de temps à regarder des régiments entiers défiler. Désormais il pourrait se consacrer totalement à sa mission et découvrir qui se cachait derrière ces mystérieuses livraisons d’armes.

Le temps que Bormo libéra ainsi fut pleinement consacré à soutenir Alina en réunissant des informations. Il commença à interroger les rares prisonniers que l’armée conservait dans ses geôles. Ces dernières se situaient dans le sous-sol du château, en permanence baignées de ténèbres et d’humidité. Dans la dizaine de cellules qu’il devait y avoir transparaissaient huit silhouettes, toutes plus ou moins amochées et abritant, selon toute vraisemblance, des esprits à l’état comparable.

Tous étaient Amadins et Bormo comptait bien s’entretenir avec chacun d’entre eux. Il fit donc venir le premier dans la salle à manger du château et exigea qu’on ôte les chaines du prisonnier et qu’on les laisse seuls. Le captif avait une barbe d’une dizaine de jours et de longs cheveux gras, boitait, avait teint pâle au point que le bleu de sa peau semblait avoir disparu et toussait régulièrement.

« Bien le bonjour, asseyez-vous ! Désirez-vous quelque chose à manger ou à boire ? »

L’éprouvé ne reçut comme seule réponse qu’un crachat plein de haine et de dédain.

« Hmm… J’imagine que vous n’avez pas beaucoup d’appétit… Vous vous appelez Clothar c’est bien cela ? Selon le rapport que l’on m’a fourni il semblerait que vous ayez été capturé suite à l’arrivée d’une patrouille dans votre village et que vous ayez spontanément tenté de vous enfuir, pouvez-vous me dire ce qui vous a ainsi poussé à la dérobade ? »

L’Amadin resta muré dans le silence et ne pipa mot.

Le Bilberin le regarda quelques instants sans voix puis, sans prévenir, lui décocha un soufflet qui vriller sa cible et dont la résonnance emplit la salle. Surpris, le prisonnier à terre se releva pour riposter mais fut promptement saisie par l’homme aguerri et en meilleur état, qui lui faisait face. Rapidement Clothar fut plaqué sur la table, un bras dans le dos prêt à être brisé au moindre mouvement. Bormo reprit :

« Ecoutez, si vous répondez à mes quelques questions je suis prêt à vous sortir de vos oubliettes et à vous envoyer dans une cellule un peu plus confortable. En revanche si vous refusez de coopérer je vous brise le bras et il me semble qu’il vous restera encore quelques membres intacts si cette douleur ne vous déliait toujours pas la langue. »

Le regard froid et dénué de toute compassion terrifiait autant Clothar que ses menaces et il ne fallut que quelques secondes et une légère pression sur son bras pour que se manifeste dans ses yeux l’expression de l’abandon.

« D’accord, lâchez-moi s’il vous plaît. Oui oui, Clothar est mon nom. Pourquoi j’ai fui ? Parce que je ne suis pas idiot ? Je ne tenais pas à finir dans mon état actuel. »

Bormo relâcha sa prise puis se rassit en face de son prisonnier.

« Fort bien, comment êtes-vous entré dans la résistance ? »

Un regard inquisiteur de son interrogateur suffit à convaincre l’Amadin de ne pas se taire.

« - On est venu à moi. Je suis charretier vous savez. Un voisin m’a demandé, comme un service, de transporter quelques armes, puis quelques amis à lui et bientôt il ne se passait plus une course sans que je ne livre au moins un message pour le mouvement… Evidemment je savais pour qui je travaillais mais j’étais bien payé et je n’aime pas plus que tous mes compatriote votre Empire et votre Eglise.

- Naturellement. Dites-moi, sauriez-vous si d’autres races que les Amadins sont représentées dans le mouvement ?

- J’en doute fort… Pourquoi un non Amadin ferait ça ? En tout cas je n’en ai jamais vu. »

Les autres interrogatoires ne lui en apprirent pas beaucoup plus et furent à son goût davantage une corvée qu’autre chose. Ceux qu’il avait interrogé ne savaient pas grand-chose et la fâcheuse manie qu’avaient les Rachnirs d’exécuter leurs prisonniers tarissaient sensiblement les sources d’information.

Il ressortait néanmoins de tout cela trois choses : En premier lieu le mouvement était relativement homogène et centré autour du retour de la foi des ancêtres et le rattachement au royaume d’Amadre. La deuxième chose était que même ceux qui ne se soulevaient pas accueillaient avec bienveillance les rebelles sans trop poser de questions et que les tentatives d’intimidation du gouverneur général n’avaient que peu d’effet. Enfin le mouvement semblait très segmenté ; chacun connaissait bien peu de monde de telle sorte que remonter toute la hiérarchie et éradiquer les rebelles serait extrêmement compliqué, d’autant plus s’ils étaient soutenus par des puissances extérieures. L’éprouvé fit part de ses conclusions au général Agshar qui l’écouta sans broncher :

« Je suis au courant de tout cela. Sachez qu’avant de les exécuter nous aussi nous interrogeons nos prisonniers. D’ailleurs je ne sais même pas pourquoi nous conservons cette racaille dans nos geôles. A l’heure actuelle le gros de mes forces ne s’échine pas tant à patrouiller le pays qu’à fermer les frontières. Si nous parvenons à couper la source d’approvisionnement des rebelles nous pourrons ensuite les détruire. Le problème est que, si les voix terrestres sont à peu près contrôlables il n’en est pas de même des côtes. Si, comme vous le dites, d’autres puissances que le royaume d’Amadre entretiennent le feu qui couve alors empêcher les armes et les espions de nourrir ce brasier s’avérera vite impossible avec les effectifs dont je dispose. »

Bormo s’en doutait mais il avait une solution :

« - Mon général, nul doute que l’armée et la force brute ne peuvent seules empêcher l’afflux de contrebande qui se déverse ici, toutefois je pense que le lieutenant Alina, elle, en sera capable.

- Peuh ! Et par quel miracle ?

- Il s’avère qu’elle s’est immiscée dans le mouvement assez facilement et m’a soumis un plan qui devrait non seulement grandement affaiblir la rébellion mais en plus nous permettre de découvrir qui agit ainsi contre nous et où est-ce qu’il débarque ses armes.

- Vraiment ? Je suis curieux d’entendre cela.

- Alina est rentrée en contact avec nombre de rebelles depuis son infiltration et il s’avère que, si leur mouvement ne semble pas centralisé, il ne s’agit que d’une apparence ou du moins d’une semi vérité. La base des rebelles, ceux auxquels nous sommes le plus souvent confrontés et que j’ai interrogée, ne connaissent que ceux qui œuvrent dans leur village et encore, pas tous. En revanche le chef de ce dit village connait un autre des chefs de village, qui en connaît lui-même un autre de telle sorte qu’un lien ténu mais réel existe entre tous les hameaux de chaque barronnie, pour reprendre leur terminologie. L’un d’entre eux, et seulement un, connait la personne responsable de coordonner tant bien que mal l’ensemble de cette dite barronnie. La même organisation régit ensuite les comtés et ainsi de suite jusqu’au plus haut niveau ; le tout étant entre les mains des agents du duc Rolland Marginet, grand conseiller du défunt roi Armand V. Ainsi personne ne connaît l’ensemble du mouvement, ni même la majorité, mais chacun dispose d’un ou deux intermédiaires de confiance de qui il reçoit ses ordres. De cette façon les armements s’écoulent naturellement à travers toute la province et la rébellion peut s’organiser sans pour autant être vulnérable en cas de capture d’un des dirigeants.

- Et alors ?

- Alors plutôt que de remonter laborieusement toute la chaine jusqu’à un éventuel chef ou coordinateur, mieux vaut leur déléguer directement la tâche ! Il s’avère que, bien qu’ils partagent le même but, certains de ces chefs ont le sang plus chaud que d’autres et surtout, étant donné qu’ils ne se connaissent pas, ils se méfient les uns des autres. En tant qu’officier infiltrée dans l’armée, Alina a pu rencontrer un certain nombre de ces spécimens et notamment un certain Ludovic, qui dirige un hameau au nord d’ici.

- Fort bien ! Allons l’arrêter et déporter son village !

- Non, non, non ! Attendez, écoutez-moi. Ce dernier se méfie comme de la peste de ses pairs et est persuadé, suite à quelques échecs de sa part, qu’il est entouré de traîtres. Alina l’a rencontré une fois et il lui a fait part de ses soupçons. Elle a aussitôt décelé le potentiel de cet homme. Elle a alors prétendu mener son enquête pour lui au sein de l’armée afin de lui révéler qui seraient les transfuges.

- Excellent, qu’elle lui donne des noms et qu’ils s’entre-tuent !

- C’est l’idée mais elle a un plan encore plus subtil ! En effet il se défie également d’elle et il ne la croirait pas forcément s’il n’y a que sa parole qui était en jeu. Aussi propose-t-elle la démarche suivante. D’ici quelques jours nous iront dans le hameau de cet individu et captureront un rebelle sachant lire, ce point-ci est important. Nous l’emprisonnerons et l’interrogerons sans le tuer, un autre point à ne pas oublier ! A un moment, durant un interrogatoire, je quitterai la pièce sous quelque faux prétexte en laissant à sa portée un document empli de noms de faux traîtres et laissant sous-entendre qu’il y en a d’autres encore plus hauts placés. Lorsque je me serai assuré qu’il en aura pris connaissance nous ferons en sorte qu’il s’échappe. Il courra alors vers Ludovic lui confirmer ce que lui-même soupçonne. Quelques jours plus tard Alina lui fera parvenir ses conclusions qui corroboreront les dires de ce fugitif. D’après la description que m’en a fait Alina il ne devrait pas tarder à réagir d’une façon qui ne vous déplairez pas mon général. Il s’en retournera sans nul doute contre ses alliés et sabotera lui-même le mouvement tout en faisant se répandre des rumeurs de trahison à travers ce dernier. En revanche Alina montera dans son estime. Si certains de ses supérieurs sont exécutés, Ludovic devrait mécaniquement progresser dans la hiérarchie et Alina avec lui. S’il est arrêté avant de faire trop de dégâts, ce sera du fait de quelqu’un haut placé qui sera dès lors sorti de son repère et qui donc s’exposera. Il pourra alors nous mener aux soutiens des rebelles. Naturellement il est très difficile de prévoir ce qui va arriver précisément mais Alina est confiante dans le fait que cette étincelle devrait créer l’opportunité que nous attendons tant. »

Le général se gratta le menton pensivement l’air grave. Sa forte carrure et ses larges mâchoires lui donnait davantage un air de guerrier que de stratège mais il semblait avoir compris l’intérêt de mener pareille opération.

« - Avez-vous confiance en votre Amadine ?

- Pour l’instant oui. Son idée ne me semble pas pouvoir se retourner contre nous et je pense que si l’Empire la traite bien son intelligence et ses capacités pourraient en faire un atout de tout premier choix tant dans cette guerre que dans les prochaines.

- Il ne s’agit pas d’une guerre !

- Appelez cela comme vous voulez mais lorsque des gens en arme combattent d’autres gens en arme le terme ne me paraît pas totalement inapproprié.

- … Bon ! Très bien ! Nous ferons ainsi ! Elle a carte blanche ! Bormo, je m’en remets à vous pour ce qui est de sa fidélité !

- Très bien mon général ! Puis-je simplement vous demander une chose ? En cas de succès, pouvez-vous me promettre que sa race ne nuira pas à son avancement ?

- Ecoutez mon cher ! L’armée ne promeut que l’efficacités ! Je ne dis pas que l’idée de voir une Amadine réussir là où j’ai eu tant de mal me plait mais si elle peut s’avérer utile à l’Empire n’ayez nulle crainte là-dessus ! Nous autres Rachnirs sommes forts dans la bataille et avons une tradition militaire à nulle autre pareille. En revanche pour ce qui est de la sournoiserie nous n’avons guère d’expérience. Qu’elle fasse son devoir et je ferai la mien ! »

A ces mots Bormo le salua et s’en alla. L’opération qu’Alina avait baptisé moineau allait débuter. L’éprouvé ne put s’empêcher de sourire, elle conservait malgré tout un certain côté enfantin pour choisir un tel nom.

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