Une fuite en avant !

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Je conduis sur les routes sinueuses des Alpes au volant de ma voiture de location seule, sans musique avec simplement les souvenirs pour unique compagnie. Je n’ai jamais été plus consciente de ce qui m’entoure qu’aujourd’hui, depuis que j’ai perdu ma sœur. Le même itinéraire que le bus a emprunté il y a plus de vingt ans de ça.

- J’ai peur Susanne !

Elle sert sa main dans la sienne en me faisant un grand sourire. Je sais qu’elle est aussi angoissée que moi, mais elle fait comme si de rien était, juste pour que je ne pleure pas, juste pour me rassurer, son pouce caresse les jointures de mes doigts.

- Je suis là, je serais toujours là, il ne peut rien t’arriver t’en que je serais là !

Le souvenir est aussi clair que de l’eau de roche dans mon esprit et la douleur dans mon cœur toujours présente. Je regarde sur le siège passager où est posé le carton qui contient toutes les photos. Je les connais par cœur, j’ai gravé dans ma mémoire chaque sourire, chaque rire, chaque contour de son visage, mais je les ai quand même emmenées avec moi. Je peux sentir sa main qui sert mon épaule, sa voie qui me murmure que c’est ce dont j’ai besoin. Je passe devant un champ d’herbes hautes et de fleurs sauvages, je m’arrête et descends de la voiture. J’avance un peu vers son centre et je m’allonge en fermant les yeux.

Le soleil réchauffe mon visage et mon esprit s’évade…

- Cassie, regarde comme c’est joli !

Je tourne ma tête pour regarder à l’extérieur du bus ce champ immense d’herbes hautes et de fleurs sauvages. Une multitude de couleurs différentes pigmentent le champ vert. Elle me regarde en souriant. Papa et maman me manquent, mais je ne suis pas seule, parce que ma grande sœur est avec moi. Je me sens un peu mieux maintenant, j’ai moins peur.

Elle passe son bras autour de mon épaule et je me blottis dans ses bras, c’est vrai qu’elle a raison c’est vraiment très joli.

- Oui c’est beau.

Je passe ma main sur la vitre pour dire au revoir aux jolies fleurs, mais je suis sûr qu’on en verra d'autres ici.

….Réveille-toi petite sœur…

J’ouvre les yeux et me frotte le visage en me redressant, j’ai froid. Je cligne plusieurs fois des paupières sur mes doigts engourdis. Je l'ai secoue dans l’espoir de faire revenir la circulation sanguine. J’ai dû m’assoupir. Je voudrais pouvoir me rendormir pour repartir dans mon rêve où j’étais avec elle, où je me sentais bien et apaiser parce que maintenant, c’est la douleur et le manque qui est là.

- C’est pas un endroit pour faire la sieste, vous allez attraper la mort ma p’tite dame !

Je relève la tête pour tomber nez à nez avec un homme, il porte une salopette verte tachée. Ses yeux bleus me font penser à quelqu’un, mais je repousse aussitôt cette idée. Je ne veux pas penser à lui ni à la façon où je me suis enfuie en pleine nuit, avec simplement une lettre laissée sur l’oreiller.

Attraper la mort, s’il savait à quel point ses paroles sonnent vrai dans mon esprit, à quel point ces deux mots signifient tant pour moi. Mais je suis ici pour chasser la mort, non pas pour l’attraper.

Il tend sa main vers moi, je la fixe. De grandes mains sales mais qui ont l’air fortes, beaucoup plus fortes que moi en tout cas c’est sûr et certain. Je la saisis et il me tire pour me mettre sur mes deux jambes. Rester debout, ne pas faiblir, ne rien montrer pour ne pas répondre aux questions, ma mission est simple. Je me la suis répétée tous les jours au cours de la semaine qui vient de s’écouler, pendant que je préparais mon voyage, un voyage pour être au plus près de ma sœur, un voyage pour tenter de me retrouver et de guérir. Je tente de lui sourire, mais ce geste en apparence si banal pour les autres se révèle fort compliqué pour moi, sourire fait mal, sourire me rappelle qu’elle n’est plus là pour le faire avec moi.

- Merci !

Un seul mot, l’un des plus simple et pourtant si compliqué à sortir de ma bouche, les mots font mal comme tout le reste. Je me frotte les fesses qui sont couvertes de terre, histoire de ne pas trop pourrir la voiture.

- Et ben, t’es pas très causante la citadine !

La citadine ? Comment sait-il que je viens de la ville ? Je me pose la question quelques instants avant d’en finir par la conclusion que cela n’a pas la moindre importance. Je suis bientôt arrivé au bout de mes longues heures de route, il ne me tarde qu’une chose c’est de poser mes valises et de sombrer dans le sommeil réconfortant de mes souvenirs. Fermer les yeux pour simplement la retrouver. Je finis par lui lancer un regard du coin de l’œil, je n’ai pas besoin de voir les questions qu’il se pose dans ses yeux et je n’en ai pas l’envie non plus.

- Désolé !

Je reprends la direction de ma voiture que j’ai laissée ouverte, clefs sur le contact. Je me dis qu’il faudrait quand même que je sois un petit peu plus prudente à l’avenir, encore fait-il pouvoir arriver à se concentrer suffisamment sur quelque chose pour prendre les bonnes décisions. Chose d’on je suis tout à fait incapable en ce moment. Je remonte à l’intérieur et mon regard tombe sur le portable sans abonnement que j’ai acheté, le plus simple possible, pas de connexion internet, pas de GPS et surtout pas de géolocalisation. Je le connais trop bien, je sais qu’il va essayer de me chercher, malgré la lettre lui expliquant mes motivations. En fermant les yeux, je peux me remémorer tous les mots que j’ai couché sur le papier, toutes les pensées qui ont traversé mon esprit, tout ce que j’ai ressenti, quand je lui écrivais que je partais.

Je crois que c’est la décision la plus facile que je n’ai jamais eu à prendre et là plus dure en même temps. Je sais qu’il ne comprendra pas, mais je ne le lui demande pas. Je voulais juste qu’il ne se fasse trop de soucis pour moi. J’ai tenté de lui expliquer mes raisons, tenter de mettre des mots sur ce que je ressentais et je lui ai promis de lui envoyer des nouvelles de temps en temps. J’ai tout laissé derrière moi, hormis quelques vêtements chauds, mon permis de conduire, ma carte d’identité, le carton de photos et assez de liquide pour pouvoir vivre un certain temps. J’ai laissé Cassandra Dubois Wilson derrière moi pour devenir Suzie Luciani le temps de mon voyage. Suzie pour la contraction de Susanne-Cassie et Luciani en référence à l’artiste qui interprète la chanson que je ne cesse d’écouter en boucle. J’espère que cela me laissera assez de temps pour aller au bout de mon périple et tenter de faire mon deuil.

Je prends l’itinéraire que j’ai imprimé à la bibliothèque avant de partir. Si j’en crois ce qui est écrit, il doit me rester environ une vingtaine de kilomètres pour arriver au village où j’ai rendez-vous pour la remise des clefs. Je reprends mon ascension. Sur les bords de route je commence à apercevoir de la neige, signe que je grimpe en altitude, je me demande si j’aurai droit à un paysage enneigé à mon arrivée.

- Allez viens Susanne, on va faire des anges de neige !

Il neige et je suis toute excitée depuis que j’ai ouvert les volets ce matin, c’est la première neige de l’année et c’est bien la meilleure. Moelleuse et bien blanche ! J’ai déjà enfilé ma combinaison de ski et je trépigne d’impatience sur le tapis de la porte d’entrée.

- Aller Susanne, dépêche-toi !

Ma sœur descend les escaliers bien trop doucement pour moi, je lève les yeux au ciel, ce qu’elle peut être exaspérante parfois. Scott est déjà dehors et il va piétiner partout rien que pour m’embêter et après nos anges seront tout moche.

- J’arrive, j’arrive !

Elle enfile ses après-ski et nous sortons, je n’aperçois pas mon frère et je suis bien contente qu’il n'ait pas encore marché partout. Elle prend ma main et m’entraine sur le côté de la maison, elle se place face à moi, colle la pointe de ses pieds contre les miens.

- Tu es prête ?

Je hoche la tête avec frénésie, un grand sourire plaqué sur mon visage.

- Lève les bras.

J’obéis et elle colle son front contre le mien avant de commencer le décompte.

- 5…4….3…2……1… Tomber !

Nous nous laissons toutes deux tomber en arrière, jambes et bras serrés et tendues, le regard tourné vers le ciel avant d’ouvrir les bras et les jambes, pour finir par rouler sur le côté.

- Il faut qu’il soit parfait Cassie, regarde.

J’observe ma sœur à quatre pattes qui commence à lisser la neige que nous avons dérangée en nous redressant, elle agit de manière méthodique tout en reculant. Je commence à l’imiter. Nous nous redressons pour admirer notre œuvre. Elle penche sa tête sur le côté en se tapotant la joue avec son doigt alors qu’il recommence à neiger.

- Oh non, ils vont être tous détruits !

Je commence à pleurer, alors elle me prend dans ses bras et me serre fort en caressant mon dos.

- Ce n’est pas grave on recommencera, les anges de neige ne sont pas éternels, c’est ce qui fait leur beauté.

Je secoue la tête pour reprendre mes esprits, elle avait tellement raison. Malheureusement, rien n’est éternel, mais j’étais beaucoup trop jeune pour le comprendre et aujourd’hui, je n’en suis que bien trop consciente. Je donnerais n’importe quoi pour revenir en arrière, pour lui dire à quel point je l’aime, pour pouvoir profiter d’elle encore un peu. Je voudrais tant pouvoir effacer cette douleur qui continue à me labourer le cœur, la faire cesser. Je me surprends à croiser les doigts devant moi, comme si c’était si simple, alors que c’est loin de l’être.

Croise les doigts dans ton dos et fais un vœu !

Je souris en entrant dans le village. Je me gare devant le seul et unique bar du coin et descends. La première chose qui me frappe, c’est la fontaine à ma droite avec l’énorme chêne juste derrière. Des brides de souvenirs traversent mon esprit, je contourne la fontaine et me dirige droit sur l’arbre. Serait-il possible qu’après toutes ces années la marque soit encore présente ?

Je passe ma main contre l’écorce tout en le contournant, mais rien, je ne vois rien de spécial, aucune marque, aucune trace. Jusqu’à ce que je sois frappée d’une révélation. Nous n’étions que des enfants, s’il reste une marque ce n’est certainement pas à ma hauteur. Je tourne la tête et me revois vingt ans plus tôt, je me décale encore un peu sur la droite et m’accroupie, mes yeux cherchant quelque chose à quoi s’accrocher. Ça doit bien être par-là, je ne dois pas être bien loin et c’est là que mon doigt tombe dessus. Je ferme les yeux, je n’ai pas besoin de le regarder pour savoir qu’il est bel est bien présent après toutes ces années. Je contourne le symbole du bout des doigts…

- Tiens j’ai trouvé un couteau qui traînait sur la table.

Nous nous tenons debout devant le gros chêne centenaire, il est tellement gros qu’on n’arrive même pas à faire le tour avec nos bras. La fête du quatorze juillet bat son plein et nous nous apprêtons à détériorer le monument national du village. On nous a raconté qu’il avait survécu aux deux guerres mondiales et qu’il avait vu tellement de choses, qu’il méritait tout le respect. Mais Susanne en à décider autrement, elle a dit que l’on devait laisser une trace de notre passage ici, que s’il était encore ici dans cent ans, nous y serions toujours aussi.

- Monte la garde !

Je me redresse pour scruter les alentours, mais personne ne semble s'intéresser à nous. Mon cœur bat vite dans ma poitrine, je suis excitée et j’ai peur en même temps, si quelqu’un nous surprend…

- Dépêche-toi !

- Oui, oui j’ai bientôt terminé. Tiens à toi !

Elle me tend le couteau, pour que je mette la première lettre de mon prénom dans l’espace qu’elle a laissée libre sur le symbole de l’infini qu’elle vient de dessiner.

- Fais attention à ne pas te couper !

Je plisse les yeux et coince ma langue entre mes dents pour me concentrer. Je gratte, je gratte le plus vite possible, mais qu’est-ce que c’est dur. J’ai mal aux doigts à force de tenir le couteau de toute mes forces, mais je continue à exécuter la tâche qu’elle m’a confiée. Quand j’ai terminé, je lui tape sur l’épaule, elle se retourne et nous examinons ensemble le résultat. Elle se tourne vers moi avec un grand sourire qui s’étire jusqu’à ses yeux avant d’accrocher son petit doigt au mien et de déclarer haut et fort.

- Sœurs pour la vie !

Je me laisse glisser le long de l’écorce en laissant échapper un sanglot que je n’ai pas eu le temps de retenir. Je suis en train de pleurer pour la première fois depuis un mois, alors je laisse couler mes larmes le long de mes joues comme une purification. J’ai cette douleur dans la poitrine qui fait tellement mal que j’ai juste un peu l’impression que pleurer me soulage, me libère un peu de la peine et du manque que je ressens. Quand mes yeux se portent sur la marque visible de notre dessin, j’ai presque l’impression de la sentir à côté de moi, son souffle sur ma joue quand elle me murmure à l’oreille.

Relève toi petite sœur !

Je sèche mes larmes en frottant mon visage, je prends une profonde inspiration avant de me relever. Je me dis que c’est dommage que je sois venue sans un appareil photo. J’aurais pu compléter mes photos souvenirs, je me promets de me débrouiller pour pouvoir en acheter un et de revenir prendre notre arbre en photo.

Des morceaux de notre passé se mettent bout à bout, le puzzle commence doucement à prendre forme devant mes yeux et dans mon esprit, j’ai l’impression d’être de nouveau une enfant. Je suis sur les traces de ce qui fut une expérience unique avec ma sœur. La seule et unique fois où nous sommes parties juste nous deux. La colonie où je ne voulais pas aller, la peur de l’inconnu, mais le réconfort de sa présence. Pour la première fois depuis qu’elle nous a quittés, je me sens connectée avec elle. Je nous revoie assise sur le bord de la fontaine nous balançant des gerbes d’eau au visage pour nous rafraîchir après avoir fait une randonnée. Son rire résonne à mes oreilles. Je prends place sur la fontaine à la place qui était la mienne bien des années auparavant posant ma main à côté, je ferme les yeux et je pourrais jurer que je sens sa main sur la mienne, je sens le contact de sa peau et son souffle sur ma joue quand elle rit, alors je ris avec elle, je ris comme il y a longtemps que ça ne m'était pas arrivé.

Elle me manque tellement…

Je me relève pour me diriger vers le bar où j’ai rendez-vous, il est presque seize heures. Je pousse la porte et je suis accueillis par une femme d’un certain âge, tout en rondeur qui se tient derrière le comptoir. Des effluves de nourriture s’échappent de la cuisine derrière elle, me rappelant que je n’ai rien manger depuis une éternité et que pour la première fois depuis longtemps j’ai faim. Les odeurs ne me retournent pas l’estomac, bien au contraire elle m’ouvre l’appétit, mais je ne suis pas sûr qu’ils servent des repas à une heure pareille. Je prends place sur un tabouret directement au comptoir, elle me sourit chaleureusement tout en finissant d’essuyer le verre qu’elle tient entre ses mains, elle le repose sous le bar avant de se débarrasser de son torchon et de se planter devant moi.

- Bienvenue à Ancelle, je suis Giselle.

Elle tend sa main vers moi, j’hésite une seconde avant de la saisir et de me présenter à mon tour, j’ai bien tout répété dans ma tête depuis plus d’une semaine, je sais comment je m'appelle.

- Suzie !

Elle incline la tête sur le côté et m’étudie du regard, je me demande bien pourquoi, mais en y réfléchissant je viens juste de pleurer, je dois vraiment avoir une sale tête. Il y a bien longtemps que je ne me préoccupe plus de mon reflet dans le miroir. J’ai l’estomac qui gargouille, ce qui me rappelle que je n’ai aucune provision, il doit bien y avoir une supérette dans les environs.

- Je me disais bien que c’était vous, nous avons rarement des visiteurs en cette période, les vacances sont terminées. Je vous sers quelque chose à boire et à manger avant de vous conduire au chalet ?

Le prénom correspond à la personne auprès de qui j’ai effectué la réservation, j’ai réglé en liquide par mandat cash. Je hoche la tête.

- Oui je veux bien merci.

Elle me tend une carte. L’ambiance est calme et apaisante ici, j’ai l’impression d’être un peu chez moi. Le bar est presque désert mis à part un groupe de petits vieux qui sont en train de jouer aux cartes devant une pression. Ça me rappelle toutes les parties de jeux de société que nous faisions avec Susanne et Scott, en général les dimanches après-midi d’hiver, quand il faisait nuit noire vers dix-sept heures. Ça démarrait toujours par une dispute, accompagné par un pierre, feuille, papier, ciseau, pour savoir qui choisirait le jeu et je perdais toujours. Mais comme nous ne serions les coudes entre sœur, Scott devait finir par nous laisser décider sinon on ne jouait pas ! Je sourit en repensant à ses moments, puis secoue la tête pour me concentrer sur le menu que j’ai entre les mains.

J’ai peu manger depuis tellement longtemps que je me dis qu’il faut que je sois raisonnable, sinon mon estomac risque de me rappeler à l’ordre. Mon regard court sur le menu jusqu’à s’arrêter sur ce qui me semble de circonstance, je suis ici pour retrouver des souvenirs liés à ma sœur, voilà qui est parfait.

- Dites-moi j’aurais une question s’il vous plaît !

Elle relève les yeux de la bière qu’elle est en train de servir et tourne son regard vers moi avant de redresser le verre d’une main experte en hottant l’excès de mousse avec une spatule et le tout sans jeter le moindre coup d’œil dessus. Je me dis qu’elle doit avoir des années d’expérience dans le métier pour arriver à une telle maîtrise du geste.

- Gisèle, ici tout le monde m’appelle Gisèle et me tutoie, c’est un petit village où tout le monde se connaît.

Elle me fait un grand sourire et je ne sais pas pourquoi mais je l’aime bien, elle m’inspire confiance. Je ne suis pas venue ici pour me faire des amis ou avoir quelques conversations que ce soit, mais j’apprécie néanmoins la gentillesse dont elle fait preuve à mon égard. Je n’ai pas vraiment envie de me la jouer peau de vache, en tout cas tant que l’on ne me pose pas trop de questions. C’est mon voyage et il n’appartient qu’à moi seule, tout comme les raisons de ma présence ici. Je décide de lui sourire en retour.

- Mais à la condition de m’appeler Suzie et de me tutoyer également !

- Marché conclu ! Dit-elle en me tendant la main un grand sourire sur le visage.

Je prends la main qu’elle me tend et je me dis que ce voyage commence plutôt bien.

- Alors que voulais-tu savoir ?

Ah oui c’est vrai. Nous sommes interrompus par le tintement de la clochette signalant l’entrée de quelqu’un dans le bar. Gisèle relève les yeux et arbore un petit sourire en coin, le regard pétillant, je me détourne pour apercevoir l’homme qui m’a sorti de ma sieste imprévue dans le champ tout à l’heure. Il lui retourne son sourire et me fait un signe de la tête avant de partir s’installer avec le groupe de petits vieux. Elle ne le quitte pas des yeux et je me dis qu’il doit y avoir quelque chose entre eux ce qui m’amène à un souvenir amer.

- Non mais qu’est-ce que tu peux bien faire avec un mec pareil ? Tu mérites mieux !

Je viens de rentrer à la maison en pleurant et je me suis réfugiée dans la chambre de Susanne. Je sais qu’elle a raison, elle a toujours raison, mais c’est plus fort que moi, je n’arrive pas à me passer de lui, c’est comme une drogue, à chaque fois qu’il me fait souffrir je reviens d’une manière ou d’une autre vers lui. Comme souvent quand il a bus, il a encore fini par me dire des choses horribles et comme toujours, il m’a convaincue de rester quand j’ai voulu m’en aller et j’ai comme toujours fini en train de baiser avec lui à l’arrière de la voiture.

- Mais il ne l’a pas fait exprès, il avait juste un peu trop bu c’est tout !

Elle est en colère, je le vois bien dans ses yeux et je ne sais pas pourquoi, mais je me sens toujours obligé de le défendre, je suis sûr qu’il m’aime, mais quand il boit il a du mal à se contrôler, mais il ne me ferait jamais de mal intentionnellement j’en suis sûr ! Ce sont juste des mots.

- Un peu trop bu ? Il boit toujours trop, il est bien là le problème principal. Il va falloir que tu ouvres les yeux à un moment ou à un autre !

Maintenant c’est moi qui suis en colère, c’est ma sœur et pas ma mère, elle devrait me soutenir au lieu de m’engueuler, mais elle fait tout l’inverse. Elle devrait comprendre ce que je ressens, mais non, elle est toujours en train de le rabaisser ou de le dénigrer. Pas étonnant qu’il ne vienne jamais à la maison, pas étonnant qu’il ne les aime pas.

- Tu me fais chier Susanne, t’es pas ma mère !

Je sors de la chambre en claquant la porte !

Ma vue se brouille, si seulement je l’avais écouté, cela m’aurait probablement épargnée bien des années de souffrances. Cela m’aurait évité de fuir ma famille et de perdre cinq ans de leurs présences à mes côtés ! J’ai perdu cinq ans avec ma sœur, cinq ans de sa vie, cinq années que je n’aurais jamais la possibilité de combler ou de rattraper. Et voilà la douleur, elle n’est jamais loin et elle me tombe dessus une nouvelle fois, elle m’écrase de tout son poids, mais je ne peux pas me laisser aller tout de suite, je ne veux pas être harcelé de questions auxquelles je n’ai aucunement l’intention de répondre. Alors je ravale mes larmes du mieux que je peux en tentant de remettre mon masque qui vient de glisser quelques instants.

Je vois bien dans le regard de Gisèle qu’elle a vue, mais elle ne pose aucunes questions et je lui en suis reconnaissante. Je me racle la gorge en fermant les yeux quelques instants avant de revenir vers elle et enfin répondre à sa question.

- Ce serait possible d’avoir juste des crêpes classiques au sucre et un chocolat chaud.

- Mais bien-sûr ma petite.

Elle tapote ma main avant de crier par-dessus son épaule « une tournée de crêpes au sucre ». Je la regarde attraper un pichet en inox où elle verse du lait avant de se diriger vers la machine à café d’où elle tire un tuyau qu’elle enfonce dans le pichet. Un bruit fort se fait entendre et raisonne à l’intérieur, il se répercute partout autour de moi. De la fumée s’échappe, j’aurais bien envie de lui expliquer comment on fait un vrai chocolat chaud mais je me tais. Je ne suis certainement pas là pour lui apprendre son métier et puis, ce serait totalement déplacé. Elle s’empare d’une grande tasse, y verse une bonne cuillère de chocolat avant de faire couler le lait chaud dessus. Elle finit par se tourner vers moi, le regard brillant et un petit sourire en coin.

- Supplément chamallows ?

Je hoche la tête avec enthousiasme et son sourire s’agrandit. Elle se penche sous le comptoir, ouvre une porte pour en sortir une poche de mini confiserie. Elle en prend une grosse poignet qu’elle ajoute au-dessus du chocolat avant de plonger une cuillère à haut manche dedans. Elle fait glisser la tasse devant moi avant de se pencher vers mon oreille.

- Ça ne résout pas tout, mais ça aide à réparer les bleus au cœur !

Elle tapote une nouvelle fois ma main avant de disparaître en cuisine. Je regarde la tasse devant moi et enfonce la cuillère dedans pour y plonger les chamallows. Je renouvelle l’opération plusieurs fois jusqu’à ce que Gisèle réapparaisse avec une assiette pleine crêpes. Je regarde le contenu en ouvrant de grands yeux, jamais je ne pourrais avaler tout ça, c’est impossible. Il doit y en avoir une bonne dizaine. Elle me regarde avant d’éclater de rire.

- On fait aussi les boxs à emporter !

Elle repart me laissant seule devant mon assiette pleine et ma tasse de chocolat. Toutes mes pensées se dirigent naturellement vers ma sœur et son amour inconditionné pour le chocolat chaud avec supplément chamallows et les crêpes au sucre, tout comme moi. Nous étions identiques sur tellement de points, nous nous ressemblions tant. Une larme s’échappe et roule sur ma joue, mais je me reprends, je l’essuie d’un revers de main. J’aurais tout le loisir de pleurer quand je serais arrivée au chalet, mais pas maintenant, pas devant des inconnues. Je ne suis pas ici pour obtenir de la pitié ou quoi que ce soit d’autre, je suis juste ici pour être proche d’elle.

Je suis devant le chalet que j’ai loué pour un mois avec possible renouvellement. Je ne sais pas trop combien de temps je vais rester, alors j’ai préféré prendre les devants. Ici tout est calme, je suis entourée d’une immense forêt de sapin où trône quelque reste de neige sur la cime, tout comme sur les bas-côtés des routes. La petite bicoque tout en bois se dresse fièrement devant moi, elle semble modeste mais c’est tout à fait ce qu’il me faut. Un retour à l’essentiel pour pouvoir me consacrer à mon deuil. Je mets la clef dans la serrure et déverrouille la porte.

Je suis accueilli par une douce chaleur, Gisèle a probablement déjà enclenché le chauffage, il faudra que je pense à la remercier. Une petite cuisine ouverte sur ma droite, un salon, salle à manger en face de l’entrée avec une cheminée où crépite une flambée de bois. Je déambule quelques minutes au rez-de-chaussée avant de me poster devant la cheminée, je m’assoie devant et profite de la chaleur qu’elle me procure, il fait si froid dehors. Je regarde danser les flammes en me disant que Susanne aurait adoré cet endroit.

Après avoir descendu mes sacs de la voiture et les avoir déposés dans la chambre, je prends une longue douche brûlante et je m’emmitoufle dans mon pyjama spécial dépression, il est vieux, informe, mais il me rappelle tellement de souvenirs. Je m’enroule dans une couverture chaude avant de m'asseoir sur le canapé devant la cheminée. Je ferme les yeux quelques instants, il faut que je me décide à envoyer un message à mon mari pour le rassurer, histoire qu’il n'envoie pas l’armée pour me retrouver. Le téléphone sans abonnement sur les genoux, je ne cesse de repousser ce moment, je sais qu’il souffre de me voir comme ça et je sais aussi qu’il doit vraiment être inquiet pour moi.

Ça fait plus d’un mois que je ne lui ai pas adressé plus de trois mots à la suite, un mois que je ne dors presque plus avec lui, je passe la plupart de mes nuits sur le canapé, tout ça parce que son contact m’est insupportable. Insupportable, parce qu’il me rappelle chaque jour la vie magnifique que j’ai, la chance d’être aimé d’un amour inconditionnel alors qu’elle n’est plus là, elle n’aura plus jamais la chance d’avoir ce que moi j’ai. Je me sens tellement coupable d’avoir toutes ces choses alors qu’elle n’a plus rien, qu’elle n’est plus rien.

Maintenant que je me suis éloignée, je me rends compte de ce qu’il endure tous les jours et je n’arrive même pas à imaginer, ce qu’il a pu ressentir ce matin en trouvant le mot que je lui ai laissé sur l’oreiller. Je me rappelle chaque mot que j’ai écrit, ils sont gravés dans mon esprit aussi torturé soit-il.

Mon amour,

Je suis désolée, je suis tellement désolée mais je ne peux plus, je n’y arrive plus. Me lever chaque matin et faire toutes ce que j’ai l’habitude de faire en essayant de faire semblant que tout va bien, mais tout ne va pas bien, je ne vais pas bien.

J’ai besoin de partir, j’ai besoin de me retrouver seule avec Susanne pour tenter de faire mon deuil. Je sais que tu ne comprendras probablement pas, mais je ne te le demande pas. Je te demande juste de faire preuve de patience et de ne surtout pas chercher à me retrouver. Promets le moi !

Je te donnerais des nouvelles de temps en temps, juste pour que tu saches que je suis en bonne santé et en sécurité, je te supplie de ne pas m’en vouloir, mais j’en ai vraiment besoin. Je ne supporte plus tous ces regards de compassion, je ne supporte plus toutes ces messes basses. Je ne supporte même plus que tu me touches, mais tu n’as rien à te reprocher, tu as été parfait comme toujours, le vrai problème c’est que je ne me supporte tout simplement plus.

En perdant Susanne, je me suis perdue en même temps et j’ai besoin de me retrouver, j’ai besoin d’essayer de guérir mon cœur qui me semble mort aujourd’hui. J’en ai besoin pour toi, pour moi, pour nous.

Je n’ai jamais cessé et je ne cesserais jamais de t’aimer, mais aujourd’hui je ne peux plus rien te donner, je n’ai plus rien à donner à personne.

Alors je te demande du temps, beaucoup de temps et j’espère que tu trouveras au fond de ton cœur assez d’amour pour pouvoir me pardonner de t’abandonner.

Ne m’oublie pas… Je t’aime.

J’allume le portable où j’ai rentré un seul et unique numéro de téléphone… Le sien. Je ne me sens pas du tout capable de lui téléphoner, je n’ai vraiment pas le courage d’entendre le son de sa voix. Mais je ne sais pas quoi lui écrire non plus.

Je tape, j’efface, je tape, j’efface...

Je pousse un profond soupir, je me sens tellement fatiguée.

« Je suis bien arrivée et je vais bien, prends soin de toi… Je t’aime »

Tout ça n’est pas très original, mais c’est clair. J’éteins le téléphone aussitôt le message envoyé, je sais qu’il va tenter de me joindre et ce n’est pas une option, en tout cas pas encore.

Je finis par m’allonger sur le canapé le regard perdu dans la danse des flammes de la cheminée dont la chaleur réchauffe un peu mon corps, mais malheureusement pas mon cœur !

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