La muse de Montparnasse

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Charlie -

Pour ne pas contrarier James, je me suis gardée de lui préciser les deux premières fois où je me suis rendue dans le quartier de Montparnasse pour poser chez Dimitri Stein. C'est donc la troisième fois que je me dirige entre le 6ème, le 14ème et le 15ème arrondissement de Paris. En étudiant les origines historiques des rues de Paris, au boulevard du même nom, il y avait une butte au XVIIème siècle appelé « Mont de Parnasse » référence au Mont Parnasse, la résidence des Muses de la mythologie grecque. Et c'est dans cette rue que le peintre m'a donné rendez-vous dans un appartement très lumineux de la rue Le Verrier, il y a quelques jours. En y sortant, je m'étais arrêtée dans une librairie pour y dégoter Le Spleen de Paris de Charles Baudelaire. Depuis, je m'y engouffre jours et nuits, me plonge dans ses mots. La poésie de l'écrivain me renvoie directement à mon amant, un de ces hommes qui n'a pas peur de se mettre à dos la sphère artistique, qui n'a pas peur d'entacher sa réputation, qui sait ce qu'il fait et qui pousse la modernité à son paroxysme. Quant aux femmes, sa manière de les aimer avec respect en prenant plaisir à les combler, ne me rends aucunement jalouse mais plutôt fière d'avoir un homme qui comprend les femmes sans penser à sa virilité montrée du doigt par les machos de notre société.

Si j'avais vécu du temps de l'auteur, j'en serais certainement tombée amoureuse. James et lui possèdent bien des points communs, autant poétiques et romantiques que sceptique et critique d'art.

James est effectivement un homme toujours à la recherche de vérités. Je comprends mieux pourquoi son travail lui tient à cœur, l'expert qui est en lui se doit de découvrir le mystère des œuvres. Est-ce un faux, un vrai ? Il les observe. Je l'ai remarqué dès la première fois où il a posé les yeux sur le Delacroix. Envoûté par l'esthétisme. Captivé par la composition. Subjugué par la pâte unique du peintre français. Il y avait une drôle de conversation entre lui et la toile, comme s'il l'écoutait lui dévoiler ses secrets. C'était électrisant à vivre.

Aussi électrisante que la passion qui nous enivre. Je n'aurais jamais cru que l'interdit pouvait autant me plaire. Iban et Camille avaient bien raison sur ce point. Il est excitant de se croiser sans un regard dans les couloirs pour assouvir notre désir impatient quelques temps après dans son bureau, ou d'un baiser volé dans les toilettes. Heureusement qu'il y a les dimanches pour nous retrouver, lunettes de soleil sur le nez, dans l'ombre d'un banc, d'un restaurant dans une rue peu bondée ou chacun l'un chez l'autre. Les samedis, il nous arrive de tenter le diable en se retrouvant au théâtre ou au cinéma. Et souvent, nous nous rejoignons discrètement chez lui, là où nous sommes certains de ne rencontrer que peu d'étudiants ou de professionnels de l'université, en prenant encore toutes les précautions nécessaires. Et à peine la porte franchie, les vêtements volent et nous nous dévorons, nous nous léchons à en perdre haleine. Moi qui ne pensais pas que deux corps pouvaient s'unir si harmonieusement, comme liés à jamais, les nôtres ne veulent pas se détacher.

Et je n'ai qu'une hâte c'est de le retrouver ce soir, le voir, le toucher, le bouffer des yeux et j'aimerais lui parler de l'avenir. Notre avenir.

Longeant la rue d'Assas, je contemple d'un œil lubrique le Jardin du Luxembourg où j'ai passé tant de moments avec James. Lorsqu'il dessinait en novembre dernier et que nous nous sommes laissés tous deux à replonger dans les bras, malgré nos statuts d'étudiante et d'enseignant. Des rendez-vous coquins et cachés qui nous faisaient vibrer. Nos récents dimanches ensoleillés à nous cajoler comme deux amoureux transis. Un sourire béat se placarde sur mon visage au point de faire sourire le badaud qui me croise. C'est l'effet que James me procure dès que je songe à nous deux et à nos souvenirs.

Je secoue la tête pour chasser James de mon esprit. Il faut que je me concentre pour le travail qui va suivre. Comme disait la célèbre Fernande Olivier, la Bohème de Montmartre et notamment modèle de Picasso : « Pour bien poser, il faut oublier que l'on pose, penser à autre chose, ne pas sentir la lenteur du temps, mais oublier la vie, oublier qui l'on est, s'oublier dans une autre vie tout intérieure, pleine d'un bonheur impossible à trouver autrement qu'en rêve. » Elle n'a pas tort. Les artistes aiment les femmes mélancoliques et ailleurs. Il y a tellement à en tirer comme mystère que de deviner ce qu'une femme puisse penser à ce moment-là.

Le style de Dimitri Stein est hyperréaliste. Il y a un esthétisme, à mes yeux, d'une proche pâte avec les peintures de la Renaissance, sensuelle et symbolique, d'un trouble hypnotisant lorsque l'on s'y intéresse. C'est une des raisons pour laquelle j'ai accepté. La seconde est la même pour laquelle j'ai quitté la Bretagne : découvrir un autre monde. Là, c'est une identité nouvelle qu'on a le droit de modeler, de changer l'origine, je suis quelqu'un d'autres durant des heures. Je me dédouble et ça me va. Puis Dimitri Stein est un incroyable peintre reconnu de notre époque contemporaine. Non, je ne pouvais m'y refuser. C'est un pari à gagner avec mon ego, seule moi peut passer outre les troubles du passé, réunir mon esprit et mon corps. Etape par étape. Une première marche a été effectué grâce à Lauren qui m'a guidé vers l'amour avec Bastien, vers l'envie de croquer à ce fruit que je me défendais d'approcher, il m'a inspiré une confiance tellement importante que je me suis abandonnée à lui, je lui ai offert ma première fois. La deuxième marche grâce à James qui m'a aidé à vivre pleinement ma sexualité sans jugement. Et cette dernière, par moi-même afin d'aimer mon corps sans que je n'en ai honte. C'est un exercice pour lequel j'ai passé cette porte de l'atelier de Dimitri Stein.

À notre premier rendez-vous, il m'a expliqué comment il souhaitait me voir vêtue, c'est-à-dire nue du ventre au pied, car c'est cette partie qui serait peinte. Au début, j'ai rougi, bégayé et me suis sentie incapable de me retrouver ainsi détaillée en pleine lumière. Un drap recouvrerait seulement mes parties intimes.

Au second, il n'avait lâché mots et je m'étais affairée à ma tâche dans un silence de cathédrale, sous ses esquisses d'un moi fantasmé.

Aujourd'hui, ce sera la même chose. Je le sais. Bien que j'aime être modèle, James n'acceptera pas que je pose ainsi trop longtemps alors j'espère que le travail ne s'éternisera pas. Ce qui est bien avec Stein, c'est que nous allons directement à nos obligations, sans un mot échangé hormis les simples formules de politesses et quotidiennes. Il n'a jamais été aussi froid que lorsqu'il peint.

Dans la rue Le Verrier, dans l'immeuble où l'atelier du peintre se situe, un premier code est à faire avant de monter jusqu'au second étage. Je toque doucement et Stein répond :

— Entrez.

L'Accordéoniste d'Edith Piaf tourne sur un mange-disque et Dimitri s'efface devant moi pour mettre en place son chevalet face au divan en vague recouvert d'un drap blanc. Un paravent en bois avec un linge crème jeté dessus m'attendent pour me changer. Je frissonne chaque fois que je dois y aller, comme la première fois où j'ai fait l'amour avec James, entre folie et appréhension. Un mélange explosif de plénitudes.

Lorsque je déboutonne ma robe par devant, je perçois avec un sourire les yeux célestins de mon amant fixant mon corps face à moi et ma poitrine se gonfle de plaisir. Ne plus penser à rien. Mes doigts passent délicatement sur le ronflement de mes seins et glissent sur le tissu pour qu'il tombe à mes pieds. Ma culotte suit le même chemin, j'attrape le linge que je noue autour de mes hanches et prends mon portable car je ne peux m'empêcher de lui dire ce que je ressens à ce moment précis :

« Mon cœur s'est arraché à l'instant même où mes lèvres se sont éloignés des tiennes, et bien que je sache que ce soir je serais dans tes bras, que ma langue goûtera une fois de plus la tienne, je trépigne d'impatience de te revoir avant que demain toute la journée je fasse semblant de ne pas me remémorer nos deux corps qui s'emboîtent à la perfection, ton rire gras lorsque tu vois Benny Hill à la TV, ta douceur et ton éloquence chaque fois que tu tentes de me parler d'un sujet sensible. Il n'y a pas un centimètre de mon corps qui ne te réclame pas. Qui ne jalouse pas celle qui te croise au retour de chez toi. La chance de te regarder, et j'ai peur de chuter, mon amour. Car c'est trop beau. Et si vraiment les belles choses ont une fin, que ferais-je sans toi ? Attends-moi, je serai là dans cinq heures.

Ta muse, ta seule et unique »

Je passe derrière le paravent et entends la sonnerie m'indiquer qu'un message est arrivé. Tout de suite, je m'excuse auprès de Stein et ouvre le texto :

« Plus que quatre heures et cinquante-neuf minutes et tu es toute à moi. »

Remplie d'une confiance, comme la sensation que mon amour est près de moi et qui ne m'arrivera rien, je fonce jusqu'au divan sans accoudoir où je m'allonge tête en bas et bras relevés. Ne plus penser à rien.

J'en ai traversé des étapes pour en arriver à me mettre à moitié nue devant un inconnu bien que professionnel, et je suis fière d'avoir réussi sans embarras. Cela n'empêche pas d'avoir les joues chauffées dans cette position. J'ai conscience de ma nudité face au regard froid du peintre, toute trace aimable qui émane de son seul sourire, disparaît. Je suis complètement vulnérable aux yeux d'un homme qui dessine chaque détail de mon corps. La tête en bas ne m'aide pas non plus, le sang monte facilement à mon cerveau. Je cherche une posture confortable sans trop décaler l'inclinaison que souhaite Dimitri.

Enfin, je me statufie et l'artiste se met au travail, parfois se cachant derrière sa toile, tantôt pour tremper son pinceau dans la peinture puis poser son regard, balayant de mes côtes à mes cuisses. Nous sommes partis pour des heures. Tentant d'être gracieuse et docile, seuls les battements de cils signifient encore que je respire les effluves de la peinture fraîche. Et ma pensée vole vers James, ainsi que mon cœur.

Comment font-elles les muses pour ne penser à rien ?

Elle ne devait pas être amoureuse de James Taylor, sûrement.

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